Romancier, poète, militant politique, c’est toutefois comme journaliste qu’Aragon se présente socialement, et qu’il publie ses premiers écrits. Ancien combattant de 14-18, où il a vécu comme médecin auxiliaire l’horreur des combats, écoeuré par «
l’abominable vénalité de la presse » décriée par
l’Humanité ou
le Canard enchainé, il rédige ses premiers articles dans les pages de revues littéraires, après sa rencontre avec
André Breton en 1917, et s’inscrit dans le sillage du mouvement dada puis au début du mouvement surréaliste, écrivant dans
la Révolution surréaliste ou dans
Clarté. Le jeune homme, féru de poésie, devenu étudiant en médecine succombe en effet à l’ivresse de l’écriture et devient un des animateurs les plus en vue du
mouvement surréaliste. Sa fascination pour
la vision politique révolutionnaire du surréalisme l’amènera à proposer ses jeunes talents de publicistes à
L’Humanité, le journal du Parti Communiste, qui représente pour lui le renouveau politique. Aragon le tient surtout pour le seul journal capable d’informer ces milieux populaires qu’il idéalise et qu’il cherche à rejoindre, objet militant à l’abri des collusions avec le pouvoir et d’une professionnalisation du métier de journaliste qu’il présente comme une
insupportable compromission : « Quand je dis
journaliste je dis toujours
salaud. Prenez-en pour votre grade à
L’Intran, à
Comœdia, à
L’Œuvre, aux
Nouvelles Littéraires, etc., cons, canailles, fientes, cochons.
Il n’y a pas d’exceptions pour celui-ci, ni pour cet autre : punaises glabres et poux barbus, vous ne vous terrerez pas impunément dans les revues, les publications équivoques. Tout cela sent. L’encre. Blatte écrasée. L’ordure. À mort vous tous, qui vivez de la vie des autres, de ce qu’ils aiment et de leur ennui. À mort ceux dont la main est percée d’une plume, à mort ceux qui paraphrasent ce que je dis.
Les responsables du journal sont loin d’être convaincus par le style de dandy d’Aragon, bien flamboyant pour l’austère journal ouvriériste qu’est devenu L’Humanité au milieu des années 1920, après la « bolchevisation » du parti.
Du surréalisme au communisme
Aragon adhère dès 1927 au PCF, même s’il doit attendre 1933 pour se faire admettre de manière stable dans la rédaction, puis s’y imposer, à
L’Humanité dans l’univers éditorial du PCF. Son entrée se fait au prix d’un alignement sur les critères esthétiques et moraux du PCF, mais aussi d’une condamnation sans équivoque des surréalistes (parue en décembre 1931 dans
Le surréalisme au service de la Révolution) dont le gauchisme comme l’avant-gardisme culturel et moral bousculent des communistes, qui exigent une discipline de fer et une adhésion inconditionnelle au Parti. Ainsi, poursuivi par la justice pour la publication du poème
« Front Rouge » qui appelait à l’insurrection et au meurtre de policiers, il est défendu par les surréalistes, soutien qu’il récuse à la demande du PCF, ce qui entraîne sa rupture publique avec Breton. Devant faire oublier ses origines non prolétariennes comme son parcours avec ce qui est considéré au PCF comme « l’aventurisme politique » des surréalistes, Aragon embrasse pleinement sa nouvelle condition de rédacteur communiste. Il est ainsi dès 1933 à la rédaction de la revue
Commune, publiée par
l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR). Il va plier sa plume aux canons esthétiques de l’ouvriérisme stalinien et du réalisme social. Durant les premières années, il ne signe pas ses articles, souvent affecté
aux faits divers. Il publie ainsi, sans signer, le 15 juin 1933
« Le parricide s'endort après avoir mis le feu à son héritage... », mais aussi des articles sur des accidents ou des catastrophes, sur les lieux desquels il fait ses premiers
reportages. Il continue par ailleurs de publier des romans mais, durant cette période, ceux-ci n’apparaissent pas en feuilleton dans la presse du parti. De même, on ne lui confie que très progressivement des critiques littéraires, seulement lorsque sa rupture avec les surréalistes est effectivement consommée. Même lorsqu’il sera devenu un des écrivains les plus renommés de son temps, il obtient la reconnaissance d’un plus large public avec la publication des
Beaux Quartiers,
prix Renaudot le 9 décembre 1936, et sera loué par l’ensemble du mouvement communiste, Aragon sera toujours suspect d’hétérodoxie, et n’aura de cesse en retour de prouver son dévouement par une rigidité propagandiste et un stalinisme longtemps non démenti.
