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Les Confessions de Baudelaire : Mon coeur mis à nu

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A la mort de Baudelaire ses papiers révélèrent nombre de projets inachevés, et parmi ses écrits intimes, Mon cœur mis à nu, recueil de « confessions » particulièrement corrosives.

On eut pu imaginer que la parution des journaux intimes inédits de Baudelaire suscitât en 1887, vingt ans après sa mort, un déluge de recensions littéraires entousiastes. Or ces fragments des Fusées, Hygiène, et ce Cœur mis à nu ne rencontrent pas l’adhésion de la presse. Le parfum de scandale de Baudelaire semble s'être éventé, on y décèle même un goût de la pose et de la provocation qui ne tourne plus au procès pour immoralité comme pour Les Fleurs du Mal. Les coups de dent de Baudelaire contre ses contemporains, les femmes et le genre humain ne produisent chez les journalistes que des soupirs blasés à l'époque pourtant "décadente" dans le milieu artistique où a paru Le manifeste symboliste de Jean Moréas, le A rebours de Huysmans et où Verlaine s'évertue à faire reconnaître Les Poètes maudits (Rimbaud, Corbière, Mallarmé). La recension lapidaire par Lepelletier dans L’Écho de Paris du 27 juin 1887 donne le ton :

Dans les Fusées et dans Mon coeur mis à nu, nous retrouverons ce goût du fleuri, du coquet, du recherché, transporté des choses visibles, avec des yeux aux curiosités susceptibles d'être considérés seulement par les regards de l'esprit, - mais déjà ces feuillets s'allongent, auteurs et libraires contemporains me font signe dans l'arrière-chambre de la mémoire, et me demandent d'oublier aujourd'hui le grand mort pour m'occuper un peu des petits vivants, - soit !

 

Jules Lemaître, cinq ans plus tard, n'est pas moins assassin dans son avis sur ces « pensées » ni philosophiques ni divertissantes qui ne sont à ses yeux qu’un « balbutiement prétentieux et pénible » :
 

 

Une autre postérité

Cependant Baudelaire demeure un "Phare" pour les poètes des générations qui lui succèdent. « Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu », disait déjà Rimbaud en 1871, et il en va de même pour Stéphane Mallarmé qui compose en 1894 un « Tombeau de Baudelaire » paru dans La Plume. Mais dans un cas comme dans l'autre, c'est toujours Baudelaire-poète qui est célébré, et non l'auteur de ces 48 feuillets couverts de textes étranges entre l'essai, l'aphorisme, l'autobiographie et le règlement de compte composant Mon coeur mis à nu. Si ces fragments demeurent pendant longtemps peu lus et étudiés, ils vont tomber dès leur parution dans l'oreille d'un étranger qui y trouvera des concordances extraordinaires avec sa philosophie. D'un fragment posthume à l'autre, c'est dans ceux de Friedrich Nietzsche que l'on trouve trace de la lecture de Mon coeur mis à nu dans l'édition de 1887 rassemblée par Eugène Crépet.

Nietzsche s'enthousiasme de « l’héroïsme moderne » dont Baudelaire a fait preuve, à rebours de ses contemporains, osant aller dans les tréfonds de la psychologie de son époque et en forcer le trait pour proclamer une haine de la démocratie et du socialisme (« il n’y a de gouvernement raisonnable et assuré que l’aristocratique »), une critique de la civilisation utilitariste (« la croyance au progrès est une doctrine de paresseux »), un anticléricalisme et un anticonformisme (« De la cuistrerie / des professeurs / des juges / des prêtres / et des ministres »), ou encore une morale de l'égoïsme (« être un grand homme et un Saint pour soi-même voilà l'unique chose importante »), autant de formules d'un pessimisme sauvage qui ne pouvaient que passionner le penseur du nihilisme que fut Nietzsche.
 

