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Erckmann-Chatrian (Emile Erckmann, 1822-1899, et Alexandre Chatrian, 1826-1890) 2/2

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26 janvier 2024

Erckmann-Chatrian a produit une œuvre à nulle autre pareille, jouant sur l’horreur, l’histoire et l’antimilitarisme, car les deux amis étaient pacifistes en ces temps belliqueux, progressistes en une période plutôt réactionnaire, et surtout optimistes et proches du peuple en un moment où le pessimisme régnait en maître. Seconde partie : l'œuvre.

L'Ami Fritz, estampe, Meyer et Méaulle, Paris, 1876

Dans l’écriture du duo Eckmann-Chatrian, chacun joue son rôle : Erckmann écrit, et Chatrian corrige. Surtout, le second place les œuvres dans la presse et l’édition. Ils sont progressistes dans leurs idées, même s’ils publient dans la presse bourgeoise. Par contre, ils sont assez mal vus, car ils sont pacifistes, ce qui n’est pas dans l’air du temps après 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine. Leur but est de s’adresser au plus grand nombre : "Ecrivons et parlons pour le peuple des campagnes dans une langue simple, familière et forte, qu'il comprenne".

Leur credo : se faire comprendre des gens de peu, ouvriers, artisans et paysans. Ils cherchent le "parler-vrai". Ce langage qui se veut celui du peuple ne les empêchent pas d’avoir un style attachant. Ils aiment les descriptions des paysages, des villages, dans toute leurs particularités. Ainsi, les premiers mots de L’Invasion :

L'Invasion ou le Fou Yégof, Erckmann-Chatrian, 1934

Ils peignent la vie quotidienne dans ses menus détails, des images d’agapes, un geste ici, une anecdote là, ou des conversations qui peuvent sembler anodines mais tracent le portrait d’une micro-société. Par contre, à côté du réalisme d’existences presque banales existe un idéalisme bien présent : il n’y a pas de véritables antagonismes entre les personnages, simplement des oppositions circonstancielles et provisoires : les gens du peuple ne peuvent être en conflit permanent !

On peut distinguer trois facettes dans l’œuvre : les romans historiques, les récits régionaux et l’aspect fantastique. Les fictions retraçant l’histoire du pays font l’apologie de la Révolution Française et la critique du Premier Empire. Tous les récits sont racontés du point de vue de l’homme du peuple : des paysans, des artisans, une cantinière. Ce ne sont par conséquent pas des analyses stratégiques ou politique, mais les menus détails de la vie quotidienne : la faim, le froid, les marches épuisantes, les batailles sanglantes, l’ennui souvent, la séparation d’avec les proches. Les descriptions des différentes batailles, peut-être piochées çà et là dans des histoires familiales, peut-être aussi inspirées par les travaux d’historiens du temps, sont saisissantes de réalisme. Ces narrations exaltent le patriotisme, mais sont aussi une charge virulente contre Napoléon Ier auxquels les auteurs reprochent une ambition qui sacrifia tant de vies.

Histoire d'un paysan, 1789-1815,  Erckmann-Chatrian, Paris, 1886

Car Erckmann-Chatrian est un vulgarisateur de mythes révolutionnaires. Ce tandem, engagé, s’est battu jusqu’en 1870 pour la République, le triomphe de la Liberté, la conservation des Droits de l’Homme, hérités de la Révolution de 1789, et a constamment milité pour l’instruction publique, seule source de la Démocratie. Il a toujours combattu l’Eglise et le cléricalisme, incarnations du conservatisme et de l’obscurantisme. Par exemple L’Histoire d’un homme du peuple (1865) relate, dans une perspective ouvrière, la révolution de 1848 vécue dans la capitale. Ou encore L’Histoire d’un sous-maître voit la lutte d’en enseignant contre l’emprise des curés sous la Restauration. Toujours cette détestation des prêtres !

