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​Marika Papagika, voix inoubliable des Ellinoamerikanoi

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2 avril 2021

En 1943, une femme de 53 ans s’éteint à l’hôpital de Staten Island, New York, dans l’anonymat le plus complet. Pas un article de la presse locale ne fait état de son décès. Pourtant, l’une des plus belles voix grecques de la première moitié du XXe siècle vient de s’éteindre : celle de Marika Papagika, une chanteuse au parcours flamboyant et tragique.
 
Marika Papagika (source : Internet archives)
Enregistrements sonores de Marika Papagika

 

Une grande voix redécouverte et documentée tardivement

Au sein des collections sonores de la Bibliothèque nationale de France sont conservés trois disques 78 tours Columbia Records datés des années 1930, acquis par la Phonothèque nationale en 1965. Sur ceux-ci, on peut entendre des chansons grecques enregistrées pour la première fois en 1927, à New York, et interprétées par une certaine Marika Papagika.
Si l’on cherche dans la presse de l’époque, on ne trouve curieusement quasiment rien sur cette chanteuse : pas le moindre encart, ni annonce de prestation. Presque tout ce que l’on connaît d’elle, on le doit au musicien et collectionneur de disques Ian Nagoski, qui selon ses propres mots, fut ébloui par la voix d’une chanteuse grecque interprétant une chanson intitulée Smyrna Minor.
Ces trois disques appartiennent à un répertoire discographique particulier, les « ethnic recordings » : ces disques ont été produits à partir des années 1910 par des maisons de disques américaines comme Victor Records ou Columbia records, souhaitant développer leur marché et acquérir un nouveau public, celui des émigrants, notamment européens. Ces très nombreux enregistrements ont permis ainsi de conserver et donner à entendre encore aujourd’hui un fabuleux répertoire de chansons et musiques européennes traditionnelles de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

 

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Ta komena ta maliasou / Tourna 
Marika Papagika & co.
Enregistré pour la première fois à New York en février 1927
(Columbia
56059-F ; réédition des années 30.
A
cquis auprès du disquaire parisien Artinian de la rue Lesage)
 

Ian Nagoski a réussi à retracer le parcours injustement oublié de Marika Papagika, en s’appuyant sur quelques rares archives administratives et sur les témoignages de musiciens appartenant à la première génération d'artistes grecs immigrés aux Etats-Unis, comme Evangelos Andrias ou Giorgos Katsaros (de son vrai nom : George Theologitis), ayant tous deux commencé leur carrière à New York au début des années 1920.

 

Ses premiers enregistrements

Marika Papagika est née à Kos en 1890, une île de l’archipel grec du Dodécanèse, alors encore sous occupation ottomane. On ne trouve presque aucune information officielle sur elle, excepté sur quelques documents administratifs, comme son certificat de décès établi à New York, renseignant son jour de naissance, le 1er septembre 1890, et son nom de jeune fille, Marika Konstantina Katsori. Sa famille semble avoir émigré en Egypte avant 1900. Une très importante communauté grecque vivait alors en Egypte, les « Egyptiotes », notamment à Alexandrie mais aussi au Caire et de nombreuses autres villes. Cette communauté grecque était l’une des plus visibles en Egypte en terme démographique sur la fin du XIXe et du début du XXe siècles, dotée d'une certaine puissance économique et surtout d’une activité sociale, spirituelle et artistique intense. Marika a commencé sa carrière de chanteuse à Alexandrie. Elle y vit certainement jusqu’à l’âge de 25 ans environ, âge où elle épouse Kostas Papagika, musicien et fils d'une famille de chanteurs : il participera à de nombreux enregistrements de Marika, l’accompagnant au cymbalum (ou santouri) ou au violon (violi). 
On sait qu’en décembre 1913 ou janvier 1914, Marika enregistre à Alexandrie six chansons pour la Gramophone Company, sous la direction de Hugh Murtagh : You forget me, With you to cry, The flute, Konstantinos le leventis, Le statilate, Fée de la mer, dont les matrices ont malheureusement été détruites mais dont on retrouve les références dans les catalogues de la marque. On peut supposer que comme beaucoup d'autres artistes du sud de la Méditerranée de l'époque, Marika Papagika a su adapter son répertoire aux publics des lieux où elle se produisait, notamment des cabarets orientaux très courus de l’époque, les cafés-aman, et retenir ainsi l’attention de ce chercheur de talents de la Gramophone.

