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Paul Féval (1816-1887) Episode 2, L’œuvre romanesque

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L’œuvre romanesque de Paul Féval, dont un billet a déjà retracé le parcours biographique, est copieuse et multiforme, des récits de cape et d’épée et autres fictions historiques aux mystères urbains, des contes bretons au fantastique, en passant par des narrations de mœurs et parfois intimes.

Le Journal du Dimanche publie Le Petit Parisien ou le Bossu par Paul Féval, affiche, 1865

La première chose qui vient en tête, quand on parle de Paul Féval, sont des histoires de cape et d’épée. Car le modèle du genre est bien Le Bossu ou Le Petit Parisien. Presque tout le monde connaît ou a entendu parler de ce récit, ne serait-ce que parce que ce texte, écrit pour des adultes, a été considéré au XXe siècle comme de la littérature enfantine. Combien de millions d’adolescents n’ont-ils pas vécu les aventures de Lagardère et tremblé devant ses difficultés ?

Ce texte est initialement publié dans Le Siècle entre le 7 mai et le 15 aout 1857. L’intrigue en est assez simple, dans une thématique habituelle de l’auteur, celle de l’héritier (ou plutôt, dans ce cas, une héritière) spolié par un gentilhomme malhonnête, et la reconquête de ses droits par la victime, ou ici, son chevalier servant. En effet, le jeune Henri de Lagardère sauve la nouvelle-née de Philippe de Nevers, cet épéiste inventeur de la fameuse "botte de Nevers", figure d’escrime redoutable, des griffes de spadassins envoyés par Philippe de Gonzague pour la tuer. Mais c’est son père qui est assassiné, tandis que Lagardère intervient pour la sauver :

Oui, s'écria-t-il, voici la fille de Nevers ! Viens donc la chercher derrière mon épée, assassin ! Toi qui as commandé le meurtre, toi qui l'as lâchement achevé par derrière ! Qui que tu sois, ta main gardera ma marque. Je te reconnaîtrai. Et, quand il sera temps, si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi !"

Cette dernière phrase est d’ailleurs devenue l’une des plus célèbres de la littérature française ! Vingt ans plus tard, lors de la mise en place, durant la Régence (1717), du célèbre système de Law, ce financier qui prétendait remplacer l’or par du papier-monnaie en utilisant la spéculation, un bossu aide Gonzague à gagner de l’argent et à duper la mère de l’héritière. Mais chacun joue un jeu de dupe dans cette histoire. Qui malgré tout se terminera bien.

Vient de paraître..., le Bossu ou le Petit Parisien Lagardère, roman de cape et d'épée par Paul Féval, affiche, 1893

Dans ce roman, on trouve les protagonistes types du feuilleton : la jeune fille éplorée qui finira dans les bras du héros, le méchant prêt à tout pour sauvegarder son pouvoir et sa fortune, le chevalier fier et sans reproches. Mais aussi ses personnages secondaires, comme Cocardasse et Passepoil, qui apportent l’humour au texte, l’aèrent et dérident ainsi l’atmosphère : ils constituent une double réplique grotesque et bégayante du héros, bretteurs, certes, mais techniciens chevronnés là où Lagardère ajoute du panache, du génie, laids, alors qu’il est beau, tâtonnant entre le Bien et le Mal, alors que Lagardère trace son destin de façon fulgurante" analyse un critique actuel.

On a aussi en arrière-plan des personnages réels, qui permettent d’ancrer la fiction dans la vérité de l’Histoire : le Régent, Philippe d’Orléans, son âme damnée, l’abbé Dubois, l’économiste John Law, et même le tsar, Pierre le Grand. C’est pourtant et avant tout le mouvement, le mystère, la verve et la faconde du style qui priment, bien plus que le réalisme de l’action. L’humour également, et l’on voit parfois l’écriture qui utilise l’exagération pour égayer le lecteur :

C'était Lagardère, le beau Lagardère, le casseur de têtes, le bourreau des cœurs. Il y avait là seize épées de prévôt d'armes qui n'osaient pas seulement sortir du fourreau, seize spadassins contre un jeune homme de dix-huit ans qui souriait, les bras croisés sur sa poitrine. Mais c'était Lagardère !"

