Les premiers pas du "Canard enchaîné"
Le plus ancien titre de presse satirique encore en activité naît le 10 septembre 1915 dans un contexte particulier, celui de la Première Guerre mondiale. Face à la propagande et à la censure qui commencent à sévir, Le Canard enchaîné utilise ses propres armes : l’humour et la dérision.
Publicité en page 4 de L'Humanité du 10 septembre 1915
La presse satirique de l’époque compte de nombreux titres : parmi eux, on peut citer L’Assiette au beurre, Le Rire, Le Sourire ou bien encore Le Cri de Paris. Au milieu de ces titres bien installés, le Canard enchaîné naît modestement.
Ses fondateurs sont Maurice Maréchal, rédacteur, et Henri-Paul Deyvaux- Gassier, dit H.-P. Gassier, dessinateur. Avant la guerre, Gassier collabore à L’Humanité. Ses dessins ornent notamment la une du 12 mai et du 30 septembre 1908. Maréchal est lui un ancien rédacteur de La Guerre sociale, journal d’extrême-gauche antimilitariste. Son directeur, Gustave Hervé, infléchit la ligne éditoriale de sa publication dès le début de la guerre et se rallie à l’Union sacrée. Maréchal prend rapidement ses distances et se lance, avec Gassier, dans la création de son propre journal.
Selon Gérard de Nerval le « canard » signifie « une nouvelle quelquefois vraie, toujours exagérée, souvent fausse ( Histoire véridique du canard publié par Pierre-Jules Hetzel en 1845 dans l’ouvrage collectif Le diable à Paris : Paris et les parisiens : moeurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris).
Vignette de Bertall illustrant L'Histoire véridique du canard de Gérard de Nerval
Jouant avec cette définition, l’éditorial du premier numéro du 10 septembre 1915* précise : « Enfin, Le Canard enchaîné prendra la liberté grande de n’insérer, après minutieuse vérification, que des nouvelles rigoureusement inexactes ». Le ton est ironique et permet de dénoncer une grande partie de la presse française qui se retrouve, selon les créateurs du journal satirique, au service de la propagande de guerre.
Peut-être Maréchal et Gassier veulent-ils aussi rendre hommage à l’éphémère Canard sauvage créé en 1903 par Edouard Chatenay ? On peut leur trouver certains points communs : l’anticonformisme des idées, la participation de dessinateurs (Hermann-Paul, Steinlen, Vallotton) et d’écrivains de talent (Anatole France, Alfred Jarry, Jules Renard, Tristan Bernard, Octave Mirbeau).
Enchaîné fait vraisemblablement référence au journal de Clemenceau, L’Homme libre, créé en 1913 et qui, lorsqu’il subit la censure, devient pour quelques temps L’Homme enchaîné.
Le retour du Canard
Cette version artisanale du Canard enchaîné s’arrête au bout de cinq numéros. Le titre renaît quelques mois plus tard, le 5 juillet 1916, avec une équipe élargie de dessinateurs et de rédacteurs.
Autour de Victor Snell, secrétaire de rédaction expérimenté, des collaborateurs prestigieux font des apparitions occasionnelles : Tristan Bernard publie un article intitulé « Fabrication des académiciens en série » le 28 février 1917. Roland Dorgelès, l’auteur des Croix de bois entre à la rédaction en 1917. Paul Vaillant-Couturier publie notamment son article « De l’inutilité du poilu pendant la guerre » dans les numéros du 18 et du 25 juin 1919.
Du côté des journalistes, Henri Béraud publie des contes, un feuilleton, ainsi que des articles polémiques sur L’Action Française ou le Parlement (1918).
Du côté des dessinateurs, les collaborateurs se nomment Lucien Laforge, Jules Dépaquit, Bécan, Paul Bour, Raoul Guérin, André Foy, et bien évidemment Gassier .
Dès cette époque on note l’apparition de certaines rubriques, comme « La Mare aux canards » ou « A travers la presse déchaînée » qui perdurent encore aujourd’hui.
Le Canard joue au chat et à la souris avec la censure
Le journal de Maréchal et Gassier ne tarde pas à subir le contrôle d’Anastasie, cette fameuse allégorie de la censure armée de ses ciseaux, dont André Gill avait donné une représentation dans L’Eclipse du 19 juillet 1874. Le simple signalement des articles ou dessins censurés dans le journal (Le Canard enchaîné du 6 septembre 1916) est bientôt remplacé par sa seule paire de ciseaux encore plus explicite (Le Canard enchaîné du 20 septembre 1916).
L’Eclipse du 19 juillet 1874 – illustration de Gill
Fidèle à son esprit frondeur, le journal se joue parfois de la censure en la ridiculisant : Georges de la Fouchardière, dans un article intitulé « Un nouveau jour », proposait un jour sans guerre, comme il existe un jour sans pain ou sans viande. L’article est censuré dans le numéro du 6 décembre 1916. Il est publié dans L’Œuvre de Gustave Téry trois jours plus tard. Le Canard enchaîné peut donc le publier à son tour le 13 décembre 1916 sous le titre : « D’un tour de canard que nous avons joué à un censeur bête comme une oie ».
Humour, anticonformisme et indépendance d’esprit sont déjà présents pour fonder l’identité du journal satirique qui a de beaux jours devant lui.
Source : Laurent Martin, Le Canard enchaîné, Flammarion, 2001
*La version numérisée du Canard enchaîné est accessible via Gallicaintramuros depuis les salles de lecture du Rez-de-jardin. Le mode texte, permettant l'interrogation textuelle, suivra à partir de l'année prochaine.
Commentaires
Centenaire
Merci pour ce complément d'information après l'émission Autant en emporte l'histoire écoutée sur France Inter hier soir !
la presse que l'on aime !!!
la presse que l'on aime !!!
extramuros please ?
Merci ! c'est juste vraiment regrettable que la version numérisée ne soit accessible qu'en "intramuros" - ça mériterait presque un article du Canard
Ajouter un commentaire