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Quand « Le Rire » devient « Le Dégoût »

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27 juin 2023

En décembre 1900, le journal satirique Le Rire offre à ses lecteurs « Le Dégoût ». Ce pastiche est une charge contre l’inaction des gouvernements européens dans le conflit qui, en Afrique du Sud, oppose l’Empire britannique aux Boers.

En novembre 1900, Paul Kruger, président de la République du Transvaal (Afrique du Sud) entame une tournée européenne pour obtenir le soutien des gouvernements européens dans la guerre qui l’oppose, avec l’État libre d’Orange, à l’Empire britannique.

C’est la seconde guerre des Boers, qui a débuté en octobre 1899 et qui s’achèvera en mai 1902, avec leur intégration à l’Empire britannique. Le terme Boers qui désigne les descendants des premiers colons sera ensuite remplacé par celui d’Afrikaner dans les années 1970.

Le numéro du Rire du 15 décembre 1900 porte un regard rétrospectif sur cette tournée européenne. La couverture dessinée par Jules Grandjouan indique sous l’habituel bandeau :

Le Rire ne paraît pas aujourd’hui, le dégoût l’a tué 

et s’ouvre sur une seconde page de titre dessinée par Pierre Georges Jeanniot : 

"Le Dégoût", Numéro spécial dédié aux Gouvernements européens

Le Rire dégoûté

Le Rire (1894-1970) est le plus connu des journaux comiques et satiriques illustrés de la Belle Époque. Bon marché, avec une couverture en couleurs, il s'assure la collaboration des plus grands dessinateurs. Le propriétaire Félix Juven, républicain dreyfusard, ouvre ses pages à toutes les tendances. Le titre est alors dirigé par Arsène Alexandre (1859-1937) et Gaston de Pawlowski (1874-1933) en est un collaborateur assidu. Le comique se teinte nettement d’humour noir pour rendre le sentiment de l’opinion publique explicitement décrit page 9 :

 Le voyage en Europe du Président Krüger absorbe entièrement l’attention publique. C’est que le drame qui se joue depuis plusieurs mois sur la terre africaine n’intéresse pas seulement les belligérants ; toutes les nations civilisées attendent anxieusement l’issue de la lutte, et c’est l’opinion publique tout entière qui regarde s’accomplir ce monstrueux anachronisme, dans notre siècle de progrès et de civilisation, de la disparition d’une nationalité.

D’un bleu très sombre, la couverture de ce numéro dessinée par Jules Grandjouan, dénote des Unes habituelles du Rire et rend bien l’effroi ressenti par la population et la rédaction du journal. Cette couverture est d’autant impressionnante qu’à l’intérieur, celle du « Dégoût » dessinée par Pierre Georges Jeanniot reprend les codes et la ligne habituelle du Rire en réintroduisant la couleur et un comique plus joyeux et blagueur.

Ce numéro a été publié au début de la carrière parisienne de Jules Grandjouan (1875-1968), anarchisteanti-militaristeanti-colonialiste qui collaborera à l’Assiette au beurre ou au Charivari et à la presse syndicaliste et libertaire. Il publiera par exemple en 1907 la revue Les Esclaves modernes et illustre des ouvrages comme L’ascète au beurre d’Urbain Gohier.

Détail du Rire et Le conseil de révision, dessin de Jeanniot

La violence du dessin de Grandjouan (Jeanniot suit parfois aussi cette ligne très sombre) tient au contraste entre un homme nu et les gouvernants, militaires et financiers, qui lui font face, encadré de visages effrayés. Différentes lectures peuvent en être faites. L’homme nu peut représenter Kruger, la république du Transvaal, l’opinion publique ou encore l’équipe de rédaction du Rire. Au couteau du dictateur répond le pinceau tenu par l’homme nu. La composition de la scène rappelle aussi l’imagerie du conseil de révision avec les conscrits nus devant les médecins militaires. L’homme nu de Grandjouan relève la tête et ne se soumet pas. Les moustaches et bottes de l’homme en uniforme désignent Guillaume II, tout en faisant référence à l’ensemble des gouvernements belliqueux.