Mon coeur mis à nu se présente donc comme fragmentaire, recueil de fulgurances parfois heureuses et parfois malheureuses. Pourtant il ne fut pas élaboré par Baudelaire comme un bréviaire d'aphorismes mais comme un livre total. C'est là peut-être sa secrète proximité avec les Pensées de Pascal qui furent aussi l'ébauche d'un vaste projet d'écriture d'une apologie de la religion chrétienne laissé inachevé à sa mort. Mon coeur mis à nu s'envisage cependant à l'aune d'un tout autre projet, non moins ambitieux et bien plus destructeur. De ce livre décisif il parle dans sa correspondance et le fait figurer dans ses publications à venir. C'est à sa mère dont il fut si proche qu'il confie au départ son désir d'écrire :

« ...Un grand livre auquel je rêve depuis deux ans : Mon cœur mis à nu, et où j’entasserai toutes mes colères. Ah ! si jamais celui-là voit le jour, les Confessions de J[ean]-J[acques Rousseau] paraîtront pâles ». (Lettre de Charles Baudelaire à sa mère, 1er avril 1861)

 
Baudelaire avait donc formé ce projet de « Confessions » probablement depuis 1859 et y revint périodiquement, jusqu’à sa mort en 1867, rêvant et repoussant la réalisation de ce livre, le conditionnant à un séjour prolongé à Honfleur auprès de sa mère, là où il pense pouvoir enfin transformer ces notes en un véritable livre. Ce séjour, il ne le fera pas. Il partira en Belgique – expérience malheureuse dont il tirera un texte amer, Pauvre Belgique ! – mais n’avancera pas sur ses confessions. C’est donc dans un état d’inachèvement qu'Auguste Poulet-Malassis retrouve ces papiers qu’il classe et ordonne sur de grandes feuilles en suivant les indications de Baudelaire qui avait inscrit la mention Mon cœur mis à nu sur les fragments distincts des pensées moins colériques des Fusées et d’Hygiène.

 

Cette esquisse de livre, nous n’en avons donc que des lambeaux, des bandes de papiers plus ou moins longues prélevées dans des feuilles volantes, mais ne constituant pas un ouvrage. C'est un ensemble dépourvu de plan où apparait cependant plusieurs fois au détour la mention de "chapitres" à écrire et qui ne le seront jamais. Nous sommes là très loin du formalisme parfait des Fleurs du Mal que Baudelaire corrigeait sur les épreuves jusqu'à la moindre virgule, composant une architectonique rêvée dans l'enchaînement des parties etdans l'équilibre des poèmes, édifice que la condamnation du recueil en 1857 fit s'écrouler sous ses yeux.

Baudelaire a mis presque quinze ans pour façonner l’ensemble du recueil des Fleurs du Mal tandis qu'il n’a pu travailler que de manière très discontinue à Mon coeur mis à nu. Il l'écrit de manière sporadique, sans arriver à en fixer la forme comme le fond, les réflexions intimes se mêlant à l'attaque personnelle ou généralisée (les femmes, la "canaille littéraire", les journalistes, la bourgeoisie), les projets d'essais critiques croisant les considérations morales et esthétiques. Baudelaire qui attachait un soin perfectionniste à la composition de ses œuvres n'aurait sans doute pas approuvé cette publication amputée dans sa forme par tant d'imprécisions et de manques.
 

De Rousseau à Edgar Poe :

 
Mais ces confessions d’un genre nouveau plus qu’à Rousseau, Baudelaire en doit l’idée à une lecture d’Edgar Poe qu’il traduit et introduit en France. C'est de lui dont provient le titre de son livre et même son projet :
Le Figaro, 28 décembre 1902

 
De cette proposition énoncée par Poe, Baudelaire ne reprend donc pas uniquement la formule, déjà frappante, du « cœur mis à nu », mais aussi, et surtout, cette ambition d’écrire ce livre impossible et cruel fait d'un aveu tel que « le papier se recroquevillerait et flamberait à chaque contact de la plume dévorante ! » On comprend que Baudelaire, qui forma par ailleurs des ébauches de romans, d’essais, de nouvelles, de théâtre, souvent réduites à leur seul titre, se fut enthousiasmé et ait véritablement commencé à écrire ce Cœur mis à nu, car il correspond bien davantage que tous les autres genres au rapport intime qu’il entretient à l’œuvre d’art, la mêlant toujours à sa vie davantage qu’à la fiction. Les Fleurs du Mal n’auraient probablement pas cet effet si le recueil ne commençait pas par ce pacte adressé dès les premières pages à cet

 

Rapport à la fois proche et lointain, cruel (« hypocrite lecteur ») et fusionnel (« mon semblable, mon frère ») mettant la lectrice ou le lecteur dans ce rapport qu’était celui de Baudelaire lui-même vis-à-vis de l’art et de Poe :

« La première fois que j'ai ouvert un livre de lui, j'ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant. » (Lettre à Théophile Thoré, 1864)

 

Pour aller plus loin :

 

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