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L’Alphonse est dans la littérature (épisode II)

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Non content d’être le sujet de pastiches dans la presse, le maquereau a toujours suscité un intérêt paradoxal de la part d'écrivains tiraillés entre étude de mœurs et quolibets.

Boyer, Le rez-de-chaussée du foyer de la Montansier, circa 1800

Des professions anciennes

Le « plus vieux métier du monde », celui de la prostituée, fait la paire avec l’autre plus vieux métier du monde, celui du proxénète, son compère, complice et exploiteur tout à la fois. Ils ont attiré l’attention de nombreux écrivains amateurs de sujets… exotiques.

Steinlein (1859-1923), Fille et souteneur

Quelle victime de choix que le proxénète, tant pour le commun des mortels, qui aime à faire des bons mots lors des repas trop longs, que pour les gens de lettres, écrivains ou journalistes, qui ont trouvé avec "L’Alphonse" (voir épisode 1) une figure omniprésente pour animer leur chamboule-tout verbal.

Joseph Hémard (1880-1961), « Simple erreur », Le Rire, 6 janvier 1912

Nous possédons une représentation ancienne du proxénète dans ses atours « moraux » avec ce dessin de l’atelier Daniel Rabel qui représente l’entrée du « maquereau et des deux garces » dans le ballet burlesque Le Ballet du chasteau de Bicestre (1632) :

 « L’entrée du maquereau et des deux garces », Le Ballet du chasteau de Bicestre, 1632

Il porte ici un masque, signe de sa duplicité, et dissimule par ailleurs sa main gauche dans son dos, autre signe manifeste de tromperie.

On comprend bien, par ailleurs, l’engouement pour ce duo : les demi-mondaines et autres filles de joie drainent nuitamment un univers mystérieux. Son trouble naît du fait qu’il est peuplé de personnages plus ou moins avenants, car dénudés, ou atrabilaires, car armés et animés de mauvaises intentions. Ce qui n’exclut pas les sentiments affectueux…

Deux tatouages, Albert Leblond et Arthur Lucas, Du Tatouage chez les prostituées, 1899

La culture spécifique qui émane du milieu de la prostitution, haute ou basse selon qu’elle vise la clientèle des grands de ce monde ou le menu fretin du peuple, reste mystérieuse, voire exotique, pour le « bon citoyen » qui trouve au récit d’anecdotes truculentes ou criminelles de quoi se faire peur à peu de frais. D’où la production pléthorique de proses plus ou moins inspirées au sujet des filles de joie, demi-mondaines ou grandes « horizontales » et de leur « mac ».

Portrait de René-Louis Doyon, L’Afrique du Nord illustrée, 11 mars 1933

Dans son Éloge du maquereau (1949, réédition en 2014) où il fait l’étude de l’étymologie du mot « maquereau », au sens de proxénète, l’éditeur et critique René-Louis Doyon (1885-1966) tente également une défense du « poisson diffamé », mais en vain, car ce dernier était depuis longtemps associé aux voyants personnages que sont ces hommes assez fainéants mais fort dandys qui vivent des charmes de leurs dames.

Charles-Louis Philippe au centre, Les Nouvelles littéraires, 3 mai 1930 ; Chas-Laborde, illustration pour Bubu de Montparnasse

En littérature, le plus célèbre de ces séducteurs sans vergogne est sans doute Bubu de Montparnasse (1901), mettant en scène le jeune Bubu, le personnage éponyme créé par le romancier et nouvelliste Charles-Louis Philippe (1874-1909), pourtant le plus tendre des auteurs.

Chas-Laborde, illustration pour Bubu de Montparnasse ; Portrait, Charles-Louis Philippe in memoriam, 1910

Son personnage, incarnation de la brutalité misogyne est essentiellement mû par l’esprit de lucre et par un total rejet du travail ou de l’effort. Il asservit sa jeune amie, archétype de la prostituée, victime car faible, que le romancier prend sous son aile pour la tirer des griffes du marlou. Ce dernier parviendra à retrouver la jeune fille dont le destin sera désormais tracé.

Elle partait dans un monde où la bienfaisance individuelle est sans force parce qu’il y a l’amour et l’argent, parce que ceux qui font le mal sont implacables.

