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Le manuscrit de "La Bonne chanson" de Fauré

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La Galerie Mazarin du musée de la BnF propose au visiteur un parcours thématique et chronologique. Artistes, supports et collections entrent en résonance. C’est ainsi que pour la période du symbolisme et la « rotation » proposée pour le printemps et l’été 2023, Gabriel Fauré répond à Verlaine, ou plutôt le détourne, de magnifique façon.

Gabriel Fauré, "La Bonne chanson", manuscrit autographe (1898). Département de la Musique, cote MS-22409

Les adaptations musicales des textes poétiques de Paul Verlaine sont nombreuses, selon une tradition d’abord quasi contemporaine de leur publication : Debussy l’inaugure dès les années 1880. L’habitude se poursuivra longtemps après la mort du poète en 1896, des artistes aussi divers que Charles Trénet, Georges Brassens, Léo Ferré ou encore Jacques Higelin prenant le relais. Si l’on en croit l’album du contreténor Philippe Jaroussky paru en 2015, Green, l’intérêt suscité par ce dialogue du texte et de la musique ne faiblit pas.

Un engouement logique : « De la musique avant toute chose » enjoint Verlaine dans son « Art poétique » (Jadis et naguère, 1884). S’y ajoute la tradition française de la mélodie comme genre musical (typiquement, chant + piano), qui pour présenter certaines analogies avec le lied allemand ne s’en différencie pas moins, entre autres, par sa relative jeunesse. Initiée à partir du XIXe siècle (Berlioz l’aurait « inventée » à partir de chants irlandais), elle se développe considérablement au moment même où Verlaine publie ses recueils.

Certes il est de bon ton, pour les historiens de la musique, de considérer que la mélodie française est par essence un genre savant, là ou au contraire le lied puiserait à des traditions populaires. En réalité les compositeurs, par la brièveté du format et le jeu des thèmes préexistants, démentent volontiers ce principe. Et c’est précisément ce à quoi excellait Verlaine, chez qui la prosodie la plus subtile aime à prendre le masque de la chansonnette.

Dans cette histoire particulière, Gabriel Fauré occupe une place à part. Un des producteurs de mélodies françaises les plus prolifiques, il incarne un moment charnière de l’histoire du genre, disons entre Debussy et Ravel pour faire court. Or, dans le corpus assez abondant de Verlaine, après avoir puisé aux Fêtes galantes (1869) et aux Romances sans paroles (1874) pour les Cinq mélodies de Venise, Op. 58 en 1891, Fauré compose un cycle dont le titre, la matière et la manière valent programme, défi peut-être : La Bonne chanson

De cette plaquette imprimée en 1870 (diffusée à partir de 1872 en raison de la guerre franco-prussienne), soit une vingtaine de poèmes, Fauré retient neuf pièces. Il les agence à sa manière, fait de l’incipit (voire des deux premiers vers) des titres (au lieu des numéros choisis par Verlaine), se permet quelques coupures. Auteur de musiques de scène, d’une sorte d’oratorio, Prométhée (1900), et sur le tard d’un opéra, Pénélope (1913), Fauré connaît son affaire ; il suffit de lire la table des matières : le recueil devient phrase, qui devient drame :

 

Cherchons la femme. En l’espèce une personne bien réelle, Emma Bardac, cantatrice fameuse pour ses talents et sa liberté de mœurs. Mari banquier, complaisant, réaliste (Pierre Louÿs lui prête ce mot délicat : « Elle vient de se payer le dernier musicien à la mode ; mais c’est moi qui ai l’argent »). Puis remariage avec un certain Claude Debussy. Avant cela, au moment de son idylle avec Fauré, l’œuvre lui est officiellement dédiée. Un hommage, et une collaboration, car la chanteuse, vraie musicienne, renvoyait le compositeur, en cours de travail (1892-1894), à sa table. Sévère, en comparant les repentirs, son ami et confrère Roger-Ducasse commente : « elle avait génialement raison ! »

Au moment de La Bonne chanson Fauré est au sommet de sa maturité, comme individu et comme artiste. Galant homme, il n’ignore rien des diaprures, des incertitudes et des repentirs de l’amour. Et à « l’histoire » racontée par cette réécriture des poèmes de Verlaine il fait correspondre un florilège de moyens musicaux : plan tonal élaboré (succession des tonalités des différentes pièces), contrastes thématiques et rythmiques, coloris harmoniques (Cf. le clair-obscur indiqué par les titres), figuralismes (motifs musicaux symboliques).

