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Proust et la philosophie
Pour nombre de ses lecteurs, Marcel Proust n’est pas un simple romancier. La Recherche leur apparaît, en effet, comme une œuvre totale, qui intègre, en particulier, une esthétique, une morale et une philosophie. Certains passages de l’œuvre sont souvent considérés comme d’authentiques essais théoriques. La Recherche appartient-elle pour autant au genre du roman philosophique ?
La formation philosophique du jeune Marcel
Proust est de ces auteurs qui retiennent régulièrement l’attention des philosophes. D'autres, pour cette raison même, jugent l’œuvre trop peu romanesque. Mais quel rôle la philosophie joua-t-elle donc dans la formation de Proust ? Elle exerça d’abord, indéniablement, un certain attrait sur lui. Le jeune Marcel la découvrit au lycée comme nous le rappelle cette légende d’une lettre envoyée à son très apprécié professeur de philosophie :
Alphonse Darlu (1849-1921), depuis longtemps tombé dans l’oubli, n’est certes pas un philosophe marquant et, n’étaient les études proustiennes, personne ne s’y réfèrerait plus. Le lecteur curieux trouvera néanmoins plusieurs textes de circonstance à son nom. Ainsi de cet opuscule: M. Brunetière et l’individualisme (1898) ou encore de Pour la liberté de conscience : deux conférences populaires (1901). Il est cependant des professeurs qui, sans laisser d’œuvre, ont marqué par leur enseignement. Darlu semble avoir appartenu à cette catégorie. Avant tout pédagogue, il faut aussi porter à son crédit la création, en 1893, de la célèbre Revue de métaphysique et de morale, qui paraît aujourd’hui encore. A sa disparition, le numéro d’avril-juillet 1921 de la revue rend hommage à celui qui fut son fondateur.
Au plan doctrinal, Alphonse Darlu s’inscrivait dans la tradition kantienne. Plus significativement, il appartenait à cette mouvance spiritualiste qui s’était formée en réaction au positivisme matérialiste, symbolisé en France par Hippolyte Taine (1828-1893). Pour celui-ci, il n’était plus de savoir digne de ce nom que scientifique. La science était appelée à dissiper tous les mystères, ceux de l’âme y compris, en usant d’une seule et unique méthode, celle mise en œuvre avec succès dans les sciences de la nature. C’est contre ces idées, alors dominantes, que réagirent les philosophes qui ont marqué la formation du jeune Marcel. Ils avaient pour nom Jules Lachelier (1832-1918), Emile Boutroux (1845-1921) ou encore Gabriel Séailles (1852-1923).
Cette formation philosophique, poursuivie en Licence, a-t-elle eue une réelle influence sur Proust ? A-t-elle laissé une empreinte reconnaissable sur son œuvre ? Proust semble, à vrai dire, avoir entretenu un rapport ambivalent à cette discipline. Il y a chez lui, dans un premier temps, une inclination pour la philosophie, dont on trouve la trace dans quelques propos du jeune narrateur de la Recherche. Ainsi, de Bergotte, célèbre écrivain qu’il admire sans réserve, dont Proust a trouvé, pour partie, le modèle chez Anatole France, il écrit (Du côté de chez Swann) :
Plus que tout, j’aimais sa philosophie, je m’étais donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d’arriver à l’âge où j’entrerai au collège, dans la classe appelée Philosophie.
La poésie plus que la métaphysique
Toutefois, cet enseignement déçoit Proust et le confirme dans sa vocation : il sera écrivain, non pas philosophe. Certes, l’enseignement philosophique dont Proust a bénéficié l’a, entre autres, disposé en faveur de la clarté dans l’expression des idées, par contraste avec le courant symboliste dont il fit la critique dans un célèbre article de jeunesse, « Contre l’obscurité », publié en 1896 dans La Revue blanche. A 25 ans seulement, le jeune écrivain y exposait ses conceptions esthétiques ; elles ne devaient plus guère varier par la suite. Il s’y expliquait en particulier sur ce qui, à ses yeux, doit distinguer la poésie de la philosophie:
Proust est donc, fondamentalement, un romancier. C’est là un point sur lequel s’accordent les meilleurs critiques, ainsi de Benjamin Crémieux (1888-1944), ami de Proust, qui juge, dans un article, publié en 1924 dans La Revue de Paris, « La psychologie de Marcel Proust »:
S’il existe bien, malgré tout, une dimension philosophique de la Recherche, elle ne tient pas à certains développements théoriques, concentrés pour l’essentiel dans la partie finale du Temps retrouvé, où l’œuvre entière se dénoue et prend sens et où la démarche d’ensemble du romancier se trouve justifiée. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty, dont les notes d’un cours consacré à Proust sont ici citées dans un article, prévient contre le malentendu que soulève le projet philosophique de l’écrivain « lorsqu’on croit y trouver une philosophie en idées ». La pensée philosophique de l’œuvre de Proust ne s’exprime donc pas dans un langage théorique, mais dans une langue proprement littéraire. Comme l’analyse le philosophe Vincent Descombes, la Recherche articule, spécifiquement, une « pensée romanesque », qui comprend, en tant que telle, « une puissance autonome d’élucidation ». Certes, l’existence des personnages s’y réduit, pour l’essentiel, à la vie de salon et aux villégiatures, mais cette vie sociale, et ses ondes de propagation dans les esprits, n’en est pas moins intense et riche.
