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Irlande, terre promise : un film inclassable d'Hélène Chatelain

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23 mars 2021

Dans "Irlande, terre promise", la cinéaste Hélène Chatelain arpente le tournage et le contexte du film d’Armand Gatti "Nous étions tous des noms d'arbres", réalisé au plus fort des affrontements en Irlande du Nord. Un objet unique qui bouscule les codes du “making-off” classique.

Hélène Chatelain sur le tournage d'"Irlande terre promise"

Écrivaine, traductrice, éditrice de la littérature soviétique dissidente, Hélène Chatelain (1935-2020) est également une pionnière de la vidéo. Dès les années 70, elle s’est emparée des premières caméras pour réaliser une œuvre à la fois dissidente et poétique, oscillant entre engagement politique et regard distancié. Un choix singulier, car à cette époque la vidéo, jugée moins noble que le film sur pellicule, est surtout utilisée pour des usages collectifs : vidéos d'entreprise ou vidéos militantes, par exemple. Or, pour Hélène Chatelain, la vidéo n’est pas seulement une technique moins coûteuse que la pellicule, c’est un mode d’expression à part entière, un acte militant qu’elle choisit très consciemment, dans la lignée des mouvements libertaires dans lesquels elle se reconnaît.


Hélène Chatelain (La parole errante - Archives Armand Gatti)

Théâtre et vidéo, deux modes d’expression populaire

Ce militantisme rejoint le projet de son mari, le dramaturge et poète Armand Gatti, qui veut développer un théâtre d’éducation populaire et donner la parole à ceux et celles qui ne l’ont pas. Aux côtés de Jean-Jacques Hocquard et Stéphane Gatti, ils ont créé en 1986 La Parole errante, centre national de création qui se donne pour but d'associer dans une même production artistique l’écriture, le théâtre, la musique, la peinture, la vidéo et le cinéma. En 1981, Gatti part à Derry, en Irlande du Nord, pour tourner Nous étions tous des noms d’arbres. Les tensions entre unionistes et indépendantistes n’ont jamais été aussi élevées, alors que dans les prisons débutent les grèves de la faim menées par Bobby Sands. Pourtant Gatti, ancien résistant, choisit de se concentrer sur un lieu, le “workshop” de Paddy Doherty, centre d'apprentissage qui accueille indifféremment jeunes catholiques et jeunes protestants. Avec Paddy pour guide, Armand Gatti va tourner avec eux une fiction documentaire où ils rejouent leur propre rôle. Il y a évidemment un acte politique de sa part à s'intéresser à ces jeunes de Derry dans un tel climat d'affrontement.

 
Les jeunes de Derry (capture d'écran d'Irlande, terre promise)

Hélène Chatelain rejoint Armand Gatti à Derry, et tandis qu’il tourne son film sur pellicule 16 mm, elle filme avec sa caméra vidéo portable et saisit la ville de Derry, ses habitants, les séances de travail de Paddy et Gatti au workshop... Mais ce qui pourrait s’apparenter à un banal “making-off” va devenir une œuvre tout à fait singulière, poétique et d’une incroyable modernité.

 
Hélène Chatelain sur le tournage d'Irlande, terre promise

Un regard subjectif et distancié

Deux films. Deux cinéastes. Tournés dans un pays où deux camps s’affrontent, Nous étions tous des noms d’arbres, le film d’Armand Gatti, et Irlande, terre promise, celui d’Hélène Chatelain, sont des œuvres jumelles. L'une et l'autre jouent avec la frontière incertaine qui sépare la fiction du documentaire. Venu en Irlande avec les éléments d’une fiction, Gatti a laissé les jeunes de l’atelier se les approprier et ré-écrire leur propre rôle. De son côté, Hélène Chatelain ne se contente pas de filmer les ateliers d’improvisation en cinéma direct. Peut-être influencée par son expérience théâtrale, elle met son sujet à distance par l’écriture d’un commentaire très littéraire, qu’elle prononce elle-même, comme c’est le cas dans la plupart de ses films. Irlande, terre promise s’ouvre autant sur les attendus paysages verdoyants que sur cette voix chaude et bien timbrée, modelée par ses années de comédienne.


Vue de l'Irlande (capture d'écran d'Irlande, terre promise)

Un patchwork visuel

Mais Hélène Chatelain fait surtout un formidable travail de montage avec le parti pris audacieux de juxtaposer des images de nature hétérogène : images en couleur sur pellicule 16 mm tirées du film de Gatti ; images vidéos en noir et blanc tournées au workshop sur le tournage ; images d’archives en noir et blanc sur pellicule ou encore images vidéos en couleur tournées par Antenne 2 au Festival d’Avignon lors de la présentation du film de Gatti. Loin de chercher à les estomper, Chatelain joue de la disparité de ces matériaux cousus ensemble et nous offre un étonnant patchwork visuel. Cette manière d'associer au sein d'une même œuvre différents modes d'expression artistiques - non seulement la vidéo et le cinéma, mais aussi l’écriture et le théâtre - se situe au cœur des activités de La Parole errante. 

 
Paddy Doherty au workshop (capture d'écran d'Irlande, terre promise)

Les images les plus singulières sont celles tournées “à la paluche”, petite caméra vidéo portable de faible résolution qui produit une distorsion bien reconnaissable :


Images tournées à la paluche (capture d'écran d'Irlande, terre promise)

Restaurer pour redécouvrir

Cet assemblage d'images de natures hétérogènes a été pris en compte au moment de la restauration dans les studios de la BnF, en 2020. Il a été décidé de restaurer uniquement les éléments vidéo et d'incorporer tels quels les éléments films numérisés par le CNC à partir du négatif d'origine. Ce choix, qui accentue le hiatus entre les deux textures d’images, est cohérent avec le projet d’Hélène Chatelain et de La Parole errante.
 
L’autre particularité du film est de proposer plusieurs types d’intertitres et de sous-titrages. Le sous-titrage principal a dû être entièrement reproduit au plus près de son lettrage d’origine, avec la participation d’une association de typographes. Les contours de la typographie retenue ont été « amollis » pour faire oublier leur origine numérique.
 
Cette restauration a été effectuée à l’occasion de la sortie du coffret DVD édité par Doriane Films qui rassemble Nous étions tous des noms d’arbres et Irlande, terre promise. Elle a été menée par Gérald Robin et Cédric Bergeat, sous la supervision de Danielle Maricar et Alain Carou, en lien avec La Parole errante.
 
Si la filmographie d’Hélène Chatelain, l’une des premières œuvres marquantes de l’histoire de la vidéo, est encore peu connue, c’est qu’elle se situe par nature en marge des canaux de diffusion classiques. Le travail de restauration de la BnF permet aujourd’hui de redécouvrir l’audace d'Irlande, terre promise dans des conditions de visionnage optimales.
 

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