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Pionniers de la greffe au début du XXe siècle

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2 juillet 2019

En 1909, l'écrivain Maurice Renard publie son texte-manifeste sur le courant merveilleux-scientifique. Le thème de la greffe permet aux auteurs de ce mouvement de s'interroger sur l'hybridation, sur la perte d'humanité ou de personnalité engendrée par cette intervention. Dans ces récits, aucun obstacle technique ne s'oppose à la transplantation d'organes, qu'il s'agisse de mains ou d'un cerveau.
 
Chirurgie moderne, dans Le Petit Journal illustré, 27 avril 1924

En réalité, les premières transplantations durables d'organes entiers chez l'homme ne seront maîtrisées qu'à partir des années 1950 et certaines opérations, telle la transplantation d'une tête ou d'un cerveau, restent de l'ordre du fantasme. Quel est alors l'état des connaissances et des pratiques de greffes dans les premières décennies du XXe siècle, au moment où prospèrent les récits merveilleux-scientifiques ?
 
Rappelons qu'en médecine, une transplantation correspond au prélèvement et à l'implantation de la totalité d'un organe (cœur, poumon, rein…) alors qu'un apport partiel est une greffe (de peau, de cornée). On utilise cependant les termes d'allogreffe pour des transplantations d'organes entre deux êtres d'une même espèce ou de xénogreffe pour celles entre deux espèces différentes.
 
Avant le XXe siècle, des tentatives de greffe sont menées mais aboutissent souvent à des échecs. Au XVIe siècle, Gaspare Tagliacozzi réalise des autogreffes (greffe où donneur et receveur sont la même personne) de nez mais échoue dans les allogreffes. En 1869, Jacques-Louis Reverdin réalisa la première greffe de peau. Le XIXe siècle voit le développement des expérimentations de greffes sur animaux qui aboutit en 1902 à la première autogreffe réussie d'un rein au cou d'un chien. Le rein est un modèle particulièrement apprécié : son prélèvement est plus facile (le rein restant suffisant à assurer la survie) et sa fonction excrétrice permet d'apprécier le bon fonctionnement du greffon. Nous verrons que les premières tentatives de transplantation chez l'homme concerneront aussi des reins, implantés à hauteur du coude ou dans la cuisse.

Rein humain gauche dans Broca, Atlas d'anatomie descriptive du corps humain, 1866, Tome III, Planche 38.

Le début du XXe siècle est une période intense d'expérimentations, dont l'éthique paraît parfois discutable aujourd'hui. Les travaux bénéficient des progrès réalisés au cours du siècle précédent dans le domaine de l'anesthésie, de l'antisepsie et de l'asepsie. Mais l'implantation d'un organe nécessite aussi la maîtrise de la suture vasculaire pour raccorder les vaisseaux et assurer la vascularisation du greffon, ce qu'aucun chirurgien ne sait faire à la fin du XIXe siècle.
 
Dans ce domaine, les travaux de l'École lyonnaise, conduite par Mathieu Jaboulay et Alexis Carrel, seront déterminants. De 1896 à 1898, Mathieu Jaboulay effectue des recherches sur la suture et la greffe artérielle. Alexis Carrel met au point une technique plus efficace de suture bout à bout avec fils d'appui par triangulation, et détaille sa méthode dans un article paru en 1902. Il obtient le prix Nobel de médecine en 1912 pour ses travaux sur la suture des vaisseaux et la transplantation d'organes. Si Carrel est aujourd'hui plus tristement associé à ses théories sur le genre humain, ses recherches au début du XXe siècle ont contribué au développement de la chirurgie vasculaire et la technique de triangulation est encore utilisée aujourd'hui.

Nous savons seulement, que la méthode que je viens de décrire, permet de réaliser de façon assez simple, les anastomoses difficiles que réclame la transplantation d'un organe.

 

En 1906, Mathieu Jaboulay réalise les premières xénogreffes de reins de porc ou de chèvre à hauteur du coude chez deux femmes atteintes d'insuffisance rénale, dans le but "d'établir une suppléance fonctionnelle pour la sécrétion urinaire, en installant un rein étranger mais sain". Ces tentatives échoueront. Toujours dans les premières années du XXe siècle, Alexis Carrel transplante divers organes sur des chiens mais tous les cobayes meurent après avoir rejeté les greffons.

 
En effet, maîtriser la vascularisation du greffon ne suffit pas. Les expérimentations démontrent qu'en dehors des autogreffes, l'incompatibilité biologique ne permet pas la survie des greffons. L'organisme se défend contre les corps étrangers. En 1933, après une longue phase d'expérimentation animale, le chirurgien soviétique Yuri Voronoy définit le rejet comme un évènement immunologique. Il sera le premier à effectuer une greffe rénale humaine à partir d'un donneur décédé. Le rein est transplanté dans la cuisse du receveur et non dans la cavité abdominale. Voronoy réalise en tout six allogreffes rénales entre 1933 et 1949 ; toutes se soldent par des échecs.
 