 

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Marika et Kostas Papagika (source : Internet Archives)
 

Le musicien Evangelos Andrias atteste que le couple était à New-York en 1915 et se produisait déjà dans des clubs. Comme des milliers d’autres grecs, Marika et son époux ont embrassé le rêve américain et les nouvelles opportunités que celui-ci semblait offrir. On estime qu’entre les années 1890 et 1924 (la deuxième grande vague d’émigration grecque), un demi-million de ressortissants grecs ont traversé l’Atlantique, s’établissant principalement dans les villes du nord-est des Etats-Unis, en particulier New-York, Boston et Chicago. Une particularité de cette immigration est qu’elle était composée à 90 % d’hommes, ces derniers pensant alors retourner dans leur pays natal, après avoir travaillé et fait fortune. Mais suite au grand transfuge de population entre la Grèce et la Turquie en 1923, beaucoup d’entre eux resteront et s’installeront définitivement aux Etats-Unis. Et avec eux, tout un patrimoine culturel, artistique et musical.
Marika et son mari Kostas ont embarqué au port du Pirée le 28 mars 1915 sur le paquebot Themistoklis, en troisième classe, avec 1500 autres migrants. Ils arrivent à Ellis Island le 21 avril. Après des examens médicaux, et avec 40 dollars en poche, ils déclarent aux autorités locales se rendre à Chicago, sur l’invitation d'un certain Athanasios Ioannidis : Marika se déclare alors comme simple « femme au foyer » et le couple indique qu’il vient  d’Atalánti, ville grecque de la région de Phthiotide. Il semble que le couple a effectivement vécu quelques temps à Chicago, au 705 So Halsted Street.

 

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Ellis Island. Arrivée  d'émigrants. Photographie de presse, Agence Rol, 1913
 

La musique grecque aux Etats-Unis au début du XXe siècle

Marika et Kostas ne pouvaient certes pas en avoir la certitude, mais ils arrivent réellement au bon endroit, au bon moment. En ce début de XXe siècle, l’industrie du disque est en plein développement, les maisons de disques américaines cherchent à gagner de nouveaux clients et de nouveaux talents, et les différentes communautés immigrées aspirent à pouvoir écouter les mélodies de leurs terres natales. La combinaison de ces trois facteurs va aboutir à un épanouissement de la musique grecque aux Etats-Unis, en particulier à New-York et à Chicago. Dès 1896, on connaît huit enregistrements d’un artiste nommé Mikhail Arachtintzis. mais c'est en 1916 que Kiria Koulas (Kyriaki Giortzi-Antonopoulou) ouvre réellement la voie et devient la première chanteuse folklorique grecque reconnue à enregistrer pour la maison de disques Columbia Records. Forte de son succès, elle deviendra également la première grecque à créer son label, Panhellenion, avec le clarinettiste Giannis Kyriakatis et deux financiers d'origine allemande, avec lesquels elle enregistrera plus de 200 chansons. Une étude américaine de Richard K. Spottswood démontre, à partir de l'étude des catalogues des maisons de disques américaines, qu’au début des années 1940, plus de 4000 disques de musique grecque avaient été édités (et ré-édités) aux Etats-Unis.

