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Ces dames baroques : Elisabeth Jacquet de la Guerre et Antonia Bembo

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17 novembre 2023

Gallica accompagne les concerts de la saison musicale européenne de la BnF en vous faisant découvrir des pièces de ses collections ayant un rapport avec les œuvres au programme. À l'occasion du concert de ce mardi 21 novembre, nous vous présentons des manuscrits d'Elisabeth Jacquet de la Guerre et d'Antonia Bembo, deux compositrices de l'époque baroque.

Portrait d'Elisabeth Claude Jacquet de la Guerre. Gravure de Louis Crépy, 1729

La BnF et Radio France poursuivent la série des Saisons musicales européennes commencée en 2022. La troisième saison, organisée en partenariat avec l'association Elles Women Composers, met à l'honneur des femmes compositrices. Au programme du concert du mardi 21 novembre à l'Arsenal figurent des œuvres d'Elisabeth Jacquet de la Guerre (extraits de la tragédie lyrique Céphale et Procris et une Sonate en trio) et d'Antonia Bembo (pièces issues du recueil des Produzioni armoniche). Ces deux compositrices de la période baroque, l'une française et l'autre italienne, ont en commun d'avoir été des protégées de Louis XIV.
 

Elisabeth Jacquet de la Guerre (1665-1729)

 

 
Elisabeth Jacquet naît en 1665, à Paris, en l’« Isle Notre Dame » - actuelle île Saint-Louis. Elle est la fille de Claude Jacquet, organiste de l’église Saint-Louis, et de son épouse Anne de la Touche. Les quatre enfants du couple deviennent tous musiciens ; parmi eux, la jeune Elisabeth, qui chante et joue du clavecin, montre un talent exceptionnellement précoce : alors qu’elle n’a que cinq ans, son père, bénéficiant sans doute de quelques relations haut placées, la présente à Louis XIV. Le roi et ses proches sont éblouis, et, à l’initiative de Mme de Montespan semble-t-il, on propose d’accueillir Elisabeth à la Cour. Elle y demeure jusqu’en 1684, date à laquelle elle retourne à Paris pour son mariage avec l’organiste Marin de la Guerre. Dès lors, elle accolera le nom de son mari à son nom de naissance pour s’appeler Elisabeth Jacquet de la Guerre, et signera parfois même « Jacquet » tout court. 

Elisabeth avait composé quelques pièces de musique vocale durant ses années versaillaises. En 1687, elle fait paraître un Premier livre de pièces pour clavessin qui est sa première œuvre publiée. En 1691 ou 1692, elle écrit les Jeux à l’honneur de la victoire, un divertissement relevant du genre de l’opéra-ballet, pour célébrer de récents triomphes militaires de Louis XIV ; la musique en est aujourd’hui perdue, mais le texte de cette œuvre a été conservé dans un livret manuscrit. La compositrice laisse dans ce livret une dédicace au Roi où elle exprime une certaine fierté d’avoir été la première femme à composer un opéra entier, du moins en France : « Ce n’est pas d’aujourd’huy que des femmes […] ont donné d’excellentes Pièces de poësie, qui ont eü un très grand succès. Mais jusqu’icy Nulle n’a essaïé de mettre tout un Opéra en Musique ». 

Il faut signaler qu’à cette date, Elisabeth Jacquet de la Guerre est déjà considérée comme une compositrice de première importance. En décembre 1691, le Mercure galant fait paraître une épître attribuée fictivement à Jean-Baptiste Lully (en fait mort en 1687), qui la déclare « première musicienne du monde » et rend un vibrant hommage à ses talents :

 

 

Céphale & Procris

En 1694, Jacquet de la Guerre fait représenter un nouvel opéra, Céphale et Procris, sur un sujet tiré des Métamorphoses d’Ovide. Compte tenu de la réputation de la compositrice, et de l’estime où la tient personnellement Louis XIV, les attentes sont grandes ; hélas, l’échec rencontré par la pièce n’en sera que plus retentissant : celle-ci essuie des critiques particulièrement acerbes et ne connaît que cinq ou six représentations. Peut-être le livret du jeune Duché de Vancy, assez peu inspiré, n’a-t-il pas aidé la compositrice à donner le meilleur d’elle-même. Par ailleurs, il faut se rappeler qu’à l’époque l’opéra français sort encore péniblement de l’ombre de Lully, qui avait exercé un véritable règne dans ce domaine.

