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"L’Anti-concierge" de Jules Jouy et Sapeck, 1881-1883

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13 septembre 2023

La caricature des concierges au XIXe siècle s’inscrit dans une tradition initiée par les dessinateurs et les chansonniers. Le pastiche de presse L’Anti-concierge y contribue en 1881 en associant fiction, réalité et anticipation.

Jules Jouy et Sapeck, deux hydropathes

Lorsqu’en novembre 1881 les journaux annoncent la parution de L’Anti-concierge, Jules Jouy (1855-1897) et Sapeck (1854-1891) sont déjà bien connus dans le milieu de la presse. Ils appartiennent tous les deux au cercle des Hydropathes.

L’Intransigeant, 27 novembre 1881

Jules Jouy a publié ses premiers articles et poèmes durant l’été 1876 dans Le Tintamarre et Le Sifflet. Ses chansons sont signalées dans la presse à partir de 1878. Cette même année il s’était battu en duel avec un journaliste de L’Événement, qu’il avait accusé de plagier Balzac (cf. un résumé dans Le Tintamarre), puis avec un journaliste du Figaro, à la suite d’une citation dans le cadre d’un procès accusant Le Sans-culotte d’Alfred Le Petit de traiter de matières politiques sans avoir acquitté son cautionnement. Présenté comme un des rédacteurs du Tintamarre, il devient un chansonnier célèbre dès 1880 et participe par la suite à de nombreux journaux (Le Pétard ou Le Rapin).

La Presse, 20 mars 1881 ; portrait de Jules Jouy dans Le Rire, 12 janvier 1895

Arthur Sapeck (pseudonyme d’Eugène Bataille), étudiant en droit et élève d’André Gill, a, quant à lui, tout d’abord publié des caricatures de ses professeurs dans Les Écoles à partir de 1877. Il est régulièrement cité dans la presse à partir de l’été 1879, en particulier dans Le Tintamarre sous la plume de Charles Leroy ou d’Alphonse Allais qui rédige sa notice dans L’Hydropathe l’année suivante.

Portrait de Sapeck par Cabriol et la fin de l’article d’Alphonse Allais (L’Hydropathe, 15 mars 1880)

En 1880, Sapeck illustre Calotte et calotins, histoire illustrée du clergé et des congrégations de Léo Taxil et en mai 1881, En famille, un monologue de Georges Moynet dit par Coquelin Cadet. Spécialiste des canulars et des provocations, il va, au début de l’été 1880, provoquer un scandale au Quartier Latin (raconté dans tous les journaux : Le Figaro qui cite aussi Alphonse Allais, Gil Blas « Rendez-nous Sapeck », les suites au poste Le Figaro, le tout résumé par Le Tintamarre le 10 juillet.)

La Lanterne, 3 juillet 1881

Le Tintamarre, 10 juillet 1881

Jean Richepin raconte également cette anecdote, parmi d'autres mystifications de Sapeck dans le Gil Blas du 27 août 1881 :

Début et fin de l’article de Jean Richepin, Gil Blas, 27 août 1881

Le groupe des Hydropathes, un club fondé par Émile Goudeau, organisait des séances de lecture dans le quartier Latin, relayées par un journal littéraire illustré L’Hydropathe.

 « Une séance aux Hydropates », L’Hydropate, 15 janvier 1880

Ces blagues et mystifications mettent en place la posture du fumiste, qu’Alphonse Allais et ses camarades hydropathes développeront peu de temps après au cabaret du Chat noir. Ce dernier ouvre en novembre 1881, un mois avant la parution du premier numéro de L’Anti-concierge. La joyeuse bande quittera alors le Quartier Latin pour Montmartre. (cf. Dix ans de bohème, les souvenirs d’Émile Goudeau ).

Les sept numéros de L’Anti-concierge

Ces deux personnalités parisiennes vont donc publier sept numéros de L’Anti-concierge. Ce quatre pages, dirigé par Jules Jouy, puis par Jules Jouy et Sapeck (numéros 2 à 4), puis par le seul Sapeck, est annoncé comme bimensuel. Cette périodicité ne sera respectée que pour les trois premiers numéros. Après une interruption, il se transforme en trimestriel, à l’image du terme (date fixée pour le paiement des loyers dont la durée était alors de trois mois).

