Paris vaut bien une flèche
Imagine-t-on la silhouette familière de Notre-Dame sans sa flèche ? Pourtant, elle n’en a pas toujours eu. C’est au célèbre architecte Viollet-le-Duc que l’on devait celle qui s’est effondrée sous le regard incrédule du monde entier le 15 avril 2019.
Vous avez dit flèche ?
En architecture, une flèche est un clocher de forme pyramidale très aiguë qui coiffe un édifice religieux. Elle peut être bâtie au-dessus d'une tour (cathédrale de Strasbourg), au-dessus de la nef (Sainte-Chapelle) ou surmonter la croisée du transept (Notre-Dame d’Amiens ou Notre-Dame de Paris).
Symbole de l’homme qui cherche à s’élever vers Dieu, elle est une prouesse architecturale. Avec le développement de l’art gothique, les flèches gagnent en hauteur et en légèreté. Elles se percent de lucarnes, d’ajours et forment de véritables réseaux de pierre.
La première flèche de Notre-Dame
Elevée au XIIIe siècle, la première flèche est assez peu documentée. Les plus célèbres représentations sont des gravures d’Israël Sylvestre datant du milieu du XVIIe siècle et un dessin de Jean-François Garneray, consulté par Lassus et Viollet-le-Duc pour documenter leur projet.
La flèche, ou petit clocher, n’a qu’un étage et abrite six cloches, dont quatre sont ainsi nommées : Anne ou la Babillette, Barbe ou la Muette, Magdelaine ou Matiphas et Catherine dite l’Extrême-Onction. Elle mesure "104 pieds" du faîtage au coq placé au-dessus de la croix.
Comme l’explique Eugène Viollet-le-Duc en 1861 dans l’article Flèche de son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle (tome V) : « ces charpentes fort élevées périssent toujours par suite d’un mouvement de torsion qui se produit de proche en proche de la base au faite. » Ainsi, à la veille de la Révolution, la flèche, qui est une des plus anciennes du monde, et malgré une rénovation de la voûte en 1729 par le cardinal de Noailles, menace de s’effondrer. Elle est donc démantelée de manière préventive entre la fin des années 1780 et 1793, ne laissant que la structure sur laquelle reposait l’édifice, la souche.
La flèche de Viollet-le-Duc
Après avoir remporté le concours en 1843, le projet de restauration de la cathédrale est confié aux deux architectes Jean-Baptiste Lassus et Eugène Viollet-le-Duc.
Le projet tel qu’adressé au ministre de la justice et des cultes, Nicolas Martin du Nord, prévoit de « rendre à notre belle cathédrale toute sa splendeur ». Les deux architectes s’interrogent : « croit-on, par exemple, que ce monument gagnerait à la construction des deux flèches […] au-dessus des deux tours ? Nous ne le pensons pas. »
Pourtant, vingt ans plus tard, Viollet-le-Duc écrit regretter que les deux tours de Notre-Dame ne soient pas couronnées :
« Si la façade de Notre-Dame de Paris est fort belle telle qu’elle existe aujourd’hui, cependant il faut reconnaître que tout avait été si bien préparé pour arriver aux flèches de pierre, qu’on peut regretter leur absence. Il y a dans la construction des tours une force qui n’est pas justifiée, puisqu’elles ne portent rien. Combien leurs piles si habilement plantées, combien leurs grandes baies terminées par de mâles archivoltes, combien cette structure quelque peu lourde pour un couronnement, paraîtraient élégantes si les flèches eussent été faites ! »
Eugène Viollet-le-Duc (1863). Septième entretien, sur les principes de l'architecture occidentale au Moyen-Âge in Entretiens sur l’architecture, t. I, p. 302
Cependant, ce n’est pas de ces flèches dont il est question dans le projet de restauration, puisqu’elles n’ont jamais existé.
Après la mort de Lassus le 15 juillet 1857, Viollet-le-Duc poursuit seul son œuvre. Après avoir minutieusement étudié la souche de la première flèche, l’architecte présente son projet, qui est accepté en mars 1858.
Viollet-le-Duc s’amuse (et s’agace un peu) du fait que de nombreux Parisiens aient même oublié, en à peine une cinquantaine d’années, que la cathédrale portait flèche.