Le public suit l’intrigue, à travers déguisements, machinations, reconnaissances, vengeance, duels, mais aussi une orpheline et un éveil à l’amour : tous ces éléments s’inscrivent dans la tradition du roman d’aventures feuilletonnesques. S’y opposent ici deux univers : celui de l’Histoire, inefficace et soumise à toutes les manigances, et celui du courage et des valeurs chevaleresques, déclinantes à l’époque, mais incarnées par Lagardère. Il y a également une analyse du système de Law, ou plutôt une critique en règle :

Veuillez réfléchir : un louis vaut 24 francs aujourd'hui ; demain il vaudra encore 24 francs, tandis qu'une petite-fille [un billet] de mille livres, qui ce matin ne vaut que cinq cents pistoles, peut valoir deux mille écus demain soir. A bas la monnaie, lourde, vieille, immobile ! Vive le papier, léger comme l'air, le papier précieux, le papier magique, qui accomplit au fond même des portefeuilles je ne sais quel travail."

Le Bossu, ou Le Petit Parisien, Paul Féval, Paris, 1877

On n’oubliera pas de sitôt non plus la description des agioteurs de la rue Quincampoix à Paris. Ce livre est une attaque résolue contre l’argent tout-puissant (toujours cette valorisation des traditions chevaleresques anciennes, chère à Féval), accompagnant d’ailleurs une défense des gens différents :

L'or est beau ! l'or est jeune ! sème l'or, bossu ! vieillard, sème l'or tu récolteras jeunesse et beauté ! Qui parlait ainsi, monseigneur ? Je vis bien que j'étais fou. Je sortis. J'allai au hasard par les rues, cherchant un regard bienveillant, un visage pour me sourire. "Bossu ! bossu !" disaient les hommes à qui je tendais la main. "Bossu ! bossu !" répétaient les femmes vers qui s'élançait la pauvre virginité de mon cœur. "Bossu ! bossu ! bossu !". Et ils riaient. Ils mentent donc ceux qui disent que l'or est roi du monde !"

Le succès du Bossu est fulgurant. Presque cinq ou six éditions dans les dix premières années, la , création, par l’auteur lui-même et Auguste Anicet-Bourgeois, d’une adaptation au théâtre qui elle aussi, va connaître une grande renommée. Plus tard, les suites de cette histoire seront contées par Paul Féval fils (entre 1895 et 1934). Sans compter les sept ou huit adaptations au cinéma (notamment avec Jean Marais ou Daniel Auteuil) et les dramatiques télévisées. Et il ne faut pas oublier que ce livre a toujours été disponible depuis sa première publication. Mais cette notoriété va peu à peu occulter le reste de l’œuvre.

Le Fils du diable, drame de Paul Féval et Saint-Yves, estampe, 1847

Notamment ses autres romans historiques. Il n’y fait pas d’analyses politiques ni sociales, mais traite le temps révolu comme une féérie où s’affrontent Bien (le legs des temps anciens) et Mal (l’arrivisme bourgeois). D’ailleurs, il affirme dans l’un de ses textes que "quand Dieu veut punir cruellement un pays, il tue les vrais seigneurs pour mettre les marchands à leur place" (Le Fils du Diable). Il y a beaucoup de textes situés dans le passé, que ce soit en France (La Duchesse de Nemours, Le Mari embaumé, Le Quai de la ferraille, Le Cavalier Fortune) ou dans d’autres pays : Portugal (Les Chevaliers du firmament), Allemagne (La Forêt Noire), Espagne (Le Capitaine fantôme, Le Roi des gueux) ou Italie (Les Compagnons du silence).

Une matière essentielle chez Féval est la Bretagne. Ce territoire constitue pour lui la permanence de la tradition catholique, et c’est aussi le pays de son enfance. Il aime ses horizons maritimes, son folklore, ses légendes, ses landes désertes et ses ruines druidiques. Aussi nombre de ses récits intègrent-ils des paysages bretons dans leur narration, par exemple Fontaine-aux-perles (1845), Le Mendiant noir (1846) ou plus tardivement La Première Aventure de Corentin Quimper (1879) ou encore Chateaupauvre (1877). De même, on en trouve dans de nombreuses nouvelles, comme Contes de Bretagne. Mais deux récits ont fait date. Le premier est Le Loup blanc (1843), qui décrit une Bretagne du XVIIIe siècle mythique et peuplée d’habitants courageux en lutte contre l’autorité française. C’est l’histoire d’un héritier spolié (encore un) qui constitue une bande de gueux dans la forêt celtique pour contrer un seigneur prédateur. Affleure presqu’ici un désir d’indépendance. Très vite ce texte connaît un succès important, avec de nombreuses traductions (anglais, espagnol, italien ou allemand).

