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Le vertige des premiers gratte-ciels

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31 mai 2022

Dans les dernières années du XIXe siècle les métropoles nord-américaines entament une mutation urbanistique et architecturale sous les yeux inquiets des observateurs français : et si le modèle des « Maisons monstres » et autres « Babels modernes » contaminait l’hexagone ? Un débat dont Gallica a conservé la mémoire.

Alors que dans l’ancien monde la législation borne la taille des immeubles (vingt mètres à Paris), les promoteurs américains profitent d’un certain flou juridique pour gagner en hauteur l’espace indisponible sur le plan horizontal. Commence alors entre les grandes cités une course effrénée au gigantisme, une conquête de l’air qui ne passe pas inaperçue auprès des commentateurs européens.
 

New York, les gratte-ciel (Pacific) / Agence Rol, Avril 1927

 
Le choc n'est pas immédiat : lorsque le diplomate belge Isidore Eggermont découvre les grandes avenues de New York en mai 1892, il ne manifeste pas de surprise particulière sur la hauteur des édifices. Il les trouverait d’ailleurs plutôt beaux s’ils n’étaient déjà parasités par l’obsédante présence de la publicité, l’ « horrible réclame » qui envahit jusqu’au moindre mur et sous laquelle « tout détail artistique étouffe ». Cette considération mise à part, le New York du président Harrison ne semble pas encore se distinguer d’une agglomération européenne équivalente, en dépit de ses foules et de son activité économique débordante.

 

Vingt mille lieues à travers le monde : dédié à la jeunesse studieuse de France et de Russie /
récit des voyages faits par M. Philippe Deschamps en Europe, Asie, Afrique et Amérique. E. Leroux, 1900

Entre les deux commentaires, moins de dix ans d’écart. Ce bref délai a suffi pour que New York rattrape et même dépasse le modèle initié à Chicago en 1882-1885 par William Le Baron Jenney, avec le siège social de la Home Insurance Cie. Ce premier gratte-ciel symbolisait les mutations de la ville, devenue un terrain précoce d’expérimentation architecturale après les incendies de 1871 et 1874. Reconstruite en un temps record, la métropole de l’Illinois semble avoir perdue presque aussi rapidement le monopole des immeubles géants.
 

De fait, les nouveaux modes de construction sur armature métallique autorisent non seulement la surenchère verticale (à New-York, des douze étages du  Tower Building en 1888 aux trente du Park Row, 1899) mais aussi des délais de construction inédits dans l’histoire de l’architecture : le Campanile de Madison Square (233 mètres) est érigé en trois ans. À San Francisco la carcasse du New Phelan Building nécessitera seulement 65 jours de montage.
 

Cette victoire sur le temps sidère autant les observateurs que celle sur l’espace. Elle implique en effet un bouleversement accéléré de l’aspect des villes et génère le phantasme inquiétant d’un urbanisme sans mémoire. Dorénavant, la durée de vie des buildings devient aléatoire, chaque bâtiment étant susceptible d’être remplacé à brève échéance par plus grand et plus moderne, indépendamment de toute appréciation artistique :
 

Frappants par leur taille mais soupçonnés de n’être pas faits pour durer, les « Sky-scrapers » sont parfois baptisés « Maisons monstres » par une presse française qui ne voit souvent en eux qu’une expression du goût américain pour le toujours plus gros. Supposées conçues dans une optique purement fonctionnelle, ces constructions seraient par nature transitoires et donc inaptes à marquer l’histoire de l’art. Un article anonyme du Voleur illustré résume bien la question en octobre 1906 :

« En Amérique, on bâtit pour dix ans, en Europe c’est pour l’éternité… On n’hésite pas à démolir un hôtel, construit depuis huit ans, avec tous les perfectionnements du confort moderne, pour le surélever de deux ou trois fois sa hauteur ! C’est aussi pour cette double raison de rapidité d’exécution et de courte durée de vie des monuments, que ceux qui les construisent dans le seul but pratique n’y apportent aucun art ».

Et de conclure :

Mais précisément, ces chefs-d’œuvre du passé ne sont-ils pas menacés de voisiner avec ces « Monstres » dans un futur proche ? Avec le siècle nouveau, la tentation d’acclimater ce modèle aux centres historiques de la vieille Europe inquiète les esprits. En 1909 le conseiller municipal Émile Massard collecte des avis sur les éventuels aménagements de Paris. Chez les artistes, l’évocation des gratte-ciels génère quelques réactions tranchées. En témoignent celles du graveur Fernand Cormon :

et du peintre Alfred Roll :

Coïncidence ou pas ce débat éclate l’année du 20e anniversaire de la Tour Eiffel, construction toujours aussi décriée par les tenants de l’académisme mais sur le point de perdre son statut de vestige hérité d’une exposition universelle. La parenté de structure du monument avec les armatures de gratte-ciels inspirait peut-être déjà l’ironie de l’auteur inconnu du Voleur illustré trois ans plus tôt :

Des commentaires plus élogieux sont cependant perceptibles aussi.

« Les maisons géantes américaines ne sont pas de simples monstres ; leur architecture est étudiée avec soin, et la décoration intérieure montre que le côté artistique n’a pas été négligé »

affirment Daniel Bellet et Will Darvillé dans leur ouvrage « Les plus grandes entreprises du monde ». A contrario du discours sur le caractère éphémère des « Sky-scrapers », les mêmes suggèrent une possible inscription de l’architecture industrielle dans l’histoire de l’art :

« Les matériaux employés assurent, s’il faut croire les architectes américains, à des constructions établies de cette manière une immortalité incontestable ; elles vivront certainement, disent-ils, ce que vécurent les pyramides, dont elles ont la robustesse et la solidité ».