Ce n'est qu'avec les travaux de Jean Dausset à partir de 1952 et la découverte du système HLA (en français antigènes des leucocytes humains) que le mécanisme du rejet des greffes sera réellement expliqué. La mise au point de thérapeutiques immunosuppressives permettra l'acceptation durable du greffon. Mais les travaux réalisés dans le domaine de l'immunologie au cours des premières décennies du XXe siècle ont permis de baliser le chemin. La période avant le premier conflit mondial est particulièrement riche en découvertes, couronnées par plusieurs prix Nobel de médecine : découverte des groupes sanguins en 1901 par Karl Landsteiner (Nobel 1930) ; découverte de l'anaphylaxie en 1902 par Charles Richet (Nobel 1913) ; découverte du complexe antigène-anticorps par l'Allemand Paul Ehrlich et découverte de la phagocytose comme moyen de lutte contre les bactéries par Élie Metchnikoff  (co-lauréats du Nobel 1908).

Ces travaux, parfois austères, ne rencontrent pas tous une large audience au moment de leur diffusion. Dans le Paris des années 1920, le grand public se passionne plutôt pour les greffes de testicules de singe chez l'homme proposées par Serge Voronoff. Après avoir expérimenté les greffes chez les animaux, celui-ci se lance dans les xénogreffes sur l'être humain à partir de 1920. Selon lui, l'introduction dans le scrotum d'un homme de lamelles de testicules de singe suffirait à redonner de la vigueur physique et intellectuelle, rajeunir et faire vivre plus longtemps. Habile vulgarisateur, il multiplie les conférences et utilise les nouveaux supports tels que la photographie et les films. De nombreux articles paraissent dans des journaux à large audience ou plus spécialisés : Le Figaro, L'Humanité, Paris-Soir, Le Matin, Le Concours médical ou la Revue neurologique… La presse utilise volontiers le terme voronoffer ou ses déclinaisons, souvent sur un mode ironique. Les travaux de Voronoff inspirent fictions et dessins satiriques mais aussi revues théâtrales et chansons.
 

 

Les réactions du milieu médical sont contrastées : certains confrères utilisent sa méthode mais d'autres critiquent de plus en plus vivement son manque de déontologie et le caractère discutable des résultats obtenus. Aujourd'hui, le succès de telles greffes semble biologiquement peu crédible mais ces pratiques sont alors en phase avec leur temps. On découvre le rôle des hormones et l'utilisation d'extraits d'organes (appelée opothérapie) est courante. Dans les différentes éditions du Dictionnaire Vidal de l'époque, qui recense les médicaments commercialisés en France, sont listées nombre de préparations opothérapiques contenant des extraits de glande thyroïde, de substance cérébrale ou encore d'ovaire de génisse.

 
Il n'est pas surprenant que le thème de la greffe, porteur d'interrogations sur le devenir d'un être humain transformé par l'ajout de corps étrangers, ait inspiré les auteurs de récits merveilleux-scientifiques, en premier lieu Maurice Renard, inlassable promoteur de ce mouvement. En 1908, dans Le Docteur Lerne, sous-dieu, il imagine un échange de cerveaux entre deux individus, donnant lieu à un échange de personnalité. Dans ce récit, Otto Klotz, l'assistant du docteur Lerne, a subtilisé son corps en échangeant leurs cerveaux. Le thème de la xénogreffe, à même de doter le receveur d'aptitudes physiques propres à une autre espèce, est abordé par Jean de La Hire, autre auteur phare du merveilleux-scientifique. Dans L'homme qui peut vivre dans l'eau, proposé en feuilleton dans Le Matin du 26 juillet au 28 septembre 1909, des savants fous greffent les branchies d'un requin à un bébé pour en faire un homme-requin.
 

Il est à nouveau question d'atteinte à la personnalité chez Maurice Renard dans Les mains d'Orlac, qui paraît en feuilleton dans L'Intransigeant du 15 mai au 12 juillet 1920. Stephen Orlac, pianiste victime d'un accident de train, reçoit une greffe de mains d'un criminel et pense être habité par l'esprit de cet assassin. Maurice Renard aborde également la greffe d'organes artificiels avec L'homme truqué, qui paraît en 1921 dans la revue Je sais tout. Ici Jean Lebris, qui a perdu la vue pendant la Grande Guerre, reçoit des électroscopes à la place des yeux pour voir l'électricité. Homme réparé, transformé, altéré, augmenté… Un siècle plus tard, les thèmes abordés dans les récits merveilleux-scientifiques demeurent des questionnements toujours très actuels.

Pour aller plus loin

Le merveilleux-scientifique. Une science-fiction à la française est une exposition gratuite visible sur le site François-Mitterrand du 23 avril au 25 août 2019, aux horaires d'ouverture de la BnF.
 
Lire les articles consacrés au "Cycle-Merveilleux scientifique" dans le Blog Gallica.
 
Pour lire des récits merveilleux-scientifiques dans les fonds Gallica, une carte aux trésors, sous la forme d'une bibliographie en ligne.
 
Pour se promener dans la richesse visuelle et iconographique du mouvement, un compte Instagram.

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