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L'économie selon Jean-Jacques Rousseau (suite) : un regain d'intérêt

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Contemporain de la science économique naissante chez les Physiocrates, Rousseau fait entendre une autre voix. Ennemi des riches et hostile au luxe, soucieux d'égalité dans la simplicité, il exprime une sensibilité écologique avant la lettre. 

 

J.J. Rousseau à Ermenonville, 18e siècle

Les idées économiques de Rousseau

En matière d'économie, Rousseau était tourné vers un idéal proche de celui des Anciens. La politique ayant, à ses yeux, la suprématie, les relations entre personnes lui importaient bien plus que les relations aux choses. Le lecteur ne trouvera donc guère, chez lui, de considérations quantitatives sur les facteurs de production et les flux d'échanges, moins encore sur leurs équivalents monétaires. Le philosophe ne se proposait pas d'élaborer un modèle théorique de l'activité économique en appréhendant celle-ci à travers des variables abstraites. Pour cette raison, il lui fut reproché de manière récurrente de ne traiter, en réalité, que de questions institutionnelles.

Henri Beaudouin, La vie et les oeuvres de Jean-Jacques Rousseau, 1891, p. 325

Dans son article de l'Encyclopédie Rousseau, en bonne méthode, entame son propos par une définition du terme 'économie' à propos de laquelle il pose une essentielle distinction.

Discours sur l'économie politique, Amsterdam, 1764 (p. 5)

L'économie  domestique est ainsi, dans une perspective héritée de l’Antiquité, une affaire essentiellement familiale, donc privée. Protégé par le droit de propriété, le droit le plus sacré du citoyen, juge ici Rousseau, le cultivateur, ou l’artisan, produit les biens nécessaires à la satisfaction de ses besoins et n’entre dans des relations d’échange que pour obtenir, de manière complémentaire, ceux des biens élémentaires qu’il ne sait ou ne peut lui-même produire. L’économie politique, qu'il nomme le plus souvent 'économie publique', a trait, elle, aux manières de pourvoir aux besoins de l’Etat, à ses dépenses et aux moyens de les financer.

Une fois ce point établi, le philosophe s'attache au "gouvernement des personnes". Il esquisse à ce propos les thèses du futur Contrat social. Le gouvernement doit être distingué du souverain. La souveraineté, une et inaliénable, appartient au peuple et à lui seul. Elle se manifeste comme "volonté générale", seule légitime pour dire la loi. Toute particularité qui pourrait s'introduire en elle nuirait à sa validité et à la justice. Le gouvernement est, lui, le fait de magistrats qui ont pour tâche, affaire considérable aux yeux de Rousseau, d'adapter les lois aux situations concrètes, en tenant compte en particulier, des moeurs et vertus caractéristiques de chaque peuple.

Discours sur l'économie politique, op. cit., p. 41

L'administration des biens : taxes, impôts, corvées

Une fois posées ces thèses politiques, Rousseau aborde enfin les questions proprement économiques. Dans le champ d'action du gouvernement, le domaine de l'économie est circonscrit par "l'administration des biens". Il est question, ici, de "pourvoir aux besoins publics", car, fait-il valoir, "ce n'est pas assez d'avoir des citoyens et de les protéger, il faut encore songer à leur subsistance; et pourvoir aux besoins publics est une suite naturelle du principe de volonté générale". Mais, précise Rousseau :

