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Les animaux des Fables au Japon 

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16 mars 2018

Une édition des Fables est publiée à Tokyo en 1894 par un éditeur innovant, Hasegawa Takejirô, qui destine ses productions à la clientèle étrangère. C’est l’époque où les voyageurs, les amateurs occidentaux se passionnent pour le Japon et sa civilisation.

Choix de fables de La Fontaine illustrées par un groupe des meilleurs artistes de Tokio, sous la direction de P. Barboutau
Tokyo, Imprimerie de Tsoukidji-Tokio [Tôkyô Tsukiji kappan seizôsho ], diffusion : E. Flammarion, 1894
Papier crêpon
19,8 x 15 cm
BnF, Manuscrits, Smith-Lesouëf japonais 256 (1-2)

 

Imprimés sur papier crépon, ces deux volumes rassemblent les illustrations de 28 fables, réalisées par des artistes japonais contemporains : la transposition de ces textes bien connus du public français dans les paysages japonais transmet leur portée universelle, tout en jouant sur le charme pittoresque des motifs japonisants.

 

Le projet de Hasegawa Takejirô
La restauration de Meiji en 1868 ouvre le Japon aux relations culturelles et commerciales avec l’Occident. Hasegawa Takejirô (1853-1938), fils de marchand, grandit près du quartier de Tsukiji à Tokyo, où sont logés les étrangers. Il prend très tôt conscience de l’importance des langues étrangères. Devenu éditeur en 1884, sa maison publie des ouvrages en anglais : destinés à une clientèle japonaise, ceux-ci se vendent mieux auprès des étrangers. Réalisant l’opportunité que représente ce marché, Hasegawa fait traduire en différentes langues une série de petits contes japonais, illustrés en couleur et imprimés sur papier crépon.
Ce papier dit chirimen, souple comme du tissu, est utilisé dans l’estampe depuis le début du XIXe siècle, mais le génie de Hasegawa est d’utiliser ce matériau pour donner à ses livres un aspect résolument traditionnel,  correspondant au goût des touristes et collectionneurs, passionnés par le « vieux Japon » : gravure sur bois, couleurs délicates, impression sur une seule face du feuillet, plié en deux, reliure Yamatotoji comportant deux nœuds en fil de soie apparents sur la couverture. Il se démarque ainsi du marché du livre qui adopte les techniques occidentales. C’est un succès.
En 1894, Hasegawa se lance dans un projet plus ambitieux : l’éditeur se saisit d’un monument de la littérature française, les Fables de La Fontaine, bientôt suivies par les Fables de Florian. Le format est plus imposant, le texte plus long, et le nombre d’artistes plus important. Flammarion, dont le nom apparaît, imprimé au composteur, sur la couverture est choisi pour distribuer l'ouvrage en France.
Hasegawa, étroitement lié au réseau des étrangers de Tokyo, confie la direction de la publication à un Français, Pierre Barboutau (1862-1916) - ou Barubuto 馬留武黨 en japonais, comme indiqué dans le colophon. Cet amateur d’art fait plusieurs séjours au Japon de 1886 à 1913, au cours desquels il rassemble une collection de grande qualité. Barboutau se consacre à l’étude de l’histoire de l’art japonais et est l’auteur de plusieurs biographies d’artistes. C’est donc en fin connaisseur du milieu artistique japonais qu’il dirige la réalisation de cet ouvrage. Il s’adresse non plus à des étrangers en quête de souvenirs du Japon, mais à des amateurs d’art : un public cultivé capable d’apprécier la finesse du dessin, la subtilité des coloris, et les références à la culture japonaise.
L’ambition de Barboutau est immense : diffuser auprès des connaisseurs français la tradition artistique japonaise, qu’il place à la hauteur du génie de La Fontaine. Il écrit dans la préface : « [n]otre but […] est de faire connaître à ceux qui s’occupent de cette branche si intéressante de l’Art du dessin, le genre dont nous sommes absolument redevables à cette pléiade d’artistes Japonais dont les Séshiou, les Kanô, les Kôrin dans le passé ; les Ôkio, les Outamaro, les Hokousaï, les Shiroshighé, dans une époque plus rapprochée de nous, sont les coryphées, et dont les œuvres remarquables sont de plus en plus appréciées par les Artistes de tous les pays et de toutes les écoles. »
Les cinq artistes des Fables de La Fontaine sont des illustrateurs bien connus du public japonais : Kajita Hanko (1870-1917), Kanô Tomonobu (1843-1912), Okakura Shûsui (1867-1950), Kawanabe Kyôsui (1868-1935), fille du célèbre Kawanabe Kyôsai (1883-1889), et Eda Sadahiko. Ils appartiennent à l’école Kanô, qui répondait aux commandes de l’élite guerrière pendant l’époque d’Edo (1603-1868), et entretenait la tradition des maîtres, par son enseignement fondé sur les modèles anciens.
 
Une édition pour bibliophiles
Deux éditions des Fables de La Fontaine sont publiées par Hasegawa en 1894 : l’une sur papier lisse, au format hanshibon (env. 25 x 18 cm) - format courant du livre japonais illustré ; l’autre est de format réduit (env. 20 x 15 cm) et imprimée sur papier crépon.
Chacune des 28 fables est illustrée en double page.
 
Tous les personnages principaux des fables sélectionnées sont des animaux : cigale et fourmi, corbeau et renard, grenouille et bœuf, canards et tortue, geai et paons, loup et cigogne, rats, poissons... Point de laitière court vêtue ni de pauvre bûcheron. Cette orientation peut s’expliquer par la difficulté à transposer ces types sociaux dans l’univers japonais, et par la complexité de la traduction, comme s’en explique Barboutau : le choix « est surtout basé sur la plus ou moins grande difficulté que nous avons rencontrée à traduire le sens de ces fables aux artistes Japonais, qui ont bien voulu nous prêter leur concours pour les illustrer » (vol. 1).
Les deux volumes comportent la même illustration de couverture, réalisée par Kajita Hanko (1870-1917) : le deuxième volume se distingue seulement par deux petites étoiles rouges en haut à gauche.
 