 
Cela va loin. Sans rompre avec la tradition qu’il incarne (professeur de composition au Conservatoire, il le dirigera), il expérimente. La partie de piano (qu’il tenait lors des premières interprétations en public) devient presque envahissante, chose atypique pour le genre. Il s’aventure dans ce que l’on a qualifié d’« incertitude tonale » et d’« instabilité harmonique » ; certains repères et principes d’écriture (et d’interprétation, dans les deux sens du terme) se mettent à trembler, anticipant la musique dite atonale. Et il assume non sans ironie, jugeant (1892) ses propres audaces « extravagantes » ou « toquées ». On pense au reproche fait à Sénèque par Caligula, du moins d’après Suétone : arena sine calce, « du sable sans chaux ». Mais pour Camille Saint-Saëns Fauré – son élève – est devenu « complètement fou ». Francis Poulenc parlera d’« une modulation qui [lui] fait carrément mal ».

Il fallait un esprit contraire comme celui de Proust pour déclarer, contre cet effroi (1894) : « Moi, cela m’est égal, j’adore ce cahier ». L’œuvre ne doit-elle pas précisément, à ces chancèlements, son charme, au sens de l’ambiguïté étymologique pratiquée par Valéry pour le titre de son recueil de 1922 ? Puisque Carmen (et l’on laissera Mérimée et Bizet pour une autre causerie), c’est le poème, la chanson, et aussi l’incantation. Autrement dit l’incertitude, l’évanescence. Rien ne dure, ni les sentiments, ni les notes que la mémoire prolonge. Emma Bardac devenue Mme Debussy, nous l’avons vu (et dédicataire des Fêtes galantes (1904) de ce dernier, encore Verlaine). Plus grave, Fauré connaîtra le drame de la surdité, raréfiera sa production, et laissera comme testament musical un Trio pour piano et cordes (opus 120, 1922-23) et un Quatuor à cordes (opus 121, 1923-24) qui divisent encore. Est-ce que, pour reprendre le titre d'une autre œuvre tardive, l'horizon devenait trop lointain ? 

De La Bonne chanson il existe différents manuscrits, un premier conservé à la Fondation Royaumont et un second à la BnF. Nous en présentons ici la version, pour ténor, piano et quintette à cordes, plus tardive. Car ce cycle intime s’il en fut, Fauré le réécrivit en 1898, en vue d’un concert londonien. Une tournure  un peu moins salonnière, plus officielle. On change aussi quelques tonalités, celle de la première mélodie annonce celle de la dernière (si bémol majeur). Pour amplifier encore la couleur (majeure !) de l’espoir ? (après tout, « N'est-ce pas ? », « L'hiver a cessé ») ? Boucler la boucle ? Dans une lettre contemporaine, Fauré qualifie cette version de « superfétation », et lui « préfère le simple accompagnement au piano ». Mais il écrivait à son épouse. L'idylle Bardac (la "Sainte" alléguée dans le titre de la première pièce du cycle ?) avait pris fin.

Pour aller plus loin

-     Jean-Michel Nectoux : Fauré : les voix du clair-obscur, 2ème édition, Paris, Fayard 2008 : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb412581664
-     Gabriel Fauré. La Bonne chanson, pour voix élevée, piano et quintette à cordes, Paris, J. Hamelle et Cie éditeurs, 2010 : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb42513674r
-     Edward R. Phillips, Gabriel Fauré, A research and information guide, second edition, New York, Londres, Routledge, 2011 : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb42102058q
-     Gabriel Fauré, Œuvres complètes,  Série VII, volume 1, Catalogue des œuvres, Kassel, Bâle, Londres, New York, Prague, Bärenreiter, 2018 : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb456447060

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