De Paladin à Baladin

Le dessinateur Pierre Georges Jeanniot (1848-1934), était aussi peintre et graveur. Ami d’Edgar Degas, il a illustré des œuvres littéraires, conçu des affiches, ou collaboré avec Charles Dullin dont il était le beau-père. 

La figure de style du paragramme, substitution intentionnelle d’une consonne au début du mot, est représentée sur le dessin. Cela reprend le modèle des coquilles, fréquentes dans la presse, sur un mode malicieux. Le dessin montre en action le passage d'un mot à un autre. Paladin qui signifie « Chevalier errant qui, au Moyen Âge, cherchait toutes les occasions de manifester sa valeur et sa courtoisie. » prend, par analogie, le sens de « Personne prête à défendre les opprimés et à faire triompher les justes causes » De ce terme d'un niveau de langue soutenu, on passe au familier Baladin « Saltimbanque, bouffon, comédien ambulant » (Trésor de la langue française). Le registre change clairement et le jugement critique est explicite.

L'Univers5 décembre 1900 ; Détail du Rire ; Gil Blas11 décembre 1900

C’est très efficace et crée une connivence avec le lecteur, car la presse de l'époque le qualifiait souvent de Paladin, posture que l’Empereur semble cultiver par son langage et son apparence.

Recueil de portraits de Guillaume II

La rédaction du Rire soutient ainsi la République indépendante du Transvaal. Dans le but d’informer les lecteurs sur l’historique complexe de ce conflit les éditions Juven publient aussi en 1900 Au pays des Boers, e Cap, Lourenço-Marqués, le Natal, le Transvaal de l’américain Poultney Bigelow qui se veut plus historique.

Les grandes lignes du conflit

Avant ce conflit, les Britanniques avaient déjà tenté de s’approprier ces territoires lors de la première guerre des Boers ou guerre du Transvaal (décembre 1880-mars 1881) pour de multiples raisons : la découverte de gisements de diamants et d’or, mais aussi le contrôle de la route des Indes dans le contexte plus large du partage de l’Afrique entre les puissances coloniales européennes.

En 1887 un nouveau gisement d’or est découvert dans le Witwatersrand. Des millions de colons britanniques arrivent et ces uitlanders ("étrangers") dépassent vite en nombre les Boers qui leur refusent l’égalité des droits. La guerre éclate en octobre 1899. L’offensive est d’abord menée par les Boers soutenus et armés par Guillaume II, empereur d’Allemagne, puis en janvier 1900 les Anglais reprennent la main.

Carte des hostilités de la guerre sud-africaine, 1898 ; Une du Petit Parisien, 7 janvier 1900

À partir de juin, les Anglais contrôlent les principales villes. Paul Kruger refuse la reddition et une guérilla commence. Le camp adverse adopte une politique de la terre brûlée, les civils sont regroupés dans des camps.

Le Rire26 mai 1900

Le 1er septembre 1900, le commandant en chef Lord Roberts annonce l’annexion de la République sud-africaine à l’Empire britannique, ce que Kruger ne reconnaît pas.

La tournée européenne

En novembre, le président de la République du Transvaal entame une tournée européenne pour obtenir le soutien des gouvernements européens dans la guerre qui l’oppose, avec l’État libre d’Orange, à l’Empire britannique. Il arrive à Marseille le 22 novembre et la presse va suivre son itinéraire européen.

La Liberté, 23 novembre 1900

L'Intransigeant, 24 novembre et Le Petit Parisien, 2 décembre 1900

De Marseille, Kruger se rend à Dijon, Lyon puis Paris.

La Presse, 24 novembre 1900

Il est reçu par le président Loubet et le moindre incident est relaté. Le 28 novembre, une cérémonie est organisée par La Liberté à l’École des Beaux-Arts en hommage au français Georges de Villebois-Mareuil, qui avait rejoint l’armée des Boers et fut exécuté par les Anglais en avril 1900.