Le département de la Musique de la BnF conserve aujourd’hui deux manuscrits de la musique de Céphale et Procris. Tous deux proviennent de la collection du chanoine Sébastien de Brossard (1655-1730), un compositeur, copiste et collectionneur de musique dont les fonds sont devenus depuis un des piliers des collections musicales de la Bibliothèque nationale. L’un des deux manuscrits de Céphale et Procris est un ensemble de huit parties instrumentales séparées, probablement établies et utilisées pour les représentations de l’opéra de 1694 :

Le second manuscrit est une partition du Prologue de l’œuvre, de la main de Sébastien de Brossard lui-même ; Brossard, en effet, réalisait couramment des copies d’œuvres créées à l’époque afin d’alimenter le répertoire de l’Académie de musique de Strasbourg qu’il avait fondée en 1687 et qu’il dirigeait. C’est dans ce cadre qu’a été rejoué le Prologue de Céphale et Procris en 1696. 

 

E. Jacquet de la Guerre, Céphale et Procris, partition manuscrite, copie de S. de Brossard, 1696.
BnF, département de la Musique, cote VM2-125 (1)

Les Sonates en trio

Peu de temps après la déconvenue de Céphale et Procris, Elisabeth Jacquet de la Guerre se prête à un tout autre exercice en composant en 1695 quatre Sonates en trio, pour deux violons et basse continue. Le genre de la sonate, originaire d’Italie, est timidement importé en France en cette fin du XVIIe siècle, et si quelques compositeurs français, parmi lesquels François Couperin, écrivent des sonates dans les années 1690, on ne commencera à en publier à Paris que dans les premières décennies du siècle suivant.

Les Sonates en trio de Jacquet de la Guerre retiennent cependant très vite l’attention de Sébastien de Brossard, au point qu’il va s’en procurer la partition directement auprès de la compositrice. « Elle me fit la grâce de me prêter les originaux [en] l’an 1695 pour les faire copier », note-t-il dans le catalogue qu’il a dressé de sa collection musicale, en 1724. « Elles sont délicieuses », ajoute-t-il à propos des Sonates. Ainsi les manuscrits « originaux » demeurés dans la collection de Brossard sont-ils peut-être de la main d’Elisabeth Jacquet de la Guerre elle-même :


E. Jacquet de la Guerre, Sonate en trio n°1 en sol mineur, partition manuscrite, 1695. BnF, département de la Musique, cote VM7-1110

On note la très grande netteté du manuscrit, ainsi que la signature « della Signora de la guerre » qui assume pleinement le goût italien inhérent au genre de la sonate…

 

Antonia Bembo (1640-1720)
 

Moins bien connu que le nom d’Elisabeth Jacquet de la Guerre demeure aujourd’hui celui d’Antonia Bembo. Celle-ci, pourtant, née à Venise et installée en France à partir de 1676, eut une carrière française contemporaine de celle d’Elisabeth Jacquet de la Guerre et figure avec elle parmi les plus grandes femmes compositrices de ce temps.

Antonia Bembo, née Padoani vers 1640, est la fille du docteur Giacomo Padoani, un médecin vénitien d’origine modeste, mais devenu assez fortuné pour lui offrir une éducation musicale auprès de maîtres réputés. Elle manifeste rapidement des talents d’enfant prodige, en particulier pour le chant lyrique.