Deuxième volet de leur œuvre, les récits régionaux, qui caractérisent bien leurs thématiques. Tous ces textes forment une sorte d’épopée populaire de l’ancienne Alsace-Lorraine. Partant du cadre rural, ils utilisent tous les menus faits récoltés auprès des villageois de la région. Mais ce réalisme rustique est mâtiné d’une sorte d’idéalisme plutôt optimiste. Deux romans s’imposent : Maitre Daniel Roc (1860) et L’Ami Fritz (1866). Le premier conte l’introduction du chemin de fer dans la société française. Et dans L’Ami Fritz, "Le paysage, les mœurs, l’amitié, la tolérance, la paix, la bonne chère et le bon vin sont les éléments de cette douceur de vivre qui semble être l’idéal d’Erckmann-Chatrian" (Angels Santa, Rocambole, 2009).

Contes et romans populaires, Erckmann-Chatrian, Paris, 1867

Troisième aspect de l’œuvre des deux amis, le Fantastique. Ils commencent leur carrière d’ailleurs par cela. Exploitant les paysages et le folklore de leur région d’origine, ils se lancent dans une série de contes alliant un imaginaire fait de peurs venues du plus lointain de la mythologie germanique et d’un esprit rationnel très français. Si on y retrouve l’amour de la bonne chère et les détails de l’existence ordinaire, l’humour et la légèreté cèdent brutalement le pas à l’effroi.

Symptomatique de leur approche sont les premiers mots de L’Araignée-crabe (tirée des Contes fantastiques de 1850) :

Contes fantastiques, Erckmann-Chatrian, Hachette, Paris, 1873

Le cadre physique de leurs histoires, même si les auteurs nous parlent de Rhénanie, Liège ou Amsterdam, est la matière vosgienne, et d’abord Phalsbourg. Dans ce monde réglé surgit un marginal, qui fait tanguer plus ou moins la réalité, et plus rien ne va de soi. Au départ, leurs personnages sont semblables à tous les gens qui nous entourent. Mais soudain, ces figures familières jettent le masque, et l’innommable, le terrifiant, se produit. Comme l’a écrit ce maitre de l’horreur qu’est Howard Philips Lovecraft, "Erckmann-Chatrian ont enrichi la littérature française de nombreux écrits fantastiques, dans lesquels une malédiction héréditaire déploie ses dernières forces… Leur aisance à créer une atmosphère de terreur est admirable et leurs contes portent la marque de l’horreur la plus grande. Certaines contiennent des abîmes sans fond de ténèbres et de mystères." (Epouvante et surnaturel en littérature, 1927).

L'Éclipse, A. Gill, Paris, 20 février 1876

De leur vivant, Erckmann-Chatrian ont été loués ou critiqués. Lamartine les admirait, mais Barbey d’Aurevilly, Jules Lermina ou Zola les attaquaient férocement. Peut-être du fait de la publication de leurs textes chez Hetzel, aux côtés de Jules Verne et de André Laurie, ou de leur horreur de la guerre, ou encore de la consonnance teutonne de leur patronyme, leur public s’est transformé, passant d’une foule innombrable au seul lectorat enfantin, après la Première guerre mondiale. Et il se raréfie encore à partir des années 1960, jusqu’à devenir très réduit de nos jours. Pourtant, Erckmann-Chatrian gagnerait à être redécouvert : la joie de vivre du duo, même dans les moments difficiles, son style, son ambiance, son mystère aussi sont passionnants. C’est ce que constatait un critique en 1962 (René Dumesnil dans Le Monde) :

Erckmann-Chatrian, comme Maupassant plus tard, excellent à éclairer la psychologie des personnages par un contexte décrivant avec minutie le décor, les attitudes, les gestes des gens qu’ils mettent en scène. Comme chez Maupassant, le silence parle."

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Commentaires

Soumis par Renée Durand le 02/02/2024

Merci pour tous vos billets dont la plus grande qualité est de donner envie de lire ou relire les auteurs que vous évoquez.

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