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"Le Journal des merdeux" (1882) et "Le Cochon" (1885)

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19 septembre 2023

Le registre scatologique a toujours été un des ressorts du comique. Les pastiches de presse « Le Journal des merdeux » ou « Le Cochon » annoncent d’emblée cette thématique, derrière laquelle on pourra pourtant déceler d’autres sous-entendus.

« Le journal des merdeux » (1882)

Pendant que Sapeck (1854-1891) poursuit la publication de L’Anti-Concierge (voir le billet), Jules Jouy (1855-1897) collabore en 1882 à des titres qui flirtent avec la pornographie tout en essayant de s’en distinguer : La Gazette grivoise et L’Esprit gaulois. Il fait équipe avec le dessinateur Eschbach, qui signe également J. Esch.

Eschbach, dessins dans La Silhouette

En avril 1882, il illustre « Nos bonhommes en pain d’épice » une chanson de Jules Jouy dans Le Grelot :

Jules Jouy et Eschbach, Le Grelot, 30 avril 1882

Cette même année, les deux compères s’amusent à imprimer un placard en mars 1882 : Le Journal des merdeux.

Le Journal des merdeux

Ces plaisanteries scatologiques, même si le terme est encore peu utilisé, entre dans un ensemble plus largement qualifié de « pornographique » dans les années 1880.

Ce pastiche de presse scandalise peu de journaux, car cette blague potache est vraiment dans l’air du temps et de tradition ancienne. Il prend ici la forme d’un placard, le texte se présentant uniquement sur le recto et pouvant être affiché.

Bandeau du Journal des merdeux

Le programme ressemble à une provocation d’enfant insolent :

Détails du Journal des merdeux

Le bulletin politique décline toutes les couleurs de cet étendard et joue sur les sens du mot trône :

Quant à nos opinions politiques, elles se résument en ces deux mots : le trône ! Le trône, il n’y a que ça !

L’imprimeur Wilhem qui avait prêté ses presses pour la publication a été condamné pour omission de certaines formalités : le dépôt légal et la mention de son adresse (qui aurait dû être signalée ainsi).

Gil Blas, 15 avril 1882

Patrick Biau, le biographe de Jules Jouy, complète ces informations en reproduisant l’ordonnance du juge d’instruction Barbette :

Vu la procédure commencée contre Jules Jouy, inculpé d’outrage aux bonnes mœurs, pour publication dans un placard intitulé Le Journal des merdeux, le dit placard vendu, distribué sur la voie publique, de deux dessins placés le premier en haut de la quatrième colonne du dit placard et le second en haut de la sixième colonne.
Vu l’article 28 de la loi sur la presse de 1881, il a été ordonné saisie de tous les placards du numéro unique intitulé : Le Journal des merdeux qui seraient exposés aux regards du public, mis en vente, colportés ou distribués.

Cité par Patrick Biau, Jules Jouy le « Poète chourineur », Sénouillac, 1997.

Ces plaisanteries sont très risquées et les condamnations nombreuses. Quelques semaines plus tard, Eschbach sera condamné à 18 mois de prison pour un dessin de La Gazette grivoise et s’exilera en Belgique.

Le XIXe siècle, 27 mai 1882, extraits

Dans ce placard volontairement provocateur et scatologique, on trouve, en plus d’un regard anarchiste sur la politique, des sous-entendus contestataires sur les modes, l’actualité, le journalisme et l’objet journal, allant jusqu’à l’auto-parodie.

Le rubricage et les publicités jouent sur ce mauvais goût :

Détails du Journal des merdeux

Jules Jouy, très célèbre pour son activité de chansonnier, se parodie en Jules Klein :

Détail du Journal des merdeux et portrait de Jules Jouy par Jules Grün

Proche et admirateur d’Émile Zola, il amplifie les critiques qui lui sont portées inlassablement :

Détail du Journal des merdeux

et il le met en scène dans une chronique des Tribunaux.

Détail du Journal des merdeux

Richer et Domange sont les deux compagnies parisiennes et concurrentes de vidange, prisées par les actionnaires et régulièrement moquées par les dessinateurs de presse. Ce qui explique également l’adresse de la rédaction dans le bandeau, 100 rue Richer et la référence à Bondy, lieu d'évacuation des vidanges de Paris.

Le Journal amusant10 juin 1876 9 janvier 1897

L'affaire Lesueur-Périvier est un authentique fait divers qui a déclenché la conception de ce pastiche de presse. Le 4 mars, Lesueur, ancien typographe se venge d'Antonin Périvier, l'un des gérants du Figaro depuis la mort de Villemessant en le coiffant, en pleine rue, d'un pot de chambre rempli.

Extraits de La Justice7 mars 1882 et de Gil Blas6 mars 1882

Tout la presse raconte ce "Drame du boulevard des Italiens" (Gil Blas, 6 mars 1882 , La Justice, 7 mars 1882), qui s'est produit juste à côté du café Riche. Le Sueur publiera sa version des faits peu de temps après La Vérité sur l'affaire du pot et les appréciations de la presse.