Les quatre piliers du transept qui soutiennent entièrement la flèche ne forment pas un carré parfait, mais un quadrilatère assez irrégulier ce qui complique l’entreprise. Viollet-le-Duc remarque que la souche de la première flèche présente quelques faiblesses structurelles. Il améliore donc l’ensemble du système en y introduisant des perfectionnements fournis par l’ingénierie moderne : entre autres, il forme un quatre-pieds absolument rigide, relié directement à la souche, il évite les assemblages à tenons et mortaises fragilisés par les oscillations et les remplace par des moises, il utilise le fer uniquement comme boulon pour laisser de l’élasticité à la structure et diminue le poids de la charpente à mesure que la flèche s’élève en utilisant du bois de plus faible équarrissage.
Il améliore également la structure de la souche grâce au croisement de grandes contre-fiches qui empêche tout mouvement de torsion et permet une meilleure répartition des forces. Il ajoute un système de poteaux jumeaux séparés par un intervalle et reliés entre eux par des moises horizontales, ce qui rend le point d’appui très rigide.
Durant l’été 1858, la toiture de Notre-Dame est ainsi détruite pour y élever la flèche « en style gothique fleuri, octogone » et la première pièce de bois est montée dès le 14 février 1859.
A la fin du mois de novembre de la même année, un incendie se déclare au sommet de la cathédrale, dans la charpente, au niveau du chantier de la flèche. Heureusement, les sapeurs-pompiers interviennent rapidement et le feu ne s’étend pas. Si la cause est inconnue, la presse parle de la possible imprudence d’un fumeur…
Huit mois plus tard, en juillet 1860, les échafaudages sont retirés et les plombiers terminent les derniers ajouts.
Enfin, le 15 août 1860, après dix-huit mois de travaux, la nouvelle flèche est inaugurée. Sa grâce, sa coquetterie, sa légèreté et son élégance sont salués, même si certains trouvent sa silhouette un peu sévère, c’est un "vrai poème" !
Les douze statues des apôtres (dont Saint Thomas sous les traits de Viollet-le-Duc) hautes de 3,50 mètres ainsi que les quatre figures symbolisant les évangélistes sont en cuivre repoussé et exécutées d’après des modèles de Geoffroy-Dechaume. Elles sont progressivement ajoutées jusqu’en juin 1861.
La flèche mesure 44,50 m de haut (portant la cathédrale à une hauteur totale de 93m), pour un poids de 750 tonnes (dont le tiers pour la seule couverture en plomb). Le coût total est estimé à 500 000 francs. Comme le dit Viollet-le-Duc lui-même : « c’est donc 0.67 [centimes] le kilogramme, bois, fer et plomb, que coûte une flèche ».
La charpente est entièrement en bois de chêne provenant de Champagne, peint au minium pour protéger le bois de la pourriture, puis recouverte de plomb.
La flèche se compose d’un étage fermé, immédiatement après la souche, puis de deux plateformes ajourées, des crochets, des chapiteaux et des frises en rehaussent l'aspect. A chaque étage, seize gargouilles rejettent les eaux au-dehors et les huit poteaux d’angles se terminent par de longs pinacles portant des aigles aux ailes fermées.
Flèche de Viollet-le-Duc, gravure de Léon Gaucherel (Gazette des beaux-arts, 1er avril 1860)
La charpente est l’œuvre d’Auguste Bellu, la plomberie et les ferrures sont de Durand frères et Monduit.
La girouette en forme de coq, également en cuivre repoussé, domine l’ensemble. Elle contient une boîte en plomb renfermant des reliques, comme le dictait l’usage, et le procès-verbal de la cérémonie de bénédiction de la croix de 900 kg qui surplombe la cathédrale qui avait eu lieu début juin 1859.
Flèche de Notre-Dame. (Paris qui s'en va et Paris qui vient : publication littéraire et artistique / dessinée par Léopold Flameng, 1860)
Au cours de sa longue histoire, ce n’est pas la première fois que la cathédrale Notre-Dame de Paris perd sa flèche. Des projets architecturaux jugés trop audacieux ont été écartés et c’est bien à l’identique que la flèche a été reconstruite. Son inauguration aura lieu en décembre 2024.
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