Discours sur l'économie politique, idem

À cet aspect de l’économie publique s'ajoute l'entretien de l'Etat. Quelles seront ses sources de revenus ? A quoi devra-t-il les consacrer ? A cet égard, les opinions du philosophe obéissent à deux principes, d'abord une forte défiance à l’égard de l’argent, ensuite une condamnation morale de toute dépense superflue. Ils le conduisent à donner la préférence aux moyens en nature sur toutes les solutions monétaires. Ainsi, selon lui, l’Etat devrait, dans la mesure du possible, pourvoir à ses besoins, non par des taxes ou des impôts, mais par l’exploitation d’un domaine public. Dans le même esprit, il se prononce en faveur de la corvée, car, argumente-t-il : "Dans un pays vraiment libre, les citoyens font tout avec leur bras et rien avec l'argent; loin de payer pour s'exempter de leurs devoirs, ils payeraient pour les remplir eux-mêmes. Je suis bien loin des idées communes; je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes." (Du Contrat social, 1762). Cette idée a scandalisé plus d’un lecteur et conduit certains à ranger le philosophe parmi les penseurs passéistes. Louis de Bonald (1754-1840), philosophe conservateur, monarchiste et catholique, est, lui, plus indulgent, évoquant ces circonstances où "l'impôt forcé ou détourné de son véritable objet a pu faire regretter la corvée et ses abus". (Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile..., tome 1, 1843, p. 275). Si les impôts ne peuvent être évités, soutient toutefois Rousseau, dès lors que la tendance de l'Etat est d'augmenter sans cesse ses dépenses et, donc, ses ressources, il faut, soutient-il de manière plus moderne cette fois, que, librement consentis, ils obéissent non seulement au principe de proportionnalité, mais prennent aussi en compte ce fait que les pauvres n'usent de leurs revenus que pour pouvoir à leurs besoins là où les riches les emploient à des usages accessoires.

La frugalité comme idéal

L'esprit de Rousseau en matière économique est inspiré par un rejet viscéral de tout ce qui n'est pas nécessaire ou, du moins, utile. La finalité de l’économie domestique est, selon lui, de subvenir par le travail, dont il souligne la valeur morale, aux besoins compris en un sens strict. Rousseau condamne, par suite, toute dépense visant à satisfaire des désirs superflus. Il se fait le champion de la frugalité contre la prodigalité, de la sobriété du train de vie de l’Etat contre les dépenses somptuaires. Il convient de veiller, souligne-t-il encore, à ce que les gouvernants ne se transforment pas en chefs cherchant à financer des guerres de conquête sur le dos du peuple et des plus pauvres. Les considérations de Rousseau sur ce thème ne manquent pas de sel dans une perspective contemporaine :

Discours sur l'économie politique, op. cit. p. 48

En matière pratique, Rousseau fait peu appel aux mécanismes institutionnels, beaucoup à l'éducation morale. Aussi, de manière caractéritique, il compte sur des gouvernants et des administrateurs vertueux pour faire prévaloir la justice et la mesure dans les dépenses. Sa tournure d’esprit sur ces sujets n’est pas celle d’un moderne. Comme Aristote, dont il connaissait Les Politiques, il condamne la recherche du profit et l’accumulation des richesses. 

(Paris, 1797)

Dans la querelle du luxe, qui l’oppose en particulier à Voltaire, Rousseau prend parti pour une économie qui s'en tienne à la production de l'utile. « Le luxe, fait-il valoir en réponse aux attaques de Charles Bordes contre ses Discours, nourrit cent pauvres dans les villes et en fait périr cent milles dans nos campagnes." Dans un passage célèbre, il manifeste, avec une ironie caustique, son hypersensibilité à l'inégalité des conditions et, plus encore, son dédain pour les richesses et son aversion profonde du cynisme des riches.

 

Dicours sur l'économie politique, op. cit. p. 5

Mais, s'il est le héraut d'une vie frugale, il fait, cependant, pleinement place aux agréments et à la douceur de vivre. Ainsi du domiane de Clarens, il dit que "tout y respire l'abondance et la propreté, rien n'y sent la richesse et le luxe".  

