Aux origines du roman d'Émile Zola Au Bonheur des dames

Jusqu’au 6 mars 2025, le dossier préparatoire d’Au Bonheur des dames est présenté à la Cité de l’architecture et du patrimoine dans le cadre de l’exposition « La Saga des grands magasins ». Cet événement offre l’occasion d’en donner une description et d’en appréhender toute la richesse.

Au Bonheur des Dames, manuscrit autographe, 1882-1883. BnF, Manuscrits, NAF 10275, f. 1

Dans ce onzième opus de sa série des Rougon-Macquart, Émile Zola raconte la transformation de la modeste boutique « Au Bonheur des dames » en un grand magasin offrant, sur plusieurs étages, les dernières nouveautés textiles. Fidèle à sa méthode de travail, il réalise un dossier préparatoire très complet pour composer son « poème de l’activité moderne ». Les 628 feuillets qui le constituent, ont été réunis, peu après leur arrivée à la Bibliothèque nationale en 1904, en deux volumes : le premier comprend l’ « ébauche », texte programmatique de 27 feuillets qui donne le thème et la tonalité de l’œuvre, ainsi que les plans du roman (généraux et détaillés) ; le second rassemble la documentation utilisée par Zola pour concevoir son roman et étayer ses descriptions.

"Il y a quatre mondes (...) et un monde à part". Notes préparatoires pour la série des Rougon-Macquart, BnF, Manuscrits, NAF 10345, f. 22r

Dès la fin des années 1860, Zola projette d’écrire un roman sur le monde commerçant et est attentif à ce qui paraît sur ce sujet tant dans la presse que dans la littérature : ainsi, il a lu les œuvres de ses devanciers, et en particulier La Maison du Chat-qui-pelote (1829) et Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau (1837) de Balzac ; en attestent un court résumé du premier ouvrage, conservé dans le dossier préparatoire de Au Bonheur des dames, et une étude sur le second, parue dans Le Messager de l’Europe en 1876 et republiée en 1881 dans Les Romanciers naturalistes.

Émile Zola, "Balzac", Les Romanciers naturalistes, 1881. BnF, Littérature et art, 8-Y2-4948

Zola a également conservé quelques articles publiés en 1881, « Les Grands Bazars » et « Le Calicot ». Cependant, c’est seulement au début de l’année 1882, une fois achevée la rédaction de Pot-Bouille, que Zola entame son habituelle enquête de terrain. Menée avec une extrême minutie, cette enquête permet au romancier-journaliste de collecter une documentation abondante et diversifiée, qui, au-delà du projet littéraire qui la sous-tend, apporte, encore aujourd’hui, une multitude de renseignements et un témoignage précis sur la réalité du monde des grands magasins au XIX^e siècle, à tous les plans (architectural, organisationnel, économique, commercial, social…).

"Grands Magasins du Louvre, le hall Marengo", gravure de Charles Maurand d'après Charles Fichot, vers 1880 ?. Bibliothèque historique de la Ville de Paris

Zola commence par visiter deux de ces grands magasins, « Au Bon Marché » et « Au Louvre ». Pendant des heures, il arpente leurs étages et leurs rayons, il observe ce qui l’entoure et prend des notes. Sur 58 feuillets pour le Bon Marché et 33 feuillets pour le Louvre, il en donne une description exhaustive qu’il illustre de plans de ces magasins, niveau par niveau : effectifs et activités des différents personnels (administrateurs, chefs de comptoir, vendeurs, commis, etc.), salaires et conditions de travail, horaires d’ouverture, marchandises, inventaire, stratégies commerciales, architecture, mobilier…

Rez-de-chaussée du Bon Marché. NAF 10278, f. 2r
 

Description du Bon Marché, NAF 10278, f. 6r

Zola complète ces séances d’immersion par des entretiens avec des employés : Beauchamp, ancien chef de comptoir au Louvre ; Léon Carbonnaux, chef de rayon au Bon Marché ; Mademoiselle Dulit, vendeuse du magasin Saint-Joseph. Il en retire des informations concrètes sur les conditions d’embauche, le travail des employés, leur langage et leurs conditions de vie — ils logent et mangent sur place —, leur carrière, les procédés de vente, les clientes…
 

"Notes de M^elle Dulit", NAF 10278, f. 231

Grands Magasins du Louvre, état comparatif du personnel, 1882. NAF 10278, f. 263

Pour parfaire sa description, Zola prend également des renseignements auprès de l’architecte Frantz Jourdain, futur rénovateur de la Samaritaine entre 1885 et 1922, qui lui envoie un projet de construction pour un grand magasin.

NAF 10278, f. 264

Enfin, souhaitant bâtir son roman autour de l’opposition entre grands magasins et petits commerçants, il contacte un avoué, Émile Collet, pour obtenir des informations sur les questions d’expropriation et sur la façon dont le propriétaire d’un grand magasin pourrait se débarrasser d’un petit boutiquier. Bref, Zola réalise un tour d’horizon complet du monde commerçant tel qu’il était dans la seconde moitié du XIX^e siècle !

Tout en témoignant de l’étendue des recherches de l’écrivain et de son souci d’exactitude, le dossier préparatoire montre également comment cette documentation est transformée, petit à petit, en matière romanesque : entre deux pages de notes, Zola imagine les couleurs des voitures et des livrées du « Bonheur des dames » (jaune, vert et rouge), il dessine les plans de son futur magasin, étage par étage, ainsi que du quartier où il sera implanté — à proximité du palais Brongniart.
 

NAF 10278, f. 324
 

NAF 10278, f. 252

Lorsque, des feuillets 258 à 260, Zola décrit les trois états d’exposition des tissus (les nouveautés d’hiver, les nouveautés d’été, le blanc) qui constitueront trois grands moments du roman (chapitres IV, IX et XIV), il se donne des consignes de travail : « Décrire le premier état du rayon de confection. Un mot de la ganterie et des dentelles. […] Indiquer les provenances ». De même, on retrouve, dans l’ébauche, les plans et les fiches des personnages réalisés en parallèle de la compilation de cette documentation ou juste après, des informations recueillies par les lectures et l’enquête de Zola.
 

Liste des personnages du roman avec leurs âges respectifs en 1864. NAF 10278, p. 103

Ainsi, dans le plan détaillé du chapitre II, on suit le propriétaire de « Au Bonheur des dames », Octave Mouret, dans sa visite du magasin pendant l’installation des nouveautés d’hiver : la description du magasin depuis ses sous-sols, ainsi que de certains de ses rouages, reprend les notes de Zola sur le Bon Marché. À la fin du plan du chapitre IV, l’auteur liste les documents qu’il devra utiliser pour la rédaction de ce chapitre.

NAF 10277, f. 95
« L » pour les notes de Zola sur les magasins du Louvre ; « B.M. » pour celles sur le Bon Marché ; « Notes B » pour les informations données par Beauchamp, « Notes C » pour celles données par Carbonnaux

Le 28 mai 1882, quelques mois après le début de ses recherches, Zola commence la rédaction d’Au Bonheur des dames qu’il achève le 25 janvier 1883 (NAF 10275-10276). Le roman, après être paru sous forme de feuilleton dans le Gil Blas entre décembre 1882 et février 1883, est mis en vente chez le libraire Charpentier le 2 mars 1883.

Affiche publicitaire d'Émile Lévy pour la publication d'Au Bonheur des dames, 1882. BnF, Estampes et photographie, ENT DN-1 (Lévy, Émile)-FT 6