L’Anti-concierge, [février-mars 1882], n°4 

L’Anti-concierge, [avril-juillet 1882], détails du n°5

Jusqu’au numéro quatre le gérant est Noël Bourrely, typographe, instituteur adjoint, proche de Léo Taxil et un temps gérant de L’Anti-clérical (1879-1882). Le gérant des deux derniers numéros « Eugène François Bataille » n’est autre que Sapeck.

La plupart des pastiches de presse sont des numéros uniques. On trouve parfois quelques séries, mais si la publication se poursuit, la publication devient un véritable journal, comme par exemple L’Os à moelle de Pierre Dac. Détournant les journaux de corporation comme le Journal des concierges de Paris (1836) ou La Loge, journal des concierges de Paris et des départements (1842), L’Anti-concierge est un pastiche à la limite de l’exercice, puisqu’il pourrait être simplement un journal comique ou satirique, d’autant plus qu’il est vendu en kiosque, sans être inséré dans un autre journal.

De parution de plus en plus irrégulière, sa matière s’épuise et il disparaît après sept numéros. Il n’en reste pas moins dans l’air du temps puisque deux authentiques titres sont créés en 1882 : Le Journal des concierges et Le Moniteur des concierges, journal consacré à la défense de cette corporation.

Le programme de L’Anti-concierge

Centrés sur un échange de services mais essentiellement sur la perception des loyers, les relations sont tendues entre les locataires et leurs concierges. Ces derniers sont surnommés péjorativement pipelets, en référence à un couple de portier des Mystères de Paris (1842-1843) d’Eugène Sue.
Le bandeau met en place un monde inversé de la presse professionnelle avec provocation et humour noir, tout en montrant une volonté de fédérer les locataires, pour leur « défense ».

Bandeau de L’Anti-concierge

L’éditorial du numéro 1 signé par Jules Jouy et accompagné de dessins de Sapeck développe toutes les modalités fantasmées de vengeances possibles du « locataire opprimé » :

L’Anti-concierge, [1er décembre 1881, n°1]

 Essuyez vos pieds, SVP, quand ils sont bien sales, sur la tête de votre concierge, mettez-lui des punaises dans son beurre et du poil à gratter dans on lit ; semez des pois fulminants dans son alcôve, et du poivre dans la tabatière de son épouse, jetez-lui des regards méprisants et des pots de fleurs sur la figure ; attachez par la queue vingt chats furieux et quelques douzaines de chiens hydrophobes que vous lâcherez la nuit dans les escaliers ; versez du sel dans son café et saupoudrez de sucre son vermicelle et son tapioca ; répandez sur son compte des bruits calomnieux et sur son passage des écorces d’oranges et des pelures de pommes. Enfin faites-lui toutes les misères que votre indignation de locataire opprimé peut vous suggérer. Tel est le programme que l’Anti-Concierge soumet à ses innombrables lecteurs.

Dans le numéro deux, le concierge est représenté en maître du monde. L’illustration établie un parallèle amusant entre le globe terrestre et la boule d’escalier, insistant ainsi sur la posture vaniteuse du concierge, ressort présumé de sa tyrannie. En effet, le concierge surveille les allers et venues des locataires, leurs fréquentations, leurs courriers et surtout il tire le cordon, c’est-à-dire qu’il ouvre la porte de l’immeuble à l’aide d’un cordon depuis sa loge, la nuit, notamment ou refuse de le faire.

Texte de Jules Jouy et dessin de Sapeck, L’Anti-concierge, 15 décembre 1881, n°2

C’est ainsi qu’il est encore mis en scène dans la rubrique « L’album de L’Anti-concierge » : Le Cerbère, chien polycéphale gardant l’entrée des Enfers (n°1), Saint-Pierre possèdant les clefs (n°2), Le Dragon des Hespérides (n°3), le dieu Terme, ou Therminus, fils de Jupiter, gardien des bornes (n°4) ou le Concierge de la Sublime-Porte (n°5).

 « L’album de L’Anti-concierge », L’Anti-concierge, n°1

Cette ligne se décline dans toutes les rubriques. Certains pastiches de chansons ou de poèmes sont probablement écrits par Jules Jouy : « La Marseillaise des locataires » (n°1), les « Souhaits de bonne année » (n°3) ou « Le Chant du départ des locataires » (n°4).

