Les dessins, témoins vivants de la vie des enfants de la maison d’Izieu
Parmi les documents sauvés par Sabine Zlatin après la rafle de la maison d’Izieu en 1944, les dessins réalisés par les enfants nous révèlent un peu de leur vie, de leurs rêves, de leurs talents.
Sabine Zlatin s’engage en 1941 comme assistante sociale auprès de l’œuvre de Secours aux Enfants (OSE), pour la protection des familles juives réfugiées dans la région de Montpellier et le sauvetage des enfants des camps d’internement des étrangers d’Agde et de Rivesaltes. En raison de l’invasion de la « zone libre » par l’armée du Reich à l’automne 1942, elle installe au printemps 1943 une colonie d’enfants à Izieu (Ain) dans la zone occupée par l’armée italienne à l’abri des persécutions.
En novembre 1943, après la capitulation de l’Italie, la région passe sous domination allemande et voit se multiplier les exactions nazies. En dépit des efforts entrepris pour une dispersion, la colonie d’Izieu est raflée le 6 avril 1944, premier jour des vacances de Pâques, sur l’ordre de Klaus Barbie, un des chefs de Gestapo de Lyon. C’est à Montpellier que Sabine Zlatin apprend la terrible nouvelle. Tous seront assassinés à Auschwitz-Birkenau, sauf deux adolescents et le directeur, fusillés à Tallinn. Léa Feldblum, une éducatrice, sera la seule survivante.
Après la perte de tous les siens, Sabine Zlatin entre dans la Résistance à Paris. A partir d’avril 1945, elle organise l’accueil des déportés à l’hôtel Lutetia.
Dès 1946, elle procède à des commémorations sur les lieux de la rafle, à Izieu. En 1988, après le procès de Klaus Barbie, elle œuvre à la création d’un musée-mémorial, dans la maison rachetée en1990 par son association. Le Mémorial des enfants juifs exterminés d'Izieu est inauguré en 1994.
Lieu d’histoire et de mémoire des enfants dans la Shoah, la Maison d’Izieu est devenue un lieu de référence pour combattre toute forme de discrimination et un lieu de réflexion sur le crime contre l’humanité.
Le mémorial est légataire universel de Sabine Zlatin, décédée en 1996. Il conserve la collection personnelle de Mme Zlatin à laquelle sont venus s’adjoindre des collections particulières sur l’histoire d’Izieu, provenant des témoins et des familles. En 2022, Me Serge Klarsfeld a fait don au mémorial des lettres et dessins de Georgy Halpern, victime de la rafle, et des dossiers constitués sur les familles des disparus lors de l’instruction du procès de Klaus Barbie.
La collection de la BnF
Trois semaines après la rafle, Sabine Zlatin avait pu revenir dans une maison mise à sac, et sauver des lettres et dessins d’enfants, des papiers et des photographies...Parmi les documents qu’elle va conserver pendant cinquante années, elle en sélectionne presque 300 pour constituer le noyau didactique du mémorial. Elle choisit en 1993, pour des raisons de conservation, de donner cette sélection à la Bibliothèque Nationale.
Dans la préface au catalogue établi en 1993 au moment de leur entrée dans les collections nationales, elle décrit ces documents comme « le témoignage irrécusable, j’allais écrire vivant, de ce que furent les derniers mois de la vie de quarante-quatre enfants juifs – les plus jeunes avaient cinq ans – et leurs éducateurs jusqu’à la journée du 6 avril 1944. »
La collection est importante pour la connaissance de la Shoah dans les phases successives de persécution, de la résistance civile et du sauvetage des populations, particulièrement de l’enfance, mais aussi comme témoignage de vie de la communauté réfugiée à Izieu.
Les documents nous informent de la vie quotidienne à travers des livres de comptes, des factures ; de la vie scolaire avec des carnets scolaires et la liste des enfants, accueillis dans la classe créée dans la maison en octobre 1943 ; des loisirs à travers des séries de photographies et les créations des enfants.
Près d'une étendue d'eau, sept enfants se moquent d'un autre enfant qui sort de l'eau après y être tombé, dessin de Max Tetelbaum, 1944
Les dessins, dont l’étude a été relancée depuis quelques années, révèlent de nouveaux aspects de la personnalité des enfants, de leur environnement culturel et du projet éducatif mis en œuvre par les adultes qui veillaient sur eux.Dans le cas particulier de la collection d’Izieu, les dessins ne semblent pas témoigner directement du contexte événementiel ou traumatique de la guerre, mais plus simplement de l’univers fictionnel d’enfants passionnés d’histoires d’aventures et d’explorations, de cinéma, de films de cape et d’épée, de gangsters et de western. Les manuels scolaires constituent aussi une source d’inspiration. Les illustrés et bandes dessinées sont présents à la colonie.
La collection offre une grande variété de types de dessins.
Les vœux rédigés et dessinés, réalisés pour l’anniversaire de Sabine Zlatin le 13 janvier, relèvent de la commande. Elle en a conservé deux ensembles, le premier réalisé par une vingtaine d’enfants accueillis, à la sortie des camps, au solarium de Palavas-les-Flots (hiver 1942-1943), le second par les enfants d’Izieu en janvier 1944.
Les dessins conservés nous renseignent, dans leur matérialité, sur les pratiques des enfants, à qui les adultes sont soucieux de fournir matériels de peinture, crayons de couleur, cahiers de coloriage, pour leur permettre de s’exprimer, et sur le réemploi en période de pénurie, de papier des cahiers scolaires à fond quadrillé, et des brouillons redécoupés, parfois de fragments de papier de chocolat… enfin sur la richesse de leurs jeux et de leur mondes intérieurs.