Aragon prix Renaudot,
L’Humanité,
12 et
17 décembre 1936
On aurait donc du mal à repérer le style d’Aragon dans les articles de
L’Humanité de l’époque, mais celui-ci surgit plus librement lors de
l’affaire Violette Nozière, et indique ce que sera son futur style journalistique, centré autour de la personne de son auteur, qui donne son point de vue et l’assume, en un style à la fois classique, courtois mais polémiste. Il est chargé du suivi de cette célèbre affaire qui fait la une des journaux et présente une version des faits beaucoup plus modérée que celle de certains titres. Mieux, Aragon parvient progressivement à convaincre que
Violette Nozières est une victime du système social, et
L’Humanité défend la jeune femme contre le déchainement moral qu’elle subit alors. Aragon obtient même un authentique
scoop en étant le premier à interviewer la mère de Violette Nozière. La
rencontre avec
Elsa Triolet en 1928, sœur de
Lili Brik, alors une des figures de la littérature soviétique, lui permet d’être introduit dans les milieux culturels soviétiques, et c’est tout naturellement que
L‘Humanité lui confie des
reportages tournés vers les réalisations du nouveau régime. C’est secondairement qu’il fait connaître
la littérature soviétique, et s’engage prioritairement dans une série d’articles politiques vantant les avancées du socialisme en URSS, nommée
« les soviets partout », présentée comme un programme politique pour la France. Le journaliste communiste qu’est devenu Aragon est avant tout un militant, qui commente l’actualité selon la ligne politique de son parti, alors que se dessine pour lui un champ naturel, mais finalement secondaire dans sa pratique de journaliste, d’écrivain communiste, en lien avec la littérature soviétique. Très bien informé, Aragon suit ainsi
les procès de Moscou, sans dire un mot contre la répression d’écrivains dont il connaît la réputation littéraire, comme
Isaac Babel.
A la direction de la presse du PCF
Devenu après la mort de
Paul Vaillant-Couturier en 1937 un des principaux et des plus talentueux journalistes communistes avec
Paul Nizan et
Gabriel Péri, Aragon a été chargé en mars 1937 de coordonner la création de
Ce soir, journal chargé de faire concurrence dans les milieux populaires à
Paris Soir. Moins marqué politiquement que
L’Humanité,
Ce soir qui titre rapidement à plus de 100 000 exemplaires, développe des thèmes chers aux communistes, et notamment un soutien inconditionnel aux
républicains espagnols, alors confrontés aux troupes franquistes dans la guerre civile qui fait rage en Espagne.
Le prestige croissant d’Aragon lui permet d’utiliser les talents de sympathisants comme
Jean-Richard Bloch, de journalistes vedettes comme
Andrée Viollis, ou de jeunes reporters dont les risques pris sur le font espagnol pour ramener des images au plus près des combats vont faire des vedettes, comme
Gerda Taro ou
Chim. Aragon et Bloch veulent faire de
Ce Soir une sorte d’université populaire, permettant autant l’accès de tous à la culture que la promotion d’une culture ouvrière et sympathisante du communisme. Aragon intervient en patron de journal, et signe
les éditoriaux les plus importants. Même s’il n’entrera au Comité Central du PCF qu’en 1950, il est dès lors une autorité dans le parti sur le plan intellectuel, et libre de présenter et soutenir des artistes qui lui sont chers, comme
Picasso,
Ernst ou
Matisse.