« La Marseillaise des locataires », L’Anti-concierge, n°1

 « Souhaits de bonne année » et extrait du « Chant du départ des locataires », L’Anti-concierge, n°3 et n°4

Les publicités sont particulièrement créatives et variées. Elles jouent sur la mauvaise réputation des concierges et le fantasme du « conciergicide » :

L’Anti-concierge, n°1

Les fausses annonces matrimoniales ou détournements de publicités pour le journal :

L’Anti-concierge, n°2

Les réclames pour des médicaments ou des confiseries :

L’Anti-concierge, n°3 et n°5

Des publicités fumistes pour des entreprises de déménagements à la cloche de bois (départ précipité, le plus souvent nocturne, de locataires ne souhaitant pas honorer leur dette), ou le nouveau cabaret du Chat noir :

 

L’Anti-concierge, n°5

Émile Goudeau, qui a participé à la création du cabaret avec Rodolphe Salis fin 1881, est le rédacteur en chef du Chat noir dont le premier numéro paraît en janvier 1882. Cabrion est un comparse du couple Pipelet dans Les Mystères de Paris.

Des collaborateurs hydropathes et fumistes

Très peu de collaborateurs signent de leurs noms, à l’exception d’Adelphe Froger (ancien directeur de publication de La République des lettres) et d’Alphonse Lafitte, chansonnier, et auteur d’un recueil de poésie Les Échevelés. L’usage du pseudonyme est constant : « Le monsieur de l’entresol », « Un paillasson », « Le préposé aux fumisteries », « Un conciergicide » ou « Cabrion».

Portrait d’Alphonse Lafitte par Cabriol et son poème, L’Anti-concierge, n°5

Cependant, dans la rubrique « Échos de l’escalier », on devine la participation d’Alphonse Allais. C’est aussi l’hypothèse de son biographe, François Caradec.

Portrait d’Alphonse Allais par Cabriol et un de ses articles, L’Anti-concierge, n°1

Seul ou avec son beau-frère Charles Leroy, créateur du célèbre Colonel Ramollot :

Portrait de Charles Leroy par Cabriol et un article « à la manière de », L’Anti-concierge, n°5

Ce sont probablement les inventeurs Charles Cros et Alphonse Allais qui, par l’entremise fictive de Thomas Edison, imaginent - anticipation pertinente - un « concierge automatique » (n°3 et n°6) pour en finir avec les pipelets.

Portrait de Charles Cros par Cabriol et une « invention », L’Anti-concierge, n°3

Deux inventions attribuées à Edison et à Alphonse Allais, L’Anti-concierge, n°4 et n°6

Une réclame pour la Ferme Saint-Siméon à Honfleur, fréquentée par de nombreux peintres depuis les années 1820 est un clin d’œil de Sapeck légèrement anachronique puisque Madame Toutain n’y reçoit plus les pensionnaires depuis plus de quinze ans.

Publicité du n°6 ; extrait de l'hommage d’Alphonse Allais à Sapeck, Gil Blas, 26 juin 1891

D’autres amis, cités dans les articles, ont probablement participé à la conception du journal.

Ainsi le comédien Coquelin Cadet (dont un des pseudonymes était « Pirouette ») et Léo Taxil sont cités dans une liste de locataires fuyant la tyrannie de leur concierge :

Caricatures de Coquelin Cadet par Alfred Le Petit et de Léo Taxil par André Gill ; l’article les mentionnant, L’Anti-concierge, n°4

Un « écho de l’escalier » évoque la concierge de Georges Moynet, architecte et auteur de monologues :

Portrait de Georges Moynet par Cabriol et l’écho le mentionnant, L’Anti-concierge, n°3

Jules Jouy et le dessinateur Eschbach sont cités dans le n°5 (avril-juillet 1882), au moment où ils collaborent à La Gazette grivoise :

Portrait de Jules Jouy par Alfred Le Petit, et l’écho le mentionnant, L’Anti-concierge, n° 5

Ils appartiennent bien sûr tous au cercle des Hydropathes dont Félicien Champsaur dressait déjà un portrait collectif dans Le Figaro le 8 octobre 1879.

