La musique avant toute chose
Sensible à la philosophie d’Arthur Schopenhauer qui plaçait la musique au somment de la hiérarchie des arts, Marcel Proust considérait la musique comme la forme artistique la plus élevée permettant d’accéder à l’ineffable. Pour l'écrivain, la musique s'adresse fonds mystérieux de l'âme. Dans La prisonnière, Marcel Proust fait dire au narrateur :
... je me demandais si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être - s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées - la communication des âmes. »
Quelques temps avant sa mort, Proust écrivait à l'un de ses amis :
La musique a été une des plus grandes passions de ma vie. Je dis, a été, car à présent je n’ai plus guère l’occasion d’en entendre autrement que dans mon souvenir. Elle m’a apporté des joies et des certitudes ineffables, la preuve qu’il existe autre chose que le néant auquel je me suis heurté partout ailleurs. Elle court comme un fil conducteur à travers mon œuvre.
Doté d’une vaste culture musicale, Marcel Proust a entretenu dès sa jeunesse un lien étroit avec la musique. C'est au sein du milieu cultivé dont était issue sa famille qu'il commença à développer ce rapport intime. Dès le plus jeune âge, il y est sensibilisé avec le piano, instrument par excellence de la bonne éducation. Sa mère, Jeanne Weil Proust, pianiste accomplie, jouait régulièrement du Mozart et du Beethoven pour sa famille et ses amis. Lui et son frère Robert apprirent à en jouer.
Robert et Marcel Proust enfants (Source : BnF I les essentiels)
Les salons musicaux
Passionné de musique, Marcel Proust, jeune homme, fréquenta assidûment les salles de concert et l’Opéra. En marge de ces institutions, comme bon nombre d'intellectuels et d'artistes de la Belle Époque, il fréquenta les salons littéraires et musicaux qui étaient tenus par des dames de la haute société, souvent épouses d'hommes influents. Proust était régulièrement invité dans les salons parisiens les plus en vue comme celui de la Comtesse de Greffulhe au 8 rue d'Astorg ou encore celui de la peintre et aquarelliste Madeleine Lemaire situé au 31 de la rue Monceau : il y rencontrait de nombreux artistes et personnalités du moment qui ont inspiré bon nombre de personnages de la Recherche du temps perdu.
La comtesse de Greffulhe en 1895 par Nadar (Source : Wikipédia)
Ces salons donnaient lieu à de nombreux concerts privés auxquels participaient de grands interprètes. C'est dans ce cadre que Proust découvrit, dans les années 1890, les nouvelles pièces de Massenet, de Saint-Saëns, de Fauré et de Debussy, compositeurs qui lui ont inspirés le personnage de Vinteuil. C'est également dans le salon-atelier Madeleine Lemaire que Marcel Proust rencontra le compositeur, pianiste, chanteur et critique musical Reynaldo Hahn (1874-1947).
Une soirée chez Madeleine Lemaire avec Reynaldo Hahn au piano (source : Gallica)
Pour nourrir son récit, il allait jusqu’à demander aux plus grands interprètes de jouer pour lui. Sur le modèle de ces salons mondains, Proust invita ses amis au Ritz le 1er juillet 1907 pour un concert privé au programme éclectique, allant des Barricades mystérieuses de François Couperin à la Berceuse de Gabriel Fauré, en passant par La Mort d'Isolde de Richard Wagner, dans un arrangement pour piano de Franz Liszt, et À Chloris de Reynaldo Hahn.
Marcel et Reynaldo
Lorsque Marcel Proust et Reynaldo Hahn se rencontrèrent en 1894, le jeune vénézuélien au charisme naturel, jouissait d'une réputation considérable au sein de la vie musicale parisienne. Le tout Paris admirait ses mélodies pour piano et sa belle voix de baryton.
Portrait de Reynaldo Hahn [Atelier Nadar] (source : Gallica)
Partageant avec lui la même passion pour la musique, la poésie et l'art, l’écrivain tomba sous le charme de Reynaldo. Proust dit de lui dans une de ses chroniques :
Quand il se place au piano, avec sa cigarette aux coins des lèvres, tout le monde se tait, l’entoure et l’écoute. Chaque note est une parole ou un cri. La tête légèrement renversée en arrière, la bouche mélancolique, un peu dédaigneuse, laisse s’échapper la voix la plus triste et la plus chaude qui soit. Cet instrument de génie, qui s’appelle Reynaldo Hahn, étreint les cœurs, mouille les yeux, courbe l’un après l’autre, dans une silencieuse et solennelle ondulation.