Aragon et la résistance
C’est notamment suite
à son éditorial dans Ce Soir, consacré à la
signature du pacte germano soviétique, qui lui vaudra des
articles incendiaires dans l’Action Française, appelant à ce qu’on le fusille, que la presse communiste fut interdite, puis après l’entrée en guerre, le PCF lui-même. Aragon déjà âgé de 43 ans, se présente néanmoins aux armées comme médecin auxiliaire. Durant la « drôle de guerre » il ne semble pas avoir écrit pour la presse communiste clandestine, dont il a perdu le contact. Après la campagne de France, à laquelle Aragon prend part dans le nord de la France (fournissant le sujet d’une partie de son futur livre
Les Communistes), la défaite et l’armistice, Aragon est démobilisé, et ne connaît guère d’activité de publication dans les journaux si ce n’est par sa poèsie, lorsque le 21 septembre 1940 le
Figaro publie les
« Lilas et les Roses » transmis au journal par
Jean Pauhlan. Il n’est en mesure de reprendre contact avec le PCF qu’en 1941, par l’intermédiaire du philosophe
Georges Politzer, qui anime les revues clandestines
L’Université Libre et
la Pensée libre. Tout en maintenant une activité littéraire publique, jouant avec la censure, Aragon contribue à organiser clandestinement un véritable front des écrivains contre l’occupation et la collaboration. Plutôt que d’avoir un rôle dans
l’Humanité clandestine, Aragon sera à l’initiative de la création des
Lettres Françaises (avec Jean Paulhan), journal clandestin dirigé par
Jacques Decour jusqu’à 1942, qui sera l’organe du
Comité national des écrivains. Il crée en zone sud un réseau d’intellectuels de la résistance, dont le journal clandestin
Les Etoiles, tiré à plus de 10 000 exemplaires, sera le relais. Il publie sous le nom de « François la colère » le poème
Le Musée Grévin, sur la répression de la résistance dans la France occupée et l’extermination des déportés à Auschwitz.
De la Libération au Printemps de Prague
A la Libération, il reprend une place à
L’Humanité, ou il rédige les articles culturels et littéraires, tout en publiant des poèmes plus politiques. Il relance
Ce soir, dont il est incontestablement le patron, encore plus avec le décès de Jean-Richard Bloch en 1947, année où le titre est diffusé en centaines de milliers d’exemplaires. Il y signe régulièrement des articles qui stigmatisent
la lenteur de la rénovation politique et sociale attendue sous la Résistance. Il s’affirme aussi comme principal dirigeant des
Lettres Françaises, dont partiront avec la guerre froide la plupart des intellectuels non communistes. Faisant preuve d’une dévotion sans faille à l’égard du secrétaire général du PCF, Maurice Thorez, qu’il voit comme l’exemple de l’homme communiste, il se retrouve pourtant souvent critiqué au sein de son parti.
Ainsi lorsqu’il fera paraître en une des Lettres Françaises un portrait de Staline par Picasso, qui déplaira profondément aux communistes orthodoxes, ou encore en 1968, lorsque sous son impulsion, les Lettres Françaises condamneront publiquement la répression soviétique du printemps de Prague. Pourtant sous son égide, ce journal avait donné des gages à la direction de l’URSS, dans le procès contre un opposant soviétique, Kravchenko, en 1949, ou contre David Rousset en 1951, qui demandait une commission d’enquête sur le goulag en URSS.
Louis Aragon,
Ce soir, 19 juin 1945
Le soutien d’Aragon au printemps de Prague, mais aussi une critique progressive du stalinisme marqueront sa dernière période d’activité journalistique dans les Lettres Françaises, période durant laquelle il contribuera au soutien et à la diffusion d’écrivains soviétiques opposants au régime. Ce positionnement répété amènera à l’arrêt du soutien financier du journal par l’’URSS, et à sa disparition en 1972. Dès lors, Aragon cessera toute activité de journaliste pour se consacrer à son œuvre littéraire.
Pour aller plus loin
Voir la bibliographie "Les écrivains et la presse".
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