La révolution technologique apportée par les buildings est également présentée comme un progrès en termes de sécurité, la catastrophe de San Francisco ayant démontrée en 1906 la résistance des charpentes métalliques aux secousses sismiques et au feu, alors que les parties maçonnées s’effondraient.
 

Aspect de City Hall, à San Francisco, après le tremblement de terre.
Les plus grandes entreprises du monde / Daniel Bellet et Will Darvillé. Paris : E. Flammarion
 

Les procédés de construction à ossature préfabriquée finiront par s’imposer en France, sans remettre cependant en cause le tabou du gratte-ciel. Crée en 1928, l’O.T.U.A., Office Technique pour l’Utilisation de l’Acier, assure la promotion de ce matériau et en vante les applications pour l’architecture. L’organisme publie en janvier 1932 un numéro spécial de la revue « Acier », bel album illustré où l’on dresse un inventaire de quatre années de construction dans l’hexagone. Mais par la taille aucun des bâtiments présentés ne peut se comparer aux géants d’outre-Atlantique, qui bénéficient pourtant parfois de la contribution d’artistes formés à Paris, comme René Paul Chambellan. Ainsi que le déplorait déjà Viollet-Le-Duc au siècle précédent (Entretiens sur l’architecture) :

« Le fer permet des hardiesses devant lesquelles nous semblons reculer »

En France, la nécessité de respecter l’existant contrarie les projets de grande hauteur. Il est vrai que le caractère radical de certaines propositions semble concrétiser les pires cauchemars des défenseurs du patrimoine urbain. On pense au fameux Plan Voisin de Le Corbusier en 1925 et ses gratte-ciels de soixante étages en plein cœur de la capitale.

Les réalisations effectives sont reléguées à quelques cités périphériques, là où l’absence d’intra-muros historiquement chargé autorise les expérimentations. C’est le cas de Clichy avec l’hôpital Beaujon conçu par Jean Walter en 1935. Et surtout dans la banlieue de Lyon, Villeurbanne, dont les célèbres tours imaginées par Môrice Leroux finiront par désigner le quartier des « Gratte-ciels » (1934). Avec soixante mètres et dix-neuf étages elles restent bien en deçà de leurs cousines américaines de la même génération, qui atteignent des hauteurs impensables : 381 mètres en 1931 pour l’Empire state building.

Les dégâts du second conflit mondial et la reconstruction d’après-guerre relancent cependant les initiatives concrètes. À défaut d’encercler Paris de 250 gratte-ciels comme il le proposait dès 1922, Auguste Perret entame le chantier de la tour d’Amiens (1949-1952), qui portera son nom. Construite en béton armé, ce sera le premier immeuble français à dépasser la hauteur symbolique des cent mètres. Détail significatif, un rapport de la Cour des comptes révèle en janvier 1951 que les attributaires d’origine se sont finalement récusés. La tour ne peut donc plus être financée dans le cadre du relogement des sinistrés mais au titre des « constructions expérimentales réalisées par l’Etat » ( Rapport au Président de la République suivi des réponses des administrations / Cour des comptes, janvier 1951). À l’aube des trente glorieuses et du développement des grands ensembles, la perspective d’habiter en hauteur ne semble pas générer l’enthousiasme excessif des foules.

Il faudra l’expansion économique des années cinquante à soixante-dix pour voir l’essor en France de ce qu’on appellera les I.G.H. (Immeubles de Grande Hauteur). Achevée en 1960, la réalisation d’Édouard Albert, rue Croulebarbe à Paris, ouvre l’ère des tours d’habitation ou de bureaux que craignaient tant les commentateurs du début du siècle. Elle aboutira à l’érection, non sans polémiques, de nouveaux bâtiments emblématiques, tant dans la capitale (Montparnasse) qu’en province (La tour Part-Dieu, dit « le Crayon » à Lyon, Le Grand Pavois à Marseille). Mais cette percée sera progressive et relative : certains projets jugés trop hauts seront finalement tronqués, comme en 1963 la Maison de la Radio d’Henry Bernard (Cf l’interview du Monde du président Georges Pompidou, citée en référence). Même à la Défense, le projet de réaménagement initié après l’inauguration du CNIT (1958) ne prévoyait à l’origine aucun bâtiment supérieur à vingt-deux étages.
 

Pour aller plus loin

Livres disponibles en libre accès dans les salles de la Bibliothèque tous publics

Vidéos consultables sur les postes audiovisuels de la Bibliothèque tous publics

  • Habitations légèrement modifiées / Guillaume Meigneux, réal. ; Philippe Deschamps, comp. Paris : Centre national du cinéma et de l'image animée, 2018
  • Tours d'aujourd'hui et de demain / Bertrand Stéphant-Andrews, réal., aut., Catherine Terzieff, aut. , Jean Nouvel, Paul Andreu, Jacques Ferrier et al., participants. Futuroscope ; CNDP, 2008

Ressource électronique consultable sur place

  • « Le président de la République définit ses conceptions dans les domaines de l'art et de l'architecture ». Base de données Europresse. Interview de Georges Pompidou extraite de Le Monde.fr, initialement publiée le 17 octobre 1972.

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