Contes de Bretagne, Paul Féval, Paris, 1878

Autre récit armoricain important, La Fée des grèves. Ce roman historique se passe au XVe siècle en baie du Mont-Saint-Michel. Là encore, on a affaire à une succession volée. Toujours cette trame févalienne. Et là encore, les méchants seront punis. L’important ici est l’atmosphère dégagée par le récit :

Pour peu qu'il y ait un léger voile de brume sur le sol plat du Marais, vous ne savez de quel côté de la digue est la grève, de quel côté la terre ferme. À droite et à gauche, c'est la même intensité morne et muette. Nul mouvement de terrain n'indique la campagne habitée ; vous diriez que la route court entre deux grandes mers. C'est que les choses passées ont leurs spectres comme les hommes décédés ; c'est que la nuit évoque le fantôme des mondes transformés aussi bien que les ombres humaines."

C’est peu de dire que le récit baigne dans la féérie et les sortilèges, même s’il n’y a aucun phénomène irréel. Tout est affaire de suggestion, d’atmosphère. Cette histoire est bien reçue par la critique, même longtemps après : "Il y avait là une évocation historique, qui, enveloppée dans une forme littéraire de couleur puissante, donnait une impression pleine de charme à quiconque est accessible à la nostalgie du passé.", écrivait le Touche à tout du 1er janvier 1910.

Mais il y a du fantastique aussi, chez Féval. Non qu’il prenne beaucoup de place dans sa production : "Trois textes, publiés de 1856 à 1875, proposent une reprise sérieuse du thème (Les Drames de la mort), sa parodie (Le Chevalier Ténèbre) et un pastiche d’Ann Radcliffe (La Ville-vampire)" analyse Daniel Compère, un spécialiste actuel de la littérature populaire. Trois récits seulement, mais marquants, et toujours disponibles de nos jours. L’auteur utilise la veine gothique, alors en voie d’épuisement. Et il la traite d’une manière bouffonne ! Dans La Ville vampire par exemple, on suit Ann Radcliffe, auteur anglosaxonne des Mystères d’Udolpho en 1794, qui poursuit les serviteurs du mal dans une parodie échevelée, grotesque et originale. Son sous-titre n’est-il d’ailleurs pas "Le malheur d’écrire des romans noirs". On y voit par exemple des vampires qu’on remonte comme des automates : "Pour ce faire, le prêtre introduit une clef dans le trou qu’ils ont tous au côté gauche de la poitrine, et il tourne...". Dans La Vampire, une comtesse mêle ses dérèglements (tuer des jeunes filles et voler les jeunes hommes) à une conspiration politique (Cadoudal contre Napoléon Ier), répandant pour se couvrir la légende de la buveuse de sang. Car Féval joue aussi sur les termes :

ce mot, sincèrement appétissant pour les esprits inquiets, curieux, avides, pour les femmes, pour les jeunes gens, pour tous les curieux de terreur et d’horreur, c’était la VAMPIRE."

Mais loin de ces récits historiques, pseudo-fantastiques ou bretons, Féval est en outre l’auteur de romans de mœurs. S’ils ne sont pas les plus connus, ce sont souvent les préférés de l’écrivain, notamment Madame Gil Blas (1856-1857). Ou encore des textes sur les peines de cœurs (Alizia Pauli, 1848). Il fait également des satires contemporaines, comme Les Parvenus (1852) ou Le Tueur de tigres (1853). On a aussi Bouche-de-fer, dans lequel il dresse une peinture de Rennes sous la Restauration, ou Annette Laïs, où l’amour-passion triomphe des conventions sociales. Dans ces récits, il utilise beaucoup un humour caustique, qui lui permet de moquer l’arrivisme financier, l’aliénation familiale ou encore les appétits d’une bourgeoisie arrogante.

Les Mystères de Londres par Paul Féval illustrés par J.A. Beaucé, Paris, 1859

Cependant l’autre grand versant de ses narrations sont les mystères urbains contemporains. Comme Les Amours de Paris (1846) qui s’insère par son titre, dans la lignée des Mystères de Paris. Même si Féval s’en éloigne considérablement en insistant sur les affaires privées aux dépends d’une peinture sociale d’ampleur, tel Eugène Sue. Mais surtout il y a là son premier grand succès, qui le porte au pinacle de la renommée : Les Mystères de Londres. Ce long roman retrace les aventures de Rio-Santo, un riche dandy à la mode, en fait chef d’une bande de malfaiteurs qui prépare en secret une révolution destinée à libérer l’Irlande de la couronne britannique. Entre complots, poursuites, assassinats, enlèvements, fausse-monnaie, piraterie ou sociétés secrètes, le roman court de péripéties en rebondissements à un rythme très soutenu, dans ce Londres brossé si souvent par Charles Dickens. Paul Morand écrivait, en 1933 :

Aucun livre ne fait mieux sentir la magie criminelle du brouillard que les Mystères de Londres […] œuvre touffue, parfois balzacienne, parfois d’une absurdité sublime, mais pleine de couleur et d’atmosphère (d’où émane un Londres fantastique…)."