Par son mariage avec Lorenzo Bembo en 1659, la jeune Antonia devient membre par alliance d’une des plus anciennes familles de l’aristocratie vénitienne (les « Case vecchie »). Un des illustres membres de cette famille fut le cardinal Pietro Bembo (1470-1547), poète connu pour avoir contribué à codifier la langue italienne moderne, et grandement influencé le développement du genre du madrigal, forme majeure de la musique vocale italienne du XVIe siècle.

 

Au tournant des années 1670, le mariage d’Antonia Bembo prend l’eau. Son époux Lorenzo, apparemment violent et infidèle, est parti guerroyer sous l’étendard de la République de Venise en 1667 en laissant des fonds insuffisants pour le maintien des affaires du ménage. En 1672, Antonia intente contre lui une procédure de divorce, lui reprochant adultères, larcins, et divers mauvais traitements ; néanmoins, la cour patriarcale de Venise se prononce en sa défaveur.

 

En désespoir de cause, Antonia va donc chercher à fuir son mari en quittant Venise. Elle y parvient en 1676, avec l’aide d’un musicien de sa connaissance, le guitariste Francesco Corbetta (1615-1681). Ils auraient, semble-t-il, profité de la saison du Carnaval pour s’enfuir masqués… Corbetta, qui a servi à la Cour d’Angleterre et à celle de France, et a même donné des leçons de guitare au jeune Louis XIV, conduit Antonia à Paris où ses réseaux lui permettront de faciliter son entrée comme musicienne.
La réputation de chanteuse lyrique d’Antonia l’a d’ailleurs précédée, et Louis XIV en personne exprime le désir de l’entendre. Ainsi Antonia va-t-elle pouvoir chanter devant la Cour, accompagnée à la guitare par Corbetta : le Roi est conquis, il prend la cantatrice sous sa protection et lui accorde une pension, qui lui permettra de résider d’abord à la Comédie-Italienne, puis à partir de 1682 au couvent parisien de Notre-Dame des Bonnes Nouvelles.
 

Produzioni armoniche

Tous les manuscrits aujourd’hui connus d’œuvres composées par Antonia Bembo sont conservés par le département de la Musique de la BnF. Le plus ancien d’entre eux est un recueil, constitué par la musicienne aux environs de 1695-1700, de diverses pièces vocales de sa composition dans un volume qu’elle intitule Produzioni armoniche.
Le manuscrit des Produzioni armoniche comporte une dédicace d’Antonia Bembo à Louis XIV, son bienfaiteur, qu’elle remercie une fois encore de lui avoir accordé sa générosité au moment où elle se voyait « abandonnée par celui qui l’avait conduite depuis Venise », autrement dit Corbetta…
 

Le manuscrit, accepté comme présent par le Roi, a été relié pour intégrer sa bibliothèque : le plat de la reliure en maroquin rouge porte en effet les armes de Louis XIV, ainsi que son monogramme royal « L ».

Les 41 pièces que comprend le recueil des Produzioni armoniche sont d’inspiration variée : à une majorité d’arias en langue italienne, écrits sur des sujets galants, se mêlent quelques cantates spirituelles et des motets latins. Parmi les arias, certains ont paru refléter les circonstances biographiques ayant entouré leur composition. Ainsi le n°15 du recueil, « Cliza amante del Sol », nous montre la nymphe Clytie, « loin de sa terre natale » et « abandonnée par la Fortune », implorer la bienveillance du dieu Hélios, le Soleil – dans un étonnant parallèle avec la situation d’Antonia Bembo, tout juste arrivée de Venise à Paris, qui quémandait la générosité de Louis XIV, le Roi-Soleil…

 
Les Produzioni armoniche se referment sur un air français, « Ha, que l’absence… », le seul du recueil écrit dans cette langue, comme pour annoncer l’assimilation progressive du style français par la compositrice vénitienne, effectivement réalisée dans la suite de sa carrière.

 

Références bibliographiques

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