Fortune et influence du Voyage du Pèlerin de John Bunyan sur l’illustration
La BnF accueille Nathalie Collé le 23 mars 2022 dans le cadre du cycle de conférences « L’art en histoires ». Spécialiste de la littérature anglaise et de l’histoire de l’illustration, elle évoquera l’allégorie littéraire autour du Voyage du Pèlerin de John Bunyan qui a inspiré de nombreux artistes, notamment le peintre et poète visionnaire anglais William Blake.
Autour des images proposées par Bunyan, des illustrateurs variés vont marquer l’histoire du livre au fil des siècles.
John Bunyan, The Pilgrim's Progress, 1628-1688, London, 1801, p. 50
« Passion est l'image des hommes de ce siècle, et Patience est la figure des hommes qui vivent dans la foi et dans l'attente du monde à venir. » Bunyan
Auparavant, John Bunyan a publié Grace Abounding to the Chief of Sinners en 1666, un récit centré sur l'expérience humaine du bien et du mal. Dans Le Voyage du Pèlerin, chaque étape du pèlerinage, et notamment chaque lieu visité par son héros, Chrétien, revêt une signification spirituelle particulière. Le texte est porté par l'énergie et la conviction de la foi, et relève à la fois d’une forme d’autobiographie spirituelle et d’une allégorie, qui met en scène le cheminement de l'individu confronté aux pièges du monde et à l'espérance du salut.
John Bunyan, Le voyage du chrétien vers l'éternité bienheureuse. Valence, [entre 1793 et 1834] p. 5
John Bunyan, The Pilgrim's Progress, 1628-1688, London, 1801, p. 7
L’histoire de l’illustration autour de l’œuvre de Bunyan témoigne de l’essor d’une véritable culture de l’image qui se développe en Grande-Bretagne de la fin du XVIIIe jusqu’au XIXe siècle. L’image séduit indéniablement les lecteurs et les éditeurs car elle fait vendre. Tout à la fois support de médiation et moyen d’éducation, elle est aussi associée au divertissement. L’illustration pleine-page de l’époque consiste généralement en une estampe gravée à l’eau-forte et au burin, qui exige une impression indépendante de celle du texte et occupe un espace spécifique dans le livre. Au fil des pages, le lecteur découvre des vignettes intégrées au cœur du texte. Or cette présence du texte et de l’image impose une double approche, qui tient compte des deux formes d’expression artistiques réunies dans le livre. Au final, les éditions illustrées participent sans nul doute à la réception des livres par des lecteurs devenus également spectateurs.
Émile Montégut, Essais sur la littérature anglaise, Paris : Hachette et Cie, 1883, p. 43
John Bunyan, The Pilgrim's Progress, 1628-1688, London, 1801, p. 60 et p. 214
Les éditions illustrées lancées sur le marché du livre au XVIIe, puis au XVIIIe siècle sont réalisées par des graveurs qui restent souvent anonymes. Il faut attendre le XVIIIe siècle, celui du « triomphe du roman », pour que la production littéraire se diversifie et que des graveurs apposent leur signature sur les ouvrages illustrés. Le succès des romans amène des continuations, des suites et de nombreuses imitations en Angleterre comme en France, voire aux États-Unis, avec ce pastiche de Mark Twain, The Innocents abroad or the New Pilgrim’s progress (1879). Les illustrateurs copient également les images produites par leurs prédécesseurs ou s’en inspirent et proposent des personnages aux attitudes encore très convenues, avec des gestes très figés. La technique de la gravure sur bois, qui est utilisée dès le XVIIe siècle, se montre en effet moins malléable que le cuivre et restreint les possibilités de création. Les mêmes planches étaient donc souvent réutilisées, voire piratées d’une édition à une autre, donnant aux formes dessinées un aspect rudimentaire. Avec l’apparition de la gravure sur cuivre, au moyen de la taille-douce et de l’eau-forte, avant la lithographie qui va se développer au début du XIXe siècle, le dessin se fait donc plus raffiné et permet une multiplicité de détails minutieux. On assiste à la professionnalisation des illustrateurs. Ce nouveau métier s’impose et des artistes renommés prennent désormais part à la mise en image d’ouvrages. Au cours du XVIIIe siècle, les décors se précisent et les figures s’animent, accompagnant le rythme de l’action qui est transcrite en mouvements. Le lecteur découvre des paysages plus complexes, nourris d’un exotisme imaginaire qui préfigure le courant romantique. Les décors se font majestueux autour d’une typologie variée de montagnes, de rochers et d’arbres qui prennent place dans les vignettes. Les éditions de livres illustrés destinés à un public cultivé et fortuné permettent aux artistes et aux écrivains de s’associer autour de la pratique de l’illustration, avec des graveurs comme Richard Westall, amateur de scènes historiques et fortement inspiré par Milton et Shakespeare, ou encore les frères Edward et George Dalziel, éditeurs et graveurs de l’époque victorienne, ou enfin John Gilbert, peintre et illustrateur qui travaillait notamment pour The Illustrated London News et qui composa près de 700 dessins pour illustrer l’œuvre de Shakespeare. Dans ces scènes illustrées, nous trouvons des détails d’architectures moyenâgeuses, des colonnes festonnées, des vitraux avec des arcs brisés, des accessoires, tels des instruments de musique médiévaux et des costumes richement ornés dans un souci de raffinement et de véracité historique.