 

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Kiria Koulas (source : Internet Archives)
 

Une reconnaissante artistique immédiate

C’est dans ce contexte musical très favorable que va débuter Marika Papagika à New York et y connaître un succès fulgurant. Il est attesté qu'elle a réalisé son premier enregistrement-test le 19 juillet 1918 dans les studios de la Victor Records, à New York, avec la chanson You forget me, mais ce premier essai semble n’avoir pas été concluant. Le 4 décembre 1918, quatre enregistrements entrent au catalogue Victor Records et sont les premiers disques de Marika Papagika à être commercialisés aux Etats-Unis. En 1919, les archives discographiques attestent qu’elle enregistre cette fois-ci pour la Columbia Records, accompagnée de trois musiciens : son mari Kostas « Gus » Papagika au cymbalum, Markos Sifnios au violoncelle et Athanasios Makedonas au santouri. Sur cette seule année, 25 titres sont enregistrés et rencontrent un succès commercial immédiat. Marika Papagika devient alors une des artistes préférés des grecs d’Amérique, les « Ellinoamerikanoi », rivalisant sans peine avec ses contemporaines, en particulier Kiria Koulas et Roza Eskenazi. Son répertoire est étendu, puisant dans les traditions lyriques de la Grèce continentale mais aussi de la Grèce ottomane anatolienne (les mélodies populaires des cabarets de Smyrne (tradition des smyrneika), reflétant souvent les influences musicales turque, arménienne et juive). Elle devient une interprète également reconnue du nouveau « blues » populaire grec né dans les années 1920, le rebetiko. Marika enregistrera aussi ponctuellement des chansons de style plus occidental, choix qui la distinguera de ses contemporaines.

 

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Marika Papagika. Catalogue Victor Records (source : Internet Archives)
 

Pendant dix années, accompagnée de son groupe Marika Papagika & Co, Marika réussit tout ce qu’elle entreprend et fait de nombreuses tournées. Le couple peut se permettre d’emménager à Manhattan, au n° 532 de la 8ème Avenue. Marika fondera à son tour, avec Kostas et ses musiciens, son propre label, Orpheum. En 1925, en investissant la majeure partie de leurs revenus provenant des ventes de disques et des représentations, le couple ouvre à New York un luxueux cabaret, le « Marika’s », inspiré des cafés-aman orientaux, très appréciés par leurs compatriotes d’exil, situé à l’étage d’un immeuble dans la 34ème Rue, non loin de leur domicile. Si Marika y tient souvent le premier rôle, cette scène est également ouverte à d’autres artistes grecs, sans exclure pour autant les représentants des autres communautés, qu'ils soient sur scène ou dans le public. Cet endroit très cosmopolite devient vite un lieu incontournable pour les New Yorkais de toutes classes sociales, qu’ils soient immigrés ou natifs.
Parallèlement à ses activités scéniques, son succès discographique se poursuit, toujours en collaboration avec les maisons de disques Columbia et Victor : en 1925 et 1926, Marika enregistre 31 titres pour les deux maisons de disques. Entre 1927 et 1929, 46 titres sont commercialisés par la Columbia, dont des chefs-d’oeuvre comme Ti se melei esenane.

 

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Ti se melei esenane (Qu'est-ce qui ne va pas chez toi ?)
Marika Papagika & co.
Enregistré pour la première fois à New York en avril 1927
(Columbia 56061-F ; réédition des années 30)

Je viens de Smyrne pour trouver du réconfort
Trouver l'amour et la tendresse dans notre Athènes
Qu'est-ce qui ne va pas chez toi ?
Tu continues de me demander
De quel village je suis
Mais puisque tu ne m'aimes pas...

 

« Roaring Twenties » et années noires

Aux Etats-Unis, les années 1920 sont appelées les « Roaring Twenties », l’équivalent de nos « Années folles ». Cette période est celle de la croissance économique et d’une volontaire insouciance, après de difficiles et tristes années de guerre. Les clubs fleurissent dans les rues de New York et des grandes métropoles américaines, et les noctambules s’y pressent avec joie, y dansent, jouent et s’y enivrent. Le Marika’s bénéficie également de ce contexte effervescent. Malheureusement pour Marika et Kostas, deux évènements majeurs de l’histoire des Etats-Unis vont entacher et sonner le glas de ce bonheur artistique et financier. 
En 1920, le Volstead Act, voté par le Congrès américain en 1919, est appliqué : la consommation d’alcool est strictement interdite dans tous les états de l’Union. Cette prohibition est voulue et vue par les plus conservateurs et les mouvements puritains de « tempérance »  comme la solution pour mettre fin à toute pauvreté ou désordre social et moral. Elle aura surtout comme effet de voir la naissance de milliers de bars clandestins : une partie de l’Amérique la plus progressiste et libérée refuse de s’incliner devant la morale puritaine des nouveaux Pilgrim Fathers. Le Marika’s n’échappe donc pas à la règle : il devient également un speakeasy, un bar clandestin. On ne sait pas si Marika et Kostas ont pû avoir à répondre de leurs activités illégales, mais une chose est plus certaine : si le Marika’s disparait de la presse et que toute trace de cet établissement devient difficile à trouver, cette période de prohibition n’y est certainement pas pour rien. 

