Avant d'explorer à la loupe ce document indéchiffrable par le regard distancié, trois remarques préliminaires s’imposent :
Tout d'abord, ce document relève du genre de cartes appelées « tableaux synoptiques », c’est-à-dire qui proposent, en une vue unique, une représentation générale d’un sujet ou d’une thématique. Le but de cette famille de représentations – apparue au XVIIIe siècle avec notamment les travaux du géographe français Jean-Louis Barbeau de La Bruyère (1710-1781), du théologien anglican Joseph Priestley (1733-1804) et de l’économiste écossais William Playfair (1759-1823), et qui vit son âge d’or au siècle suivant – a été d'organiser et de structurer des connaissances disparates et multiples pour que le lecteur puisse les embrasser « en un coup d’œil », de manière quasiment instantanée, et ainsi les appréhender ou mémoriser plus facilement. Le caractère ingénieux et la visée pédagogique de tels documents est manifeste. On ne doit donc pas s’étonner si beaucoup de tableaux synoptiques aient été utilisés dans les écoles et créés expressément en vue de l’enseignement.
Le « Cosmorama universel » propose une interprétation originale du cours de l’histoire, mais ne contient aucune donnée quantitative. Ainsi il reste avant tout une image allégorique plutôt qu’une carte statistique. L’étude de ce dernier type de représentations entre dans le domaine de la visualisation de données qui, depuis la montée en puissance de l’informatique, a pris le nom d’ « infographie ».
Ensuite, la chronologie et la géographie (terme qui encore au XIXe siècle pouvait désigner aussi la cartographie) étaient pendant longtemps regardées comme inséparables et appelées métaphoriquement « les deux yeux » de l’histoire. De même que le but de la cartographie, notamment à partir du XVIIe siècle, consistait à reporter avec une précision géométrique un lieu géographique sur une carte, l’objet même de la chronologie était de situer le plus précisément possible – à un jour et à une heure près – un événement dans l’histoire. Les deux activités aillent d’ailleurs de pair : par exemple, le cartographe Gérard Mercator (1512-1594) avait proposé comme premier une chronologie nouvelle basée, non plus sur le comput des générations, mais sur les observations d’éclipses lunaires et solaires.
Enfin, le terme « cosmorama » a été en usage au début du XIXe siècle. Il désignait une espèce de spectacle – à la fois pittoresque et pédagogique – dont un des exemples les plus célèbres était le « Cosmorama » créé en 1808 dans la Galerie Vitrée du Palais Royal à Paris par l’abbé piémontais Costanzo Gazzera (1778-1859), ami du célèbre égyptologue Jean-François Champollion. Jusqu’à sa fermeture en 1832, il offrait à la vue du public un ensemble de tableaux à la gouache ou à l’aquarelle représentant les lieux et les monuments les plus marquants du monde entier. Agrandis par des verres optiques grossissants, ces tableaux proposaient aux spectateurs une expérience immersive : par un simple regard, ils plongeaient dans des paysages des pays merveilleux et lointains. Les dispositifs visuels similaires ont été fréquents au XIXe siècle.
Le lecteur pouvait donc se plonger dans ce document aux vastes dimensions (97 x 63 cm) et riche en infinis détails. Le nouvel outil Gallicarama, accessible à tous, permet de rejouer ce principe d'immersion. Nous vous proposons ci-dessous d'explorer dans le détail le Cosmorama :
Sortons de l'immersion en revenant sur l’une des premières cartes-fleuves connues de ce genre et, sans doute, la plus célèbre – « Der Strom der Zeiten » (« Le flux des temps ») – publiée pour la première fois en Allemagne en 1803 et réalisée par un historien et pédagogue prussien, Friedrich Strass (1766-1845). Cette dernière rencontra un grand succès au-delà des frontières des pays germaniques et vit plusieurs éditions et traductions dans différentes langues. La première traduction française parut en 1805 et dont un bel exemplaire en couleur est conservé à la BnF (cote PHS, G-1568).
La vignette décorative de la carte de Strass est plus sobre que celle du « Cosmorama » : de denses nuages émerge une sphère sur laquelle figure le titre. C’est directement depuis ces nuages qui « représentent les temps inconnus aux historiens » que s’écoulent les fleuves dont le plus ancien est celui du peuple chinois placé au plus haut. La carte de Strass ne contient aucune légende, elle est en revanche accompagnée d’un guide, sous forme d’un livret, expliquant non seulement le mode d’emploi de ce tableau mais également son contenu détaillé. Cette carte a fait l’objet de multiples reprises et de contrefaçons ; l’auteur lui-même en compta huit. Le « Cosmorama universel » en est un des exemples les plus créatifs.
Contexte : « Cosmorama » au service de « la science catholique »
Le « Cosmorama universel » reprend la structure générale de la carte-fleuve de Strass, mais s’enrichit des contenus à caractère souvent religieux dont la version de Strass est exempte. Il devient un instrument de promotion de la religion catholique comme étant compatible avec les sciences naturelles et historiques qui, quant à elles, ne cessent alors de la contester. L’Église en France cherche à reconquérir son autorité fragilisée d’abord par la Révolution, puis, dans les années 1800-1830, par la fondation des institutions scientifiques sous la tutelle de l’État ; ses nombreuses stratégies sont analysées et exposées par l’historien Jean-Luc Chappey dans son article « Catholiques et sciences au début du XIXe siècle ».
