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La carte de l’éclipse solaire du 1er avril 1764 : une œuvre féminine

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1 avril 2021

En 1762, une carte prédit le passage d’une éclipse centrale de soleil le 1er avril 1764. Autre particularité pour l’époque : elle est l’œuvre conjointe et revendiquée de trois femmes, Nicole-Reine Lepaute, Marie Lattré et Elisabeth-Claire Tardieu.

En janvier 1762, une brève anonyme parue dans le Journal de Trévoux, Mémoires pour l'histoire des sciences & des beaux-arts, annonce la parution d’une carte anticipant le passage de l’ombre de la Lune au travers l’Europe causée par une éclipse annulaire et centrale du soleil prévue le 1er avril 1764 d'après les éphémérides. Entre une description détaillée de la carte et des informations sur son prix, le texte indique, avec moult considérations sur la place des femmes dans la science, que cette carte est une œuvre exclusivement féminine. Les autrices sont présentées avec leur titre ou leur fonction “Madame le Paute, de l'Académie Royale des sciences de Béziers” et “Mme Lattré et Mme Tardieu”, graveuses. Ce document cartographique sert enfin d’exemple pour affirmer :
 

“que la connaissance des Sciences et des Beaux-Arts n’est point un privilège exclusif qui n’en permette l’accès qu'à un sexe [...]”

L’annonce de la parution de la carte dans le numéro de décembre 1763 du Mercure de France, est plus lapidaire. Elle ne relève pas la particularité féminine de la carte, et comporte même une erreur, transformant Marie Lattré en Monsieur Lattré. Il peut s’agir d’un problème typographique, mais Marie Lattré (aux dates de vie précises inconnues) est possiblement confondue avec son mari, Jean Lattré (1722?-1788?).

Car si les graveuses dans le domaine de la cartographie peuvent être nombreuses sous l’Ancien Régime, les affaires comme les signatures sont majoritairement masculines. Les contributions féminines deviennent souvent visibles à la mort du père ou du mari graveur-éditeurs de cartes, comme pour les veuves Sanson, Duval, de Fer… Dans le cas de Jean Lattré, graveur installé à Paris, rue Saint-Jacques vis-à-vis de la rue de la Parcheminerie, avec une enseigne à Bordeaux, la contribution de sa femme Marie-Françoise, née Verard, graveuse douée, apparaît de manière explicite de son vivant. Et le rôle du graveur, celui ou celle qui reproduit avec habileté les lignes, les lettres et la topographie du modèle manuscrit sur une plaque de cuivre, est important dans le succès commercial d’une carte imprimée, comme le souligne la somme sur l'histoire de la cartographie The history of cartography dans son quatrième volume, Cartography in the European Enlightenment. Cet aspect vérifiable chez Lattré, spécialiste des plans de villes, qui a connu le succès avec ses atlas et des cartes produites avec les géographes Rigobert Bonne (1727-1794), Giovanni-Antonio Rizzi-Zannoni (1736-1814) ou encore Jean Janvier (17?-17?).

La contribution de la graveuse Elisabeth-Claire Tardieu (1731-1773) est, elle aussi, confondue dans la production abondante des Tardieu, famille de graveurs des XVIIe et XVIIIe siècles. Leurs cartes étant le plus souvent signées du seul patronyme « Tardieu », il faut préciser qu’il est déjà mal aisé d’attribuer à un membre donné de la famille la gravure de telle ou telle carte.. Pour la carte de l’éclipse, il est certain que les ornements sont d'Elisabeth-Claire Tardieu, née Tournay et épouse du graveur Jacques-Nicolas Tardieu (1716-1791).

Cartouche de la carte du Passage de l'ombre de la lune au travers de l'Europe [...] le 1er avril 1764

Nicole-Reine Lepaute (1723-1788) contributrice principale de la carte est en revanche la plus (re)connue des trois autrices. Pourtant la visibilité de son rôle dans plusieurs contributions scientifiques françaises majeures du XVIIIe  siècle a pu aussi par moment être amoindrie. Lepaute, mathématicienne, astronome et calculatrice humaine est considérée comme l’une des femmes les plus savantes du règne de Louis XV. Elle est l’épouse d’un horloger du roi, Jean-André Lepaute (1709?-1789), avec lequel elle collabore pour ses travaux scientifiques, dont un traité d’horlogerie en 1767, dans lequel elle élabore les tables de calcul. Auparavant, elle a participé en 1757 aux calculs de vérification du retour de la comète prédit par Edmund Halley (1656-1742) pour avril 1759, avec le mathématicien Alexis Clairaut (1713-1765) et Jérôme de Lalande (1732-1807). Un succès, puisque la comète de Halley passe durant la période annoncée, et une contribution à part égale, à laquelle Clairaut rend justice dans sa présentation des résultats à l’Académie des sciences en novembre 1758. Cependant son nom disparaît du livre qu'il consacre sur le sujet. Il est retirée à dessein selon Lalande, d’après son hommage à Mme Lepaute dans sa Bibliographie astronomique parue en 1802. Nicole-Reine Lepaute a été ensuite une collaboratrice régulière de ce dernier, astronome renommé, notamment pour la publication dont il a la charge dès 1759 : les éphémérides astronomiques annuels titrés Connaissance des temps, où elle calcule le passage de plusieurs éclipses. A sa mort, Lalande lui rend hommage via des phrases marquantes, mais à double-tranchant, qui informent de la place marginale occupée par les femmes dans les sciences au XVIIIe siècle :
 