 

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1928 : Prohibition de l'alcool aux U.S., policiers jetant le contenu d'un fût de vin à San Diego (Pacific)
Photographie de presse, Agence Rol ; d'après la photographie originale de l'agence photographique Pacific and Atlantic
 

Le second évènement funeste pour l’avenir de Marika et Kostas est la crise financière qui frappe les Etats-Unis en 1929. Cette crise entraîne un changement radical et douloureux dans la vie de Marika et de toute la société américaine. Le musicien Giorgos Katsaros raconte, pour avoir été auprès d’eux aussi dans les moments difficiles, que la récession économique qui a suivi le krach du 24 octobre a provoqué l’écroulement de tout ce qu’avaient pu construire Marika et son mari en dix années : ils perdent tout. Le Marika’s doit fermer ses portes en 1930 et les maisons de disques réduisent considérablement leur activité. On n’enregistre quasiment plus de nouveaux titres pendant plusieurs années : on réédite essentiellement des disques déjà commercialisés dans le passé. Les trois disques conservés par la Bibliothèque nationale de France sont des rééditions des disques de 1927. Marika ne touche rien sur ces rééditions. Selon les dires de son ami Giorgos Katsaros, Marika, profondément dépressive, en tombe malade et elle disparaît très rapidement des discographies.
Les archives nous apprennent que les Papagika déménagent alors au 198 Lily Pont Avenue, à Staten Island, un quartier alors beaucoup plus populaire et moins onéreux que Manhattan. On ne trouve aucune information réellement sure quant à leurs moyens de subsistance : on peut supposer qu’au moins Kostas a continué de se produire comme musicien et vivre de petits emplois, comme beaucoup d’américains, mais sans certitude. 
Marika réapparaît brièvement en 1937 dans le monde musical, à la veille de la seconde guerre mondiale : elle enregistre quatre titres patriotiques grecs, certainement à la demande de Tetos Dimitriadis, responsable du répertoire grec de la compagnie Orthophonic, une filiale de RCA Victor. Ce sera la dernière fois qu'elle entrera dans un studio d'enregistrement. Elle s’éteint à 53 ans à l’hôpital de Staten Island. Son mari la rejoindra quatre ans plus tard.

 

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Marika Papagika (source : Internet Archives)
 
"Marika était l'une des plus célèbres et l'une des plus belles chanteuses des rebetika et smyrneika ». Giorgos Katsaros
En écoutant ses disques, le musicien Giorgos Katsaros fera une remarque : les enregistrements ne restituent pas toute la beauté de la voix de soprano de Marika Papagika, les techniques employées l’époque n’étant pas suffisantes pour capturer avec exactitude la tessiture élevée de l’artiste.
Le couple n'ayant pas eu d'enfants, personne n'entretiendra leur mémoire ni ne transmettra le récit de leur aventure humaine et musicale et ce, durant de longues années. Fort heureusement, les enregistrements ont permis de rédécouvrir cette artiste dans les années 1960 et 1970, et le travail de collectionneurs a permis de redessiner son parcours. Plusieurs rééditions phonographiques s'attacheront à restituer sa discographie et rendront hommage à celle qui fut pour beaucoup la plus talentueuse et la plus aimée des Ellinoamerikanoi.

 

Pour découvrir ou redécouvrir la voix d’autres artistes ou personnalités féminines, nous vous invitons à suivre les prochains billets de la série "La Voix des femmes", toujours sur le blog Gallica.

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Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité.
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