L'histoire d'amour qui les lia durant deux ans laissa place à une amitié sans égale jusqu'au décès de Marcel Proust en 1922. Ils entretinrent toute leur vie une relation intellectuelle riche d’échanges et de confrontations esthétiques. Étrangement, ils s'opposaient sur les grands courants musicaux. Pour Reynaldo Hahn, fidèle à une conception classique, la musique sert à exprimer des sentiments. À l'opposé, Marcel Proust cultivait une conception plus symboliste, la musique étant pour lui l'art de l'inexprimable.
Malgré leurs divergences musicales, leurs débats sur la conception de la musique ont nourri l'écrivain dans la rédaction de son œuvre.
Musique et modernité
La musique me permet de trouver du nouveau en moi.
Proust n'a cessé d'être porté vers la modernité, grande inspiratrice et source de création pour l'écrivain. Ses goût musicaux ont beaucoup évolué avec le temps. Au cours de son adolescence, il aimait particulièrement Bach, Mozart, Beethoven et Gounod. Sans pour autant délaisser ses goûts qui ont marqué sa jeunesse, adulte, il se tourna vers César Franck, Camille Saint-Saëns, Richard Wagner et Gabriel Fauré, qu'il cite de nombreuses fois dans La recherche du temps perdu. Dans les dernières années de sa vie, l'écrivain se dirigea plus clairement vers la création d'avant-garde avec Debussy, Stravinsky et les Ballets russes.
Programme officiel des Ballets russes : théâtre des Champs-Élysées, 1920
Le café-concert
Marcel Proust et Reynaldo Hahn s'opposaient dans leurs goûts musicaux. En revanche, ils partageaient la même passion pour le café-concert et les chanteurs et chanteuses populaires qui s'y produisaient. Les deux hommes s'y rendaient souvent pour entendre leurs vedettes préférées, Yvette Guilbert, Paulus et Félix Mayol.
Dans les Plaisirs et les jours, Proust défend la place de cette musique populaire :
Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. […] Sa place, nulle dans l'histoire de l'Art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l'amour, de la mauvaise musique, n'est pas seulement une forme de ce qu'on pourrait appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c'est encore la conscience de l'importance du rôle social de la musique.
Proust avait une très grande admiration pour Félix Mayol, au point qu'il souhaita l'inviter à chanter en privé chez lui, mais ce fut sans succès. En guise de consolation, il demandait à Reynaldo Hahn de lui interpréter Viens Poupoule, le plus grand succès du chanteur.
Felix Mayol dans son inoubliable répertoire, 1910 (source : Gallica)
L'enregistrement complet, issu de BnF collection sonore, est accessible sur les plateformes
Deezer,
Qobuz et
Youtube
À la pointe de la modernité
En homme de son temps, dirigé vers la modernité, Marcel Proust s'intéressa à la musique contemporaine mais aussi aux technologies récemment mises au point.
C'est ainsi qu'il s’abonna notamment au théâtrophone en 1911. Cette invention de Clément Ader permettait de se raccorder directement aux représentations de l’Opéra et des salles de concert parisiennes via une ligne téléphonique, grâce à l’installation de deux micros qui captaient les sons et disposés de part et d’autre de la scène.
Le théâtrophone, affiche publicitaire de Jules Chéret (source : Gallica)
Le théâtrophone répondait parfaitement au besoin de Proust de pouvoir écouter de la musique de manière plus concentrée chez lui, à une époque où l'asthme l'avait déjà beaucoup diminué. Il pouvait ainsi entendre les représentations en direct de ses opéras favoris comme les Maîtres chanteurs de Nuremberg de Richard Wagner ou Pelléas et Mélisande Claude Debussy.
Par ailleurs, en 1913, Marcel Proust fit l’acquisition d’un Pianola. Piano mécanique à rouleaux qui fonctionne grâce à un système de pneumatique, le Pianola jouaient des œuvres pour piano mais également des réductions orchestrales. C'est ainsi que Marcel Proust put écouter chez lui des arrangements d'œuvres de Beethoven et de Wagner.
Piano mécanique Pianola, the Aeolian Company Ldt, collection Charles Cros, n°507 bis (Source : Gallica)
Pour en savoir plus
- Série de blogs Gallica Proust 2022
- Cécile Leblanc, Proust écrivain de la musique : l'allégresse du compositeur, collection Le champ Proustien, Brepols, 2017
- Gerard Desanges, Marcel Proust au café-concert, l'Harmattan, 2019
- Philippe Blay, Reynaldo Hahn, Fayard, 2021
- Série d'articles sur Proust (Proust à voix haute, Proust et la musique, Autour de Proust : témoignages et podcasts) consultables sur le portail du Son, de la vidéo et du multimédia en salle Ovale du site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France
- Podcast de France Culture : Proust musicien (2 janvier 2022)
Commentaires
Henri Kowalski
Ne pas oublier le pianiste et compositeur Henri Kowalski, alias « Ski », personnage de la Recherche.
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