Rouge Garance : une couleur martiale
La garance, plante tinctoriale, reste indissolublement liée à la représentation des premiers poilus de 1914. Le rouge Garance habillant les jambes des fantassins a rutilé pendant 85 ans sur les champs de bataille.
Culture de la plante
Originaire d’Asie, la garance des teinturiers (Rubia tinctorum) est une plante vivace de la famille des Rubiacées. De ses racines et rhizomes (tiges souterraines), on extrait de l’alizarine et de la purpurine permettant de teinter les textiles d’un beau rouge Andrinople. Les procédés ont beaucoup varié au fil du temps. Dès l'Antiquité, en Extrême-Orient on colorait le coton des Indes en rouge turc obtenu à partir de la garance et d'un "mordant" à base de sels d'aluminium et de calcium. Mais ce n'est qu'au milieu du XVIIIe siècle que les teinturiers français obtinrent la révélation du secret de fabrication, bientôt diffusé en Alsace. Le garanceage de la laine quant à lui se pratiquait déjà dans le monde romain puis au Moyen-Age.
Sous le règne de Louis XIV, Colbert, lui-même issu d'une famille de drapiers, tenta sans grand succès de limiter les importations en développant une industrie tinctoriale sur le territoire français. Au XVIIe siècle les Hollandais conservaient donc le monopole européen de la production de la garance.
Fabrique d'indiennes de Mrs [sic] Haussmann Frères à Logelbach (près Colmar) / ill. Jean Mieg, 1822.
Au XVIIIe siècle, un agronome français Jean Althen en lança la culture en Alsace et surtout dans le Vaucluse. Cette activité contribua au développement économique de cette région au XIXe siècle :
- 25 000 tonnes par an sous le Second Empire
- 12 000 tonnes en 1876
- 5000 tonnes en 1878
- 500 tonnes en 1883
Malgré des tentatives pour diminuer le prix de revient, la production commença à péricliter, concurrencée par la découverte en 1869 d’un procédé de chimie synthétique 100 fois moins coûteux que la teinture avec le produit naturel et exploité par la grande entreprise allemande BASF. Afin de sauver son industrie de colorants naturels, le gouvernement proposa même aux producteurs des contrats privilégiés : il achetait ainsi plus cher que sur le marché les pantalons Garance de ses soldats. Cela n'empêcha pas la fin de l'exploitation de la plante tinctoriale en 1884.
Apparition du rouge Garance dans les uniformes
C’est Louvois, ministre de la guerre de Louis XIV qui initia les premiers uniformes militaires, blancs et bleus jusqu’en 1789.
Le 27 juillet 1829, parut un décret qui ordonnait l’adoption du pantalon rouge par les fantassins français, une idée défendue par le ministre de la guerre de Charles X, le Vicomte de Vaux car le rouge Andrinople, plus économique que l’indigo et plus seyant, mettait en valeur le soldat ainsi équipé ! On conserva le bleu pour le haut de l'uniforme, cette combinaison ayant l'avantage d'afficher les couleurs républicaines nationales.
Sous le Second Empire, l’Armée s’interrogea sur le bien-fondé du port de ces culottes rouges qui s’avéraient à la réflexion bien voyantes. Cette fois, c’est le ministre de l’agriculture qui décida de pérenniser cette teinte pour les draps destinés à l’habillement militaire car il importait de préserver l’industrie textile du Midi. On ne voulut pas prêter attention à des arguments d’une autre nature.
Evolution technique des armes
En effet, au XIXe siècle un ingénieur français avait mis au point la poudre sans fumée et cela devait avoir des conséquences importantes : les fantassins qui évoluaient jusqu’alors dans un nuage de fumée sur les champs de bataille devinrent des cibles mouvantes. Dans le même temps, les militaires disposèrent d'armes à feu d’une portée et d’une précision inégalées. Prenant acte de cette évolution technique, les belligérants des différents conflits, les uns après les autres, s’empressèrent d’adopter des tenues de camouflage (kaki, bleu-gris). Pendant la guerre des Balkans, on put même voir des soldats bulgares arracher les parements rouges de leurs dolmans.