Deux extraits de l'article "Tribunaux" du Journal des merdeux

Président du tribunal, Zola corrige le plaignant sur son vocabulaire qu’il juge trop vulgaire. Par deux fois, il rappelle qu’il faut distinguer la fonction de l’homme privé. Ce qui, entre les lignes, s’entend aussi pour l’écrivain, en particulier ici avec la référence à son roman Nana publié en 1880. Sa sentence, digne d’un Salomon, exige une reconstitution inversée qui condamne le coupable.

L'affaire du pot est jugée par la huitième chambre correctionnelle le 24 mars 1882. Gil Blas en donne le compte rendu en Une sur trois colonnes et conclut ainsi : 

« L’affaire du pot », Gil Blas, 25 mars 1882 

D’autres célébrités médiatiques sont citées, comme Sarah Bernhardt dont la maigreur a souvent été caricaturée :

Deux caricatures de Sarah Bernhardt et écho du Journal des merdeux

Il y est aussi question des actions de la Société protectrice des animaux (fondée en 1845) qui va installer des vespasiennes pour les chiens errants.

Détail du Journal des merdeux

D'autres journaux et journalistes sont ciblés, en particulier Albert Wolff, décidément tête de turc de la presse satirique (voir le billet sur "Le Journal des Rosières").

L'affaire Lesueur-Périvier permet de faire un parallèle avec une chanson de Jules Jouy «La complainte de l’emmerdé » [1882], sur l’air de « Qué cochon d'enfant ! ».  L’illustration d’Alfred Le Petit reprend les mêmes motifs que Le Journal des merdeux : le pot de chambre, la référence à Richer, en insistant plus clairement sur Le Figaro.

complainte.jpg

Jules Jouy et Alfred Le Petit, La complainte de l’emmerdé [1882]

« Le Cochon, journal des gens sales »

Le Journal comique publie deux numéros du « Cochon, Journal des gens sales ».

Le Cochon, Journal des gens sales, n°1 et 2

« Le Cochon », n°1, [1885] reprend une partie des textes du Journal des merdeux sans indiquer la source. C’est alors une pratique courante de la presse, mais cela s’explique également ici par les réseaux de sociabilité communs à Jules Jouy et Raoul Fauvel, tous deux hydropathes (voir les billets de blog sur L’Anti-concierge et Le Journal des Rosières).

« Le Cochon, Journal des gens sales » feint de s’adresser à plusieurs catégories de lecteurs improbables. Il décline les différents sens du mot cochon et multiplie les sous-entendus.

Tout d’abord, au sens propre lorsqu’il désigne un être humain, dans un registre familier, il s’agit d’une personne sale physiquement, comme l’indiquent le sous-titre et le nom du rédacteur en chef.

Détail du « Cochon », n°1, [1885]

Les jeux sur les aptonymes (nom de famille ou prénom possédant un sens en relation avec le métier ou les occupations de la personne qui le porte) et les homophonies approximatives « Allez, vous l’avez !/ allez vous laver » sont récurrents.

Détail du « Cochon », n°1

Au sens figuré, un cochon est un sale type. Ce grossier personnage est ici représenté par la figure du proxénète, un Alphonse, reconnaissable à sa casquette haute et à l’argot des aminches (voir le billet « L’Alphonse » est dans le journal).

Détail du « Cochon », n°1

L’ensemble du bandeau reprend ainsi des blagues éculées en lien avec la prostitution (Voir Le Journal des Rosières pour les adresses) :

Bandeau du « Cochon », n°1

S’y ajoutent un jeu de mots « le porc/port est payé » plutôt bien vu et quelques homophonies approximatives dans les textes.

Détails du « Cochon », n°1

Le cochon adore se vautrer dans la fange et les allusions scatologiques se multiplient :

Détails du « Cochon », n°1 et n°2

Avec, régulièrement, la mise en abîme de l’objet journal, omniprésent dans les textes.

Enfin le sens « propre », lorsqu’il désigne l’animal, entraîne des listes de mots pris au pied de la lettre :

Détails du « Cochon », n°1, [1885]

Et la profession de foi/foie détourne très vite le métier de charcutier à celui de cochonniste.

Détail du « Cochon », n°1, [1885]

Tous les mots en italique sont à double sens. La profession de foi singe les multiples créations de mouvements politiques, artistiques ou religieux avec le suffixe –ISME. Cette mode des étiquettes régulièrement moquée par la presse avait déjà été pointée par Gustave Flaubert dans Bouvard et Pécuchet (œuvre posthume publiée en 1881) avec notamment son « pignoufisme universel ».

La Nouvelle Lune, 16 janvier 1881

Cela illustre encore, dans un contexte un peu plus large, que le pastiche de presse se situe bien dans la lignée des caricaturistes, et concrétise le même esprit avec la fabrication d’un objet détourné. Ainsi Albert Robida, en septembre 1880, imaginait dans La Silhouette un nouveau mouvement « Le Goretisme » :

Albert Robida, « Le Goretisme », La Silhouette, 13 septembre 1880

associé à un journal Le Goret illustré :

Albert Robida, détails du « Goretisme », La Silhouette, 13 septembre 1880

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