Le Petit Parisien, 9 décembre et Le Matin, 25 novembre 1900

Le 2 décembre, Kruger part pour l’Allemagne. Il est à Cologne, lorsque, coup de théâtre, Guillaume II refuse de le recevoir. L'échange de télégrammes et ce refus d’arbitrage de Guillaume II sont commentés dans tous les journaux. Kruger rejoint alors La Haye sans passer par Berlin.

Unes de La Presse, 3 décembre et de L'Intransigeant, 4 décembre 1900

L'Écho de Paris, 5 et 7 décembre 1900

"Le Dégoût", Numéro spécial dédié aux Gouvernements européens

Dans ce numéro, tous les dessinateurs et journalistes du Rire commentent ce voyage. Ferdinand Fau (1858-1915) reprend le télégramme de l’Empereur, Abel Faivre (1867-1945) la réception de Loubet, puis Gaston de Pawlowski et Lucien Métivet (1863-1932) s'arrêtent sur l’arbitrage de Guillaume II. Maurice Radiguet (1866-1941) met en regard l’inaction des gouvernements européens et leur entente dans le cadre de la révolte des Boxers en Chine. Adolphe Willette (1857-1926), tout comme Théophile Steinlen (1859-1923), pointent le contraste entre le « triomphe » de cette visite et l’issue de conflit qui semble inévitable.

Détails des dessins de Lucien Métivet et Ferdinand Fau

Henry Somm (1844-1907) parodie les « Échos du Rire » en « Hoquets du Dégoût » et Camara (1876-1948) s’attache au triomphe de Chamberlain. Enfin un poème de Clovis Hugues (1851-1907) illustré par Charles Léandre (1862-1934) évoque déjà la nostalgie d’un pays perdu. En effet Paul Kruger ne retournera jamais en Afrique du Sud et la guerre des Boers s’achèvera en mai 1902 par la perte de l’indépendance des deux États, Transvaal et Orange, intégrés à l’Empire britannique.

Le Rire, 15 décembre 1900

La position de la presse comique et satirique

Dans Le Rire, la « perfide Albion » a souvent été ciblée, notamment l’année précédente dans le numéro spécial « V’là les english !.. » d’Adophe Willette, qui met déjà en scène  Kruger et Victoria. La critique de la guerre est omniprésente : en mai 1900, Jeanniot représente la "Vieille Europe et la mission du Transvaal", ou en août les conflits en Chine vus ici par la presse étrangère.

Quelques semaines avant le « Dégoût », le ton se précise avec le numéro du 10 novembre "Kruger en Europe" :

Couverture, page intérieure et détail du Rire, 10 novembre 1900

Puis le 17 novembre avec « Kruger le grand et John Bull le petit », numéro entièrement dessiné par Caran d’Ache (1858-1909) :

Aujourd’hui le Rire ne rit pas, ou du moins son inspiration s’est faite plus satirique que bouffonne, et plus indignée que joyeuse.

Le Rire17 novembre 1900

Et même la publicité, ici pour Michelin dessinée par Jacques Baseilhac, prend parti pour les Boers. Enfin, dès le 1er décembre le voyage « incognito » de Kruger est commenté. 

L’éditeur Juven, qui publie Le Rire, consacre aussi plusieurs numéros de La Vie illustrée au voyage de Kruger (23 et 30 novembre 1900). 

Les autres titres comiques et satiriques sont généralement sur la même ligne, comme le terrible numéro de l’Assiette au beurre du 28 septembre 1901 sur Les Camps de reconcentration au Transvaal entièrement dessiné par Jean Veber (1868-1928). On y retrouve notamment la symbolique de l’homme nu.

Le soutien populaire aux Boers se manifeste par de très nombreuses publications (études, témoignages), journaux (Le Cri du Transvaal ou Paris-Prétoria) et aussi des chansons patriotiques, des poésies, pièces de théâtre), ainsi que des jeux. En cette fin d’année 1900, c’est encore Grandjouan qui fêtera ce Noël au Transvaal.

Détail du Comptoir des jouets et dessin de GrandjouanLe Rire, 29 décembre 1900
 

Jeu de cartes, 1903

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