Les Mystères de Londres, Paul Féval

D’autres romans s’interrogent sur la géopolitique du monde dans lequel Féval vit, comme la Quittance de minuit (1846), où l’on retrouve cette opposition entre Irlande et Angleterre, avec les agissements des Molly Maguires, une société secrète, ou encore Le Fils du Diable (1846), un récit de justicier.

Le Fils du diable par Paul Féval, affiche, Gavarni, Paris, 1846

Autre sommet de son œuvre, Les Habits noirs sont une fresque retraçant les activités criminelles d’une bande de malfrats. Cette épopée, dont l’écriture s’étale entre 1863 et 1875, compte huit romans : Les Habits noirs, Cœur d'acier, La Rue de Jérusalem, L'Arme invisible, Maman Léo, L'Avaleur de sabres, Les Compagnons du trésor et La Bande Cadet. Sous la Restauration, une bande de malfaiteurs, les Habits Noirs, dirigée par le colonel Bozzo, répand la terreur parmi la population en se livrant à des vols et des trafics en tout genre. Le premier épisode relate la conspiration qui s’abat sur un artisan, puis sa vengeance contre l’organisation des Habits Noirs. Les volumes suivants racontent l’ascension d’une brigande, les différentes opérations de la bande couvertes par un policier, la lutte entre un magistrat et Bozzo, puis la vie d’un voyou élevé dans un cirque et la recherche d’un trésor. Féval, au lieu de dresser une peinture sociale réaliste et angoissante de la France de cette époque, privilégie les coups de théâtre, les rebondissements inédits, les aventures parallèles, avec une multitude de personnages de toutes origines. Il dresse ainsi un tableau foisonnant du monde de ce temps. Et la peinture d’une société secrète criminelle toute-puissante. Le style est plein de fougue, mais peut se montrer lyrique, comme souvent chez cet auteur : 

Cette rue de la Sourdière […] est terrible tout uniment, terrible de froid, d'abandon, de silence. C'est comme une oasis de la mort, au milieu des exubérantes vitalités qui l'entourent. Il y a là de très-beaux hôtels perclus, des jardins qui moisissent ; le soleil passe au-dessus sans y entrer, et chaque fois qu'une voiture égarée cahote sur son pavé, qui a cent ans, et qui est tout neuf, des créatures étranges, penchées à de mélancoliques balcons, regardent avec des étonnements chinois cette chose qui se meut et qui fait du bruit. La voiture passée, les fenêtres se referment ; il y en a pour longtemps ; les araignées savent cela et raccommodent, pleines de confiance, leurs toiles, qui ne seront pas dérangées avant six mois." 

On voit bien ce que le roman policier alors naissant (Emile Gaboriau écrit L’Affaire Lerouge en 1864) doit à Féval. Le Tintamarre écrivait à la sortie du feuilleton en 1864 :

C'est une histoire mystérieuse, empreinte d'une vérité si frappante, qu'on en suit les péripéties comme s'il s'agissait d'un procès criminel pendant aujourd'hui même devant une de nos cours d'assises. M. Paul Féval, dans ce livre qui raconte sans argot les mystères de Paris a déployé toute l'originalité et toute la pittoresque énergie de son talent de conteur."

D’autres sont plus circonspects, comme la Petite Revue en 1863, qui explique que cette histoire "exhale un petit parfum de causes célèbres qui sera humé volontiers par les lecteurs avides d'émotions ; mais l'auteur abuse d'un procédé trop à la mode pour annoncer dans les dernières lignes qu'il remet sa conclusion à une œuvre prochaine". En revanche, plus d’un siècle après, Francis Lacassin pouvait affirmer (1987, préface aux Habits Noirs) : "Paul Féval a eu le grand mérite de contribuer à dégager de la gangue du roman populaire ce qui deviendra le roman policier. Dès la préhistoire du genre, il a eu l’instinct de l’orienter vers la voie novatrice qui est aujourd’hui la sienne : le roman d’une réalité sociale dominée par la violence au service de l’intérêt ; le miroir d’une civilisation dans laquelle le crime paie".

Les Nuits de Paris... par Paul Féval, affiche, Paris, 1851

Si Paul Féval est resté dans la conscience populaire comme le créateur de Lagardère, le reste de son œuvre a peu à peu été enseveli sous la poussière du temps. Pourtant, on a recommencé à le publier ces dernières décennies, surtout ses œuvres bretonnes et fantastiques. Il n’était que temps. Féval est un grand auteur populaire, et ses textes sont là pour le prouver.

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