Proust et Bergson
Les commentaires proprement philosophiques de l’œuvre de Proust se sont portés, de manière privilégiée, sur certains thèmes, tels le temps ou la mémoire, qui sont, indéniablement, au cœur des préoccupations de l’auteur. Mais ils ont aussi, régulièrement, cherché à y déceler une philosophie systématique, identifiée à tel auteur ou à telle école. Les critiques ont insisté, en particulier, sur l’affinité de Proust avec la philosophie bergsonienne. Le romancier est, par exemple, présenté par le journaliste Jean de Pierrefeu (1881-1940) comme « un disciple intégral de Bergson ». Léon Pierre-Quint (1895-1958), critique littéraire influent, ici cité dans un livre collectif de 1926 consacré à Proust, l’exprime de manière paradigmatique :
Près d’un siècle plus tard, un article du philosophe Philippe Granarolo, publié en 2007 dans le Bulletin de l’Académie du Var, exprime la même conviction. Il y conclut ainsi son analyse de la proximité des deux auteurs : « Peut-être penserez-vous que ma lecture de Proust a été déformée par ma connaissance de la philosophie bergsonienne ? A vous de me le dire. Mais, déformation ou non, vous aurez sans doute du mal à me faire croire que l’éclairage réciproque que les textes philosophiques de Bergson et que les romans proustiens projettent les uns sur les autres n’est que le fruit du hasard. »
La question de l’influence de Bergson sur Proust reste cependant disputée. Comme nous le rappelle la légende d’une photographie du philosophe dans une exposition consacrée par la Bibliothèque nationale à l’écrivain:
Or, cette proximité familiale ne donna lieu à aucun échange intellectuel entre les deux hommes. Certes, Proust fit la lecture des deux premiers livres de Bergson et, indéniablement, certains thèmes bergsoniens se retrouvent chez lui. Les descriptions des sensations et impressions du narrateur de la Recherche semblent, parfois, une illustration du programme énoncé dans le titre même des Données immédiates de la conscience (1889). Par ailleurs, la célèbre distinction, formulée dans Matière et mémoire (1896), entre la mémoire volontaire et la mémoire involontaire, est centrale dans La Recherche.
Toutefois, Proust semble y tenir plus que Bergson, et l’oriente dans un sens tout personnel, comme il le fait lui-même valoir dans une lettre de 1913 à René Blum à qui il esquisse le plan de son grand oeuvre, "le livre où j'ai mis le meilleur de ma pensée, et ma vie même":
Parmi les nombreux commentaires sur ce sujet, on lira cet article de Paul Vernière (1916-1996), publié, en 1971, dans la Revue d’histoire littéraire de la France : « Proust et les deux mémoires ».
D'autres affinités philosophiques
Bien d’autres philosophes ont été convoqués pour rendre compte des conceptions de Proust. Ainsi, l’allemand Ernst Robert Curtius (1886-1956), spécialiste renommé de la littérature française, publia, dès 1922, un article sur la Recherche que Proust apprécia particulièrement: "Vous ai-je parlé de la magnifique étude de Curtius sur moi?". Selon l'universitaire, la conception proustienne de la mémoire, celle qui, soudain, donne accès aux essences éternelles, porte la trace de la théorie platonicienne de la réminiscence des Idées. L’écrivain et critique littéraire Charles du Bos (1882-1939), nous offre ici un extrait significatif de cette belle analyse.
La pensée de Proust a encore été rapprochée de la doctrine perspectiviste formulée par Leibniz dans sa Monadologie. Selon cette conception chaque individu exprime l’univers d’une manière singulière, qui n’appartient qu’à lui seul, indépendamment de toute relation avec les autres individus : chaque monade est ainsi dite « sans portes ni fenêtres ». Proust pense, de manière analogue, que la vérité n’est accessible que dans un certain rapport intime à soi, saisissable exclusivement dans l’intériorité ; sceptique à l’égard de la communication, il tient, par exemple, l’amitié pour une relation superficielle par nature. Dès 1924, un billet paru dans Les nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, pointe cette affinité du romancier avec Leibniz.
Enfin, et pour s’en tenir là, les phénoménologues trouvent régulièrement leur bonheur chez Proust. Ainsi, selon Franck Robert, le texte proustien offre des illustrations exemplaires de la méthode phénoménologique, telle que la comprend en particulier Merleau-Ponty : décrire le monde vécu dans sa pure apparition et, à cette fin, mettre rigoureusement entre parenthèses tout ce qui nous y ajoutons habituellement du fait de nos habitudes acquises de pensée. C'est ce qu'il analyse dans une étude du Bulletin des amis de Marcel Proust et des amis de Combray: "Proust phénoménologue? Merleau-Ponty lecteur de Proust".
On le voit, chaque commentateur semble tirer Proust dans le sens de la doctrine philosophique qui a sa préférence. Et les auteurs invoqués sont si nombreux et divers que l’on est tenté de donner raison à Luc Fraisse, auteur d’une somme sur le sujet, lorsqu’il défend la thèse de « l’éclectisme philosophique » de Proust.
Pour aller plus loin
- Gilles Deleuze, Marcel Proust et les signes, PUF, 1964
- Anne Henry, Marcel Proust : théories pour une esthétique, Klincksieck, 1981. Cet ouvrage est numérisé dans Gallica intra muros.
- Jean-Yves Tadié, Proust, le dossier, Pocket, 2022. L’auteur y résume les thèses de G. Deleuze et d’A. Henry, p. 308-328
- Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, Minuit, 1987
- Luc Fraisse, L’Eclectisme philosophique de Marcel Proust, PUPS, 2013
- Bulletin des amis de Marcel Proust et de Combray, n° 1 à 39, 1950 à 1989. Devient en 1990 le Bulletin Marcel-Proust. Les numéros 1 à 67 (2017) sont numérisés dans Gallica.
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