« Nicole-Reine Lepaute mérite d’être citée parmi le petit nombre des femmes d’esprit qui donnent l’exemple à leur sexe par l’émulation et le goût des sciences abstraites. »

Ainsi, même si elle connut l’hommage et la célébrité de son vivant, une plus forte reconnaissance de son rôle survient après sa mort. Elle est évoquée dès le début du XIXe dans de nombreux traités d’astronomie. L’hommage de Lalande a été beaucoup repris, par exemple dans un numéro du périodique La Femme de l’Union nationale des amies de la jeune fille, en 1898. Plus récemment, elle a été officiellement commémorée, avec notamment l’attribution d’un nom de rue. Une voie que l’on ne peut retrouver sur un plan historique en ligne dans Gallica puisqu’elle n’a été inaugurée qu’en 2007 dans le XIIIe arrondissement de Paris.

Cependant sa principale œuvre cartographique est, elle, visible sur Gallica, en plusieurs exemplaires. Une numérisation de l’exemplaire le plus précieux, conservé dans la réserve du département des Cartes et plans de la BnF, est disponible et présentée ci-dessous.

Il faut en préambule dire que cette carte sur le passage d’une éclipse n’est pas unique en son genre et qu’elle est produite au cœur du siècle qui voit l’émergence de cartes géographiques consacrées à ce type de phénomène astronomique. Si les éclipses sont prédites depuis Ptolémée et sont représentées sur des diagrammes à la Renaissance, par exemple en 1524 dans la Cosmographie de Peter Apian, elles apparaissent pour la première fois sur les cartes géographiques au XVIIe siècle, à des fins décoratives, en marge des planisphères. Puis, pour les éclipses de 1715 et de 1724, l’astronome Edmund Halley dresse deux cartes similaires de la Grande-Bretagne où il superpose sur une partie de l’Angleterre (celle qui voit le passage de l’éclipse) un grand disque ovale représentant l’ombre de l’éclipse. Les éclipses deviennent alors le sujet principal de la carte et plusieurs cartographes produisent de telles cartes –prédictives ou rétrospectives - sur l’éclipse « anglaise » de 1724, les « écossaises » de 1737 et 1748, « l’européenne » de 1764. En France, alors pays en pointe dans le domaine de la cartographie, cette dernière éclipse est traitée par deux cartes, celle de Lepaute, Lattré et Tardieu, et une seconde en 1764 par Louis-Charles Desnos (1735/1805), alors principal concurrent des Lattré. Elles ont toutes deux  l’originalité d’être en couleur. Néanmoins celle de Lepaute paraît en premier, deux ans avant l’éclipse. Elle offre d’autres particularités, que vous pouvez découvrir dans la présentation ci-dessous.

Voir la présentation en plein écran

En 1762, Nicole-Reine Lepaute n’en était donc pas à sa première éclipse calculée. Celle de 1764 vaut pourtant bien une carte et même une explication détaillée dans une publication dédiée. Elle y expose ses calculs, la rareté et les caractéristiques d’une éclipse annulaire et centrale. Une seconde estampe de Lepaute, parue en 1764  et toujours gravée par Lattré, vient compléter la carte et son explication déjà très détaillées. Elle est à destination du public parisien qui veut observer l’éclipse.
 

Lepaute publie enfin - toujours avec Lattré et son neveu Joseph Lepaute-Dagelet (1751-1788) dont elle a assuré l’éducation mathématique- une dernière carte d’éclipse en 1778, où le passage de l’éclipse dans le monde est cette fois-ci figuré sur une mappemonde en deux hémisphères.  

La carte de 1764 de Lepaute, Lattré et Tardieu a assurément été bien diffusée au vu des multiples exemplaires conservés au département des cartes et plans de la BnF et ailleurs. Outre son caractère prédictif, elle a donc pour originalité d’être une œuvre cartographique exclusivement féminine et annoncée comme telle, permettant de rendre pleinement visible pour l’une des premières fois au XVIIIe siècle la contribution de femmes à la science astronomique et à la conception de cartes.  Elle a aussi très concrètement permis d’anticiper l’observation de l’éclipse de 1764 depuis Paris et les nombreux autres lieux mentionnés.  Son élégance et sa précision ont pu être longuement admirées et contemplées pendant deux ans, jusqu’à ce que l’éclipse puisse elle-même être enfin observée le 1er avril. Les siècles passant, l’astronomie et la cartographie se sont perfectionnées sans discontinuer, tandis que la place des femmes dans les professions en lien devient progressivement de plus en plus visible. Les badauds observateurs d’éclipses demeurent quant à eux toujours un peu les mêmes -tels ces parisiens de 1912, regardant une éclipse avec peu de précautions- voire ont légèrement régressé, comme ce parisien sur le balcon de l'agence Roll, toisant le soleil avec un disque sur l'œil droit et l'œil gauche grand ouvert. 

éclipse du 17-04-1912 : Homme regardant à travers un disque avec cache/ [Agence Rol]

En savoir plus

- The history of cartography -  Volume 4, Cartography in the European Enlightenment, sous la direction de Matthew H. Edney et Mary Sponberg Pedley. Articles “Women in maps” de Christine M.Petto, “Map trade in France” de Mary Sponberg Pedley et Art and Design of Maps de Nicolas Verdier et Jean-Marc Besse 

Pour aller plus loin

- La sélection « L’Europe en cartes » dans les sélections « Cartes » de Gallica 

Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité.
Voir tous les billets de la série.

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