L’Anti-concierge et la presse

Malgré ce que nous pouvons ressentir de violent dans cette publication, elle est très bien accueillie à l’époque. Les numéros 3 et 5 remercient la presse de ses nombreux articles, signe des retombées médiatiques positives de l’entreprise.

L’Anti-concierge,  numéros 3 et 5

L’Anti-concierge suit le fil de l’actualité. Certains numéros ont pour thème central les étrennes (n°3), le terme (n°4) ou les relations avec les propriétaires (n°6). Il renvoie régulièrement à des articles réels qui témoignent de concierges violents et malhonnêtes :

L’anti-concierge, n°5 ; Le Figaro, 30 janvier 1882

Finalement la presse est presque aussi agressive vis-à-vis de cette corporation, tant dans les faits qu’elle relate que dans le vocabulaire utilisé.

Le Gaulois introduit sa rubrique des Tribunaux le 7 février 1880 avec les mêmes expressions pour raconter l'’« histoire des vexations imaginées par certains pipelets », ces « tyrans modernes ». Et, si l'on ne retient qu’un seul fait d’une longue liste d’un cas pratique du Constitutionnel du 23 mai 1880L’Anti-concierge est bien proche de la réalité.

Le Gaulois, 7 février 1880 ; Le Constitutionnel, 23 mai 1880

Et de nombreux journaux rêvent d’en finir avec les concierges, comme Le Petit parisien :

Le Petit parisien, 12 septembre 1882

Il est souvent question de vol et de crime. Gil Blas fait d’ailleurs un historique des concierges assassins dans un article d’actualité « Sang et cordon ! » (17 janvier 1881).

Il faut aussi signaler que L’Anti-concierge célèbre Clovis Hugues, poète et journaliste, proche d’André Gill, récemment élu député, qui travaille sur un projet de loi pour diminuer le prix des loyers. Au même moment se dessine la formation d’une chambre syndicale des Propriétaires parisiens.

L’Anti-concierge, n°6 ; Clovis Hugues par Nadar

Réseaux de sociabilité et affinités

Ces réseaux de sociabilité font apparaître des similitudes dans la conception de plusieurs journaux parodiques ou satiriques. Tout d’abord dans la mise en page et la typographie, avec un numéro de Monsieur Canard dirigé par Léo Taxil :

Monsieur Canard, 27 mai 1877 ; L’Anti-concierge, [1er décembre 1881, n°1]

Léo Taxil a également fondé L’Anti-clérical, dont L’Anti-concierge s’inspire, du titre à la structure, en passant par la typographie et la titraille.

L’Anti-clérical, 22 juin 1879 ; L’Anti-concierge, n°3

Sapeck est d’ailleurs un des illustrateurs de ce titre. Ses dessins sont en Une à partir de novembre 1881.

Dessins de Sapeck dans L’Anti-clérical, 17 décembre 1881 et L’Anti-concierge, n°5

Enfin, la mise en page du dernier numéro de L’Anti-concierge, sera reprise pour le numéro 8 du Journal des assassins, lancé par Jules Jouy en 1884.

L’Anti-concierge, n°7, oct. 1882-janv. 1883 ; Le Journal des assassins, 18 mai 1884

L’étude du caractère d’un individu d’après la forme de son visage a été développée par Jean Gaspard Lavater (1741-1801). La physiognomonie, puis la phrénologie, ont ensuite influencé les recherches de Cesare Lombroso (1835-1909) sur la criminologie.

 

Plus tard, Sapeck participera aux débuts des manifestations du groupe des Incohérents et publiera des illustrations pour les monologues de Coquelin cadet : Le Cheval (1883) ou Le Rire (1887), 

Dessin d'Émile Cohl,  La Nouvelle lune1er novembre 1884 ; Coquelin cadet, Le Rire, illustré par Sapeck, P. Ollendorff, 1887

mais il disparaitra de la scène parisienne, prenant après 1883 un poste de conseiller de préfecture en province. Jules Jouy, en revanche, va continuer une carrière de journaliste et chansonnier.

Le Gaulois, 29 octobre 1883

Les associations de locataires vont se multiplier et les concierges, eux, seront remplacés par les interphones et les digicodes. Le monde à l’envers de L’Anti-concierge n’était pas si loin de la réalité à venir.

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