Aucune pensée n’est plus aux antipodes de Rousseau que celle de Bernard Mandeville qui, dans sa célèbre Fable des abeilles, publiée en 1714, avait résumé son propos par cette formule : « Les vices privés font les vertus publiques ». Certes, la Révolution industrielle ne bât pas encore son plein au moment où vit Rousseau, et l’activité économique par excellence est encore pour lui, à l’instar des Physiocrates, l’agriculture, « le premier et le plus respectable de tous les arts est l’agriculture. » (Emile). Mais, le citoyen de Genève est, de toute évidence, rétif aux signes précurseurs du capitalisme. Ignorant le monde naissant des manufactures industrielles, il rêve d’une communauté champêtre autarcique, tel le domaine de Clarens que Saint-Preux décrit dans l'une des lettres de La Nouvelle Héloïse. Ne produisant rien de plus que ce qu’elle peut consommer elle-même, elle n’a, en principe, pas besoin de recourir à l’échange. Rousseau rejette l'idée que l'activité économique ait à dégager des excédents pour des investissements. Il est donc étranger à toute idée de croissance de la production et des richesses en lien avec la progression de la division du travail. Cette problématique sera, en revanche, deux décennies plus tard, au cœur de l’œuvre fondatrice d’Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), dont le titre annonce une tout autre perspective sur l’économie.


 

Une réhabilitation contemporaine de Rousseau?  

Rousseau ne saurait être, de toute évidence, classé parmi les économistes. Cependant, en dépit d'une réception longtemps critique, il semble que sa voix devienne aujourd'hui, face aux problèmes du monde contemporain, de nouveau audible. Certains voient en lui, dans sa dénonciation virulente d'une société écartelée entre riches et pauvres où les uns baignent dans la superfluité et les autres pourvoient difficilement à leurs besoins, un précurseur de Marx. Contrairement à ce dernier toutefois, il conçoit la propriété privée comme un droit sacré du citoyen et se focalise sur les relations politiques et juridiques entre citoyens, non sur les rapports de production entre propriétaires et travailleurs. Il n'en propose pas moins déjà "une critique de l'économie politique": loin que les dépenses des riches n'en viennent à profiter aux pauvres, elles les appauvrissent au contraire, juge-t-il. La critique rousseauiste du luxe et du paraître trouvera aussi un écho chez Thorstein Veblen (1857-1929), économiste et sociologue américain hétérodoxe, à qui l'on doit le concept de "consommation ostentatoire", pour laquelle un bien est d'autant plus désirable qu'il est cher. Mais, plus encore que par cette critique des inégalités sociales, Rousseau redevient notre contemporain en raison des défis écologiques auxquels font face nos sociétés. Sa méfiance à l'égard des progrès techniques, son plaidoyer pour un mode de vie simple, frugal et, cependant, agréable, son souci de la mesure en matière de production, consonnent avec les préoccupations d'aujourd'hui. Rousseau ne croit ni au progrès, ni à l'harmonie naturelle des intérêts, mais à des choix économiques vertueux animés par une éthique des limites. En ce sens, sa pensée annonce les idées écologiques de notre temps.

Pour aller plus loin

Sources

Littérature secondaire

  • Reinhard Bach, "Rousseau et les Physiocrates : une cohabitation contradictoire," in Rousseau : économie politique, Etudes Jean-Jacques Rousseau, vol. XI; 1999, p. 9-82
  • Catherine LarrèreL'invention de l'économie au XVIIIe siècle : du droit naturel à la physiocratie, PUF, 1992. Disponible dans Gallica intramuros
  • Francine Markovits, "Rousseau et l'éthique de Clarens : une économie des relations humaines", Stanford French Review, n° 15.3, 1991, 323-34
  • Claire Pignol, "Pauvreté et richesse chez J.J. Rousseau. L'économie entre éthique et politique.", Cahiers d'économie politique, n° 59, 2010, p. 45-68
  • Céline Spector, Rousseau et la critique de l’économie politique, Presses universitaires de Bordeaux, 2017
  • Yves Vargas, Rousseau. Economie politique. 1755, PUF, 1986. Disponible dans Gallica intramuros

Relire le billet précédent "L'économie selon Jean-Jacques Rousseau" par les mêmes auteurs

Voir aussi

Sélection Théorie économique du XVIIIe siècle, dans Les Essentiels de l'économie

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