Pendant ce temps, en France, on procrastinait en nommant des commissions censées réfléchir à la question... Les Prussiens avaient déjà avantageusement profité de cette indécision criminelle pendant la guerre de 1870. Mais lors des premiers engagements de 1914, l'Armée française pratiquant avec un certain panache l'attaque à outrance - tactique consistant à charger en rangs serrés face aux mitrailleuses allemandes - subit des pertes colossales.
Des arguments spécieux
En 1871, un article médical sur la vue distincte prétendait démontrer qu’au-delà d’une certaine distance, le rouge Garance n’est pas plus visible qu’une autre teinte. En outre, certains arguaient qu'il pouvait masquer le sang des blessures, rendant ainsi les soldats moins vulnérables.
En janvier 1914, aux yeux de certains officiers attachés à la tradition et au prestige de l'uniforme, l’invisibilité de la tenue de campagne était un critère secondaire. Pour les militaires, prévalait encore une stratégie séculaire selon laquelle la visibilité des troupes permet de prendre l'ascendant psychologique sur l'ennemi : "Voir et se faire voir". A une époque caractérisée par son état d’esprit nationaliste, l’orgueil d’être une cible était célébré par des poètes tel Edmond Rostand :
Car on n’abdique pas l’honneur d’être une cible ! […]
Adieu, Garance ! il faut se faire une raison
Et qu’à moins s’exposer le héros se résigne !
Même si on assista à de timides tentatives pour adopter des vêtements plus sobres (teinte gris vert réséda en 1911), elles furent contrecarrées par une opinion publique cocardière et fanfaronne.
Lorsqu'on arrive au régiment et que l'on a été pourvu des effets réglementaires pris au magasin, la première chose qui attire l’œil et que le pioupiou regarde avec complaisance dans toutes les glaces, c'est ce pantalon garance, nuance guerrière et qui semble jouer un air de bravoure sur les jambes nerveuses des petits fantassins.
La fin des culottes rouges
Si bien que lorsqu’éclata la Première Guerre mondiale en août 1914 et jusqu’à la fin de l’année, les fantassins français étaient revêtus de façon anachronique de capotes bleues / gris de fer bleuté et de pantalons et képis rouges : un contraste dangereux qui achevait d’en faire des points de mire. Les lourdes pertes subies en août et septembre 1914 (329 000 morts) lui sont donc en partie imputables. Certains poilus anticipèrent même l’arrivée des nouveaux uniformes en dissimulant leurs « culbutants » - nom explicite dont ils affublaient leurs culottes rouges - sous des pantalons de toile bleue ou des gaines-jambières. En effet, pendant la Première guerre mondiale, assez vite, l'Armée fut contrainte de réviser sa tactique car il importait désormais de voir et combattre sans être vu. L’argument économique de sauver cette production agricole n’avait plus lieu d’être car les bénéfices de la teinture rouge enrichissaient désormais l’ennemi historique : plus rien ne s’opposait au port de tenues de camouflage. Même si en juillet 1914, le ministère de la Guerre estimait le délai nécessaire pour un changement aussi radical à 8 ans, il y avait urgence. La couleur abhorrée cessa enfin de sévir, mais n’avait pas dit son dernier mot puisqu’en 1931 les autorités militaires songèrent à la réintroduire dans les tenues des temps de paix !
1915 vit enfin l’avènement du fameux bleu horizon, la teinte salvatrice tant attendue des poilus. Ceux-ci purent enfin se fondre dans le paysage avec une chance d’échapper aux snipers ennemis tandis que le Front s’enlisait dans la boue des tranchées.
Pour aller plus loin
- Exposition Bnf en 2014 : Eté 1914, les derniers jours de l'Ancien monde (à partir de 2.31)
- Teindre les textiles dans le parcours textile
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