On savait par des témoignages directs d’ « anciens » enfants d’Izieu, à quels jeux de copie, par exemple au papier carbone, certains s’adonnaient dans la classe. Plusieurs dessins et lettres ornées en témoignent : le cow-boy à cheval d’Octave Wermet (Otto Wertheimer) trouve son jumeau dans un dessin de Joseph Goldberg (Fonds Serge et Beate Klarsfeld - SK.13)
Isidore Kargeman et Jacques Benguigui copient à plaisir le professeur Nimbus sur les vœux pour Madame Zlatin.
Dans quelles publications ont-ils trouvé leurs modèles ? Sans doute ici et ici.
Parmi les dessins, ceux de Max Tetelbaum témoignent d’une personnalité riche et d’un talent très accompli. Il est l’auteur de deux cahiers de dessins regroupant 13 peintures et de plusieurs feuilles libres : chasses aux fauves en Afrique ou dans le Grand Nord, contes des 1001 nuits, scènes de Far-West et figures d’indiens… aux couleurs étonnamment vives.
Cahier de dessin regroupant treize dessins, Max Tetelbaum, 1944
Cahier de dessin regroupant quatre dessins, Max Tetelbaum, 1944
Un indien avec son arc se prépare à lander une flèche, dessin de Max Tetelbaum, 1944
Max est aussi l’auteur d’une série de cinq peintures inspirées des vignettes gravées en noir par Joseph Kuhn-Régnier pour le livre de lecture « Jacques le Poucet et Klapp la Cigogne au pays de Françoise » publié par Antonin Fraysse en 1930. Max ne se contente pas de recopier mais magnifie le motif, l’agrandit et l’enlumine, accomplissant l’œuvre d’un peintre.
Nous devons l’identification de cette source à M. Cyril Devès, historien d’art.
La collection compte aussi 3 œuvres exceptionnelles que sont les films fixes réalisés collectivement avec l’aide de Philippe Dehan, le cuisinier de la colonie pendant l’été 1943, pour des « projections » de « cinéma », selon un procédé de visionnage avec rétro-éclairage rappelant celui de la lanterne magique. En équipe, les enfants ont écrit des scénarios et dessinés image par image, plan par plan, sur les bobines de projection :
Un quatrième film s’appelait « Aloa » avec Tarzan, évoqué par Joseph Goldberg dans une lettre à sa mère, et dont ne subsiste qu’un minuscule fragment au dos d’ "Ivan Tsarawitch".
Ces créations sont peut-être inspirées des films fixes déjà utilisés comme matériels pédagogiques dans des classes depuis le début des années 1920. L’idée a-t-elle été soufflée par M. Dehan, formé aux activités du scoutisme ? Est-elle née spontanément des rêves d’enfants passionnés par le cinéma si populaire ?
Les six bobines qui subsistent, constituées de bandes de papiers raboutés sur des longueurs de 2 à 3 mètres, ont par ailleurs été renforcées au dos, aux jointures, par des fragments de papier récupérés de ci de là, portant les traces de dictées, d’exercices de calcul, de brouillons de lettres, de copie de paroles de chanson (“Un jour je te dirai” de Tino Rossi), de répliques de L’Avare de Molière.
Le programme du spectacle conçu par les enfants pour la soirée de Noël 1943, calligraphié et orné d’un dessin de Jacques Benguigui, atteste de représentations littéraires (Hugo, Andersen), théâtrales et chorégraphiques.
Nous sont donc parvenues non seulement des parcelles de l’univers visuel des enfants mais aussi de leur monde intellectuel et sonore. On apprend plus tard par des témoins qu’on chantait à Izieu des chansons de marins ou tel succès de Maurice Chevalier.
Voir aussi
Les documents de la collection de Sabine Zlatin de la BnF ont été restaurés et numérisés : une sélection de dessins et lettres ornées est proposée sur Gallica.
La totalité de la collection Zlatin, qui comprend des documents d'archive non libres de droits, est disponible sur Gallica Intramuros, depuis les postes des salles de lecture de la BnF.
Pour aller plus loin
L’exposition “Manuscrits de l’extrême” en 2019 (BnF François Mitterrand), où furent exposés les films fixes restaurés, a marqué le point de départ d’une collaboration renouvelée entre la BnF et la Maison d’Izieu.
Les deux institutions se sont associées pour la publication en 2021 d’un nouvel ouvrage de référence :
"On jouait, on s'amusait, on chantait" : paroles et images des enfants d'Izieu -1943-1944, Stéphanie Boissard, Dominique Vidaud, Loïc Le Bail, BnF Editions , 2022
Elles ont organisé la présentation le temps d’un bref retour à Izieu, dans le lieu de leur création, d’une quinzaine de dessins dans l’exposition “Couleurs de l’insouciance” au printemps 2021.
Le projet se poursuit en collaboration avec le Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris, par une nouvelle exposition : "Tu te souviendras de moi" Paroles et dessins des enfants de la maison d’Izieu, 1943-1944, présentée au MahJ de janvier à juillet 2023.
Prolongeant le rêve de cinéma des enfants de 1943, la Maison d’Izieu a en 2021 commandé au Studio "Parmi les lucioles", la réalisation d’un film d’animation à partir des images d’”Ivan Tsarawitch”. L’animation a été créée par des étudiants de l’Ecole Emile Cohl et le doublage, à partir du scénario original, par une classe d’élèves allophones du collège Aimé Césaire de Vaulx-en-Velin (Mention Héritiers de mémoire du Ministère des armées en 2022).
Le film, présenté pour la première fois en avril 2022 à la Maison d’Izieu, sera projeté dans l’exposition au Musée d’art et d’histoire du judaïsme. Un facsimilé du film fixe a été publié par la BnF.
Commentaires
Le Blog
Emouvant, fascinant.
Merci
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