L’auteur du « Cosmorama universel » n’a clairement affiché ni son nom, ni celui de Friedrich Strass. Sans doute partisan des thèses défendues par l’Église catholique, il a préféré rester anonyme sous le couvert d’« une » mystérieuse et non-identifiée « Société de bibliophiles et d’historiens ». Étant donné l’autorité dont jouissaient à l’époque les institutions scientifiques et les sociétés savantes, ce label rhétorique pouvait servir à renforcer la portée « scientifique » du tableau.
Particularités
Parmi les nombreux éléments conceptuels constitutifs de la carte, deux peuvent être soulignés : la conception du temps et la construction du savoir historique.
Même si la division du temps en siècles est régulière, l’allégorie fluviale qui domine l’imaginaire de cette carte est loin de véhiculer une idée du temps « objectif » ou purement mathématique. Le temps est moins un réservoir qui se remplit d’événements qu’un flux où ni le temps ni les événements ne préexistent l’un à l’autre mais s’articulent toujours de manière indissociable. L’écoulement du temps n’est ni linéaire, ni cyclique, il n’est pas non plus tourné vers une fin qui l’accomplirait. C’est un temps toujours déjà plein et débordant. L’image des fleuves porteurs d’histoire parvient à le représenter métaphoriquement.
La représentation de l’histoire sous forme de cours d’eaux n’est pas sans rappeler la métaphore fluviale d’Héraclite. La célèbre maxime du philosophe d’Éphèse, « tout s’écoule » (« Panta rhei », frag. 136), évoque l’impermanence des choses et leur changement incessant.
L'image favorite à laquelle recourt Héraclite pour exprimer cette pensée est celle du fleuve qui s'écoule. « Nous ne pouvons pas descendre deux fois dans le même fleuve, car il roule sans cesse de nouvelles eaux. » Et comme le fleuve, en tant que masse d'eau continue, reste le même, mais change au point de vue des gouttes dont il est formé, Héraclite aiguisa cette pensée en un paradoxe: « Nous descendons dans le même fleuve, et nous n'y descendons pas nous sommes et ne sommes pas.
Comme celui de n’importe quel fleuve sur terre, le cours de l’histoire n’est pas une ligne droite, sa forme ne connaît pas les règles d’harmonie. Le « Cosmorama universel » propose une forme visuelle de l’histoire où son abondant contenu fait disloquer les fleuves en les rendant inhabituellement sinueux et totalement excentriques.
L’orientation des fleuves n’importe pas moins : ils tombent verticalement, mais sans régularité, comme des gouttes de pluie s’écoulent sur une vitre. Contrairement à certains tableaux synoptiques qui véhiculent l’idée du progrès comme une ascension dans « Le graphique de l’histoire de France » (1885) de Léon Vaquez ou comme une représentation linéaire et cumulative dans « A Chart of Biography » (1765) de Joseph Priestley, la forme du temps historique dans le « Cosmorama universel » est bien moins géométrique et prévisible. Elle ressemble à une chute libre dans le vide.
Carte pour l'élève. Classement des faits et révisions. Graphique de l'histoire de France... / Léon Vaquez, Paris : F. Nathan 1885.
En conclusion, malgré les réserves qu’on pourrait émettre au sujet de son efficacité pédagogique, le mode de représentation proposé par Strass et, par capillarité, à l’œuvre dans le « Cosmorama universel », ne semble pas dépourvu d’intérêt pour l’apprentissage de l’histoire. Il ne s’agit pas d’une méthode intuitive. Le « Cosmorama » reste difficilement saisissable pour l’œil et l’esprit en raison de la disproportion frappante entre la grande taille du document (près d’un mètre de longueur) et les infimes détails qu’il contient. De près, une profusion de faits lisibles et ordonnés apparaît qu’un élève pourrait tenter d’appréhender et retenir. En revanche, avec le recul, les détails se perdent et ne laissent apparaître qu’un immense réseau de fleuves en décomposition. Cette image en permanente dilatation semble maintenir le regard « en haleine ». L’œil se meut constamment entre les deux pôles : proche où les informations apparaissent mais le tout se perd, et lointain où les informations se perdent mais le tout hypertrophié apparaît.
Quand bien même les cartes-fleuves ne relèvent pas du genre des cartes statistiques ou quantitatives, leur valeur heuristique et de stimulant pour l’esprit et l’imagination demeure bien présente. Ce sont des cartes imaginaires, mentales, aucune arithmétique ni géométrie précise ne les sous-tend. L’image du fleuve reste parlante, elle semble charrier non seulement les faits historiques attestés mais aussi – comme la psyché, sa charge inconsciente – les présupposés et les non-dits dont est composée toute vision de l’Histoire.
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