Chas-Laborde (1886-1941), illustrations pour Bubu de Montparnasse

Caractéristique du proxénète fin-de-siècle, Bubu trouvera un concurrent quatre ans plus tard sous la plume de Charles-Henry Hirsch (1870-1948), un éminent représentant du select Mercure de France qui invente, lui, Le Tigre et Coquelicot (1905), deux personnages typiques de ces « apaches » qui ont défrayé la chronique des nuits parisiennes.

Willette (1857-1926), Les Apaches du préfet, projet de vitrail

Le sempiternel duo du mac et de sa « femme » y est imaginé en s’inspirant de l’aventure de la véritable Casque d’or qui avait connu un grand retentissement…

- Allons, assez jaspiné, la gonzesse !... On te montrera ce qu’on peut !...  dit, rudement, La Teigne.
- C’est-y la beigne pour moi ?... Oh ! pour montrer ta force… pas la peine… on sait que t’es fort…

Roman caractéristique, il est dialogué en argot. Cette voie littéraire « réaliste » avait été ouverte notamment par Les Soliloques du pauvre (1903) de Jehan Rictus (1867-1933) quelques années plus tôt, avec un temps d’avance sur Marc Stéphane (1870-1944) et Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), qui renchériront à leur tour en faisant voler en éclat la langue littéraire conventionnelle, ou académique.

Le Tigre et Coquelicot est un succès qui se transforme tout naturellement en spectacle avec, en premier rôle, la grande comédienne et poétesse Cora Laparcerie-Richepin (1875-1951).

Cora Laparcerie caricaturée par Bib (1888-1966), La Rampe, 28 octobre 1923

Quantité d’autres monuments littéraires ont été dressés à la gloire douteuse de ce personnage controversé et à ses « gagneuses ». Traversant tout l’art et toute la littérature du XIXe siècle en particulier, les mondaines, demi-mondaines et autres « horizontales » constituent alors une évidence dans le paysage urbain et la vie sociale. Le naturalisme d’Émile Zola (1840-1902) y trouvera de quoi nourrir avec soin sa description sans fard d’une société pestilentielle par bien des aspects. Et en particulier dans Nana (1880). Mais Guy de Maupassant (1850-1893) n’est pas en reste avec, par exemple, La Maison Tellier (1881 ; ici dans une édition illustrée par Carlègle (1877-1937) en 1936), non plus que Paul-Jean Toulet avec Mon Amie Nane (1905), qui connaîtra une version posthume augmentée en 1922.

Illustrations de Carlègle pour La Maison Tellier de Maupassant

D’autres encore intenteront le procès littéraire du maquereau, toujours actif et toujours moralement vil, avant que des femmes s’emparent à leur tour de la plume pour exprimer leur propre expérience, leurs propres sentiments. On a notamment redécouvert durant la dernière décennie les écrits de la Suissesse Grisilédis Réal (1929-2005), ancienne prostituée devenue écrivaine et peintre de talent. Familière des tourments qu’éprouvent les professionnelles du sexe, elle a décrit un monde âpre qui n’est cependant pas exempt d’une tendresse, parfois profonde, capable d’effacer la noirceur de l’âme que décrivait Odilon Redon (1840-1916) dans certaines de ses gravures, comme ".. d'abord une flaque d'eau, ensuite une prostituée, le coin d'un temple, une figure de soldat, un char avec deux chevaux blancs qui se cabrent", illustration de la Tentation de Saint-Antoine de Gustave Flaubert.

Odilon Redon, lithographie "..  d'abord une flaque d'eau", 1888

Toutes et tous mettent en évidence les caractéristiques qui rendent le « dos vert » synonyme de séduction, de bassesse et de brutalité. Dépourvu de sens moral, fainéant comme un pou, ou paresseux comme une couleuvre, le souteneur autorisait et autorise toujours le jeu de mot et l’à-peu-près, matériaux délicats qui font toujours les délices des gens d’esprit et des pasticheurs de la presse (voir "L’Alphonse" est dans le journal, l’épisode I de ce billet), et il offre aux peintres de la vie, les écrivains, des occasions de portraits souvent savoureux, parfois truculents, à peu près toujours remarquables sans être jamais recommandables…

 Illustration du Rire, 18 mai 1912

Pour aller plus loin…

Dans la bibliothèque numérique Gallica :

Et sur le blog de Gallica :


Illustration de Carlègle pour La Maison Tellier de Maupassant

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