Le titre est inscrit au centre d’un panneau de bois, dans une typographie imitant de petits rondins. L’illustrateur a réussi le tour de force d’intégrer dans la page la quasi-totalité des végétaux (le chêne et le roseau) et des animaux des 28 fables. Seuls le dauphin et les crustacés, habitants de la mer, ainsi que le dragon n’y ont pas trouvé place.

L’œil du spectateur, occupé à chercher les animaux dans les formes végétales, s’élève et découvre avec surprise le cône blanc du mont Fuji surmontant cette scène familière, ou le petit torii sur la droite, portique situé à l’entrée des sanctuaires shintô. Tout l’esprit de l’ouvrage est présent dans cette couverture : un sujet bien connu, renouvelé d'une façon surprenante pour un lecteur français.
La page de titre montre la même fantaisie typographique et un encadrement de feuilles de paulownia et d’éventails, qui signale la référence au Japon. A l’intérieur de l’ouvrage, la mise en page reprend la présentation des livres occidentaux, avec des vignettes placées autour du texte, ou des culs-de-lampe représentant les animaux des fables.

Une transposition picturale dans l'univers du Japon ancien
S’il s’agit des premières images des Fables de La Fontaine réalisées au Japon, le genre des fables est bien connu et a déjà été illustré : une sélection des Fables d’Ésope, introduites au Japon par les missionnaires, est publiée en 1659 dans une édition xylographique bien diffusée (Isoho monogatari). Les illustrations adaptent le texte à la réalité japonaise : guerriers armés de pied en cap, marchands ou dieux shintô transcrivent l’action des fables pour le lecteur japonais. Les animaux sont personnifiés et adoptent des attitudes humaines. Les artistes de l’édition japonaise de 1894 se sont sans doute inspirés de cette version ; ils en reprennent les principes : personnification des animaux, comme dans l’illustration de « La Cigale et la fourmi », et transposition dans l’univers féodal japonais : l’archer de la fable « La Colombe et la fourmi » semble sorti des grandes épopées guerrières mises en image depuis le moyen âge.

 
Certains paysages font références à des lieux célèbres de la tradition japonaise : le populeux quartier de Nihonbashi, représenté dans l'illustration de « La Tortue et les deux canards », est souvent évoqué dans l'univers de l'estampe ukiyoe (estampe de Hiroshige). De même, l’île d’Enoshima, retenue pour les paysages de bords de mer, est « connue de tous les collectionneurs d’estampes japonaises…grâce au pinceau du célèbre Outa-maro, dont les œuvres sont tant recherchées aujourd’hui » écrit Barboutau, qui s’adresse ici à un public de connaisseurs.
 
 
Les animaux à l'honneur
S’il est présent dans les illustrations, l’homme reste au second plan dans l’édition japonaise de 1894. Une comparaison avec l’édition gravée par François Chauveau (1613-1676) est éloquente à ce sujet. Celle-ci a sans doute servi de source aux artistes japonais (voir leur illustration du Chêne et du roseau et la gravure de Chauveau).
 
Cependant, l’être humain occupe une place secondaire lorsque la composition est reprise par les artistes japonais. Dans l’illustration de « L’Hirondelle et les petits oiseaux », l'homme est central dans la composition de Chauveau.
 

L’Hirondelle et les petits oiseaux
Fables choisies, 1668, Chauveau ill. Réserve des livres rares, RES-YE-881

 

L’Hirondelle et les petits oiseaux
Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Smith-Lesouëf Japonais 256 (1)
 

Dans l'édition japonaise, la figure de l'homme est rejetée à l’arrière-plan, et l’image déploie la richesse du monde ailé au premier plan : volettent autour de l’hirondelle 18 oiseaux de toutes espèces, aux plumages colorés.

L’animal est à l’honneur dans cette édition, qui puise à toute une tradition picturale très riche au Japon  : animaux personnifiés dans les récits parodiques du moyen âge ou les estampes ukiyoe, genre des fleurs et oiseaux (Kachô ga), importé de Chine, évocation des saisons ou du zodiaque.

Une signification proprement japonaise se surimpose alors pour le lecteur à celle de La Fontaine : le renard rusé des Fables prend un caractère mystérieux et poétique pour l’amateur d’estampes, qui connait le lien avec le dieu Inari, évoqué dans maintes œuvres japonaises (estampe de Hiroshige).
Le rat turbulent du grenier à riz évoque immanquablement Daikoku et son sac, symbole de prospérité, ce qui souligne le caractère sympathique du rongeur, mis en avant par La Fontaine au début de la fable.
Le dragon, originaire d’Asie, prend place devant le mont Fuji – association bien connue de l’art japonais, comme chez Hokusai - : il revêt un caractère sacré et bénéfique qui teinte la fable d’une ironie plus cruelle encore pour le majestueux reptile, dont les têtes s’enchevêtrent dans la treille.
Le lecteur est ainsi invité, à partir du texte familier des Fables, à découvrir l'esthétique japonaise qui enrichit leur signification et fait ressentir concrètement le caractère universel de ces fables.
 
Bibliographie
Nathalie Leluel, N. Le Luel, « La Fontaine sur le mont Fuji », Textimage, Varia 3, hiver 2013
Fr. A. Sharf., Takejirô Hasegawa: Meiji Japan 's Preeminent Publisher of Wood-Block-Illustrated Crepe-Paper Books, Salem, Peabody Essex Museum (vol. 130), 1994