Richard Westall, Henri IV and Gabrielle d'Estrées, 1834
E. G. Dalziel, Scene from Shakespeare's Henry IV, 18
John Gilbert, Falstaff passant la revue de ses recrues, 18..
Les écrivains français ne se hasardant pas sur la Manche et les livres anglais restant encore peu diffusés, l’Angleterre reste encore méconnue en France au cours du XVIIe siècle. Avec la révocation de l’édit de Nantes, un début d’échange au XVIIIe siècle permet des rapprochements entre écrivains français et britanniques. L’Angleterre devient une terre d’asile pour les réfugiés. Certains s’anglicisent et prennent la plume en anglais, d'autres se font traducteurs de romans anglais pour les diffuser en France. Il faut donc attendre le XIXe siècle pour que l’illustration se développe de manière spectaculaire en France. Gustave Doré se fait connaître pour ses illustrations des Fables de La Fontaine et des Contes de Perrault et s’inspire également de la littérature anglaise en illustrant les œuvres de John Milton et de Shakespeare.
John Milton, Milton's Paradise lost, illustrated by Gustave Doré, London, p. 17
Toujours en lien avec la poésie de Bunyan et de John Milton, ou encore inspirés par le théâtre shakespearien, de nombreux illustrateurs mettent en scène des personnages placés dans des cachots, au cœur de montagnes ou dans des palais moyenâgeux et se réfèrent au courant gothique, comme dans cette illustration d’un célèbre poème de Keats : la Veille de Sainte Agnès (1820).
John Keats, The eve of St. Agnes illustrated by Edward H. Wehnert, London : Sampson Low, Son, and Marston, 1865, p. 7
Les scènes paroxystiques, souvent macabres, sont inspirées par des lectures de Byron ou de Milton mais aussi du folklore anglais. Il faut se souvenir qu’au XVIIIe siècle, le goût du lectorat britannique se tournait avec délice vers l’horreur. C’est tout l’irrationnel qui se trouve libéré, les passions qui se déchaînent, sans souci de respecter désormais les convenances littéraires et morales. Le peintre britannique John Martin donnera une interprétation visuelle des poèmes de Milton, notamment du Paradise Lost, avec des accélérations de perspectives, plaçant des silhouettes minuscules dans des espaces incommensurables, au milieu d’architectures colossales. Certains tableaux apparaissent comme des fantaisies rougeoyantes sur le thème de l’enfer. Emportés par le chaos, les peuples s’abîment dans la débâcle des grands empires, dans des gouffres béants de fin du monde. L’esthétique littéraire et picturale de l’époque favorise en effet les revivals. John Martin reprend les fantaisies égypto-assyriennes, créant des décors imaginaires éclectiques qui combinent le médiéval et l’antique, comme dans la célèbre toile The Fall of Babylon en 1819.
Friedrich Pape, Die Zerstörung Babylons, d’après John Martin [esquisse de décor] 1866-1871
Outre-Manche, des écrivains comme Bunyan, mais aussi Shakespeare et le poète John Milton, qui a consacré une grande partie de sa carrière à la poésie, avec Paradise Lost publié en 1667, vont fortement influencer écrivains et artistes, dont le poète William Blake. Dans Songs of Innocence et dans Songs of Experience (1789-1794), Blake inaugure une composition qui, après avoir entremêlé texte et image, transforme la totalité de la page en un ensemble imagé d’un ordre nouveau. La métamorphose de la page en espace visuel va inspirer les artistes au cours du XIXe siècle, notamment les peintres préraphaélites et le célèbre illustrateur britannique, Arthur Rackham.
William Shakespeare, Le songe d’une nuit d’été, illustré par Arthur
Rackham, Paris, 1909
John Milton, Comus, illustré par Arthur Rackham, Paris : Librairie Hachette, 1921-1924
Inspiré par les visions bibliques à caractère prophétique, le style de William Blake, traduit des visions mystiques, rappelant la prose de Bunyan. Dans Jerusalem: the emanation of the Giant Albion, on découvre des anges aux ailes resplendissantes, des géants et des visions de fantômes, annonçant avant la lettre l’esthétique des artistes surréalistes.
William Blake, Illustrations de Jerusalem, the Emanation of the giant Albion, London, 1804
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