Dévoiement de l'électrothérapie pendant la Grande guerre.
Le 1er août 1916 débuta un procès dont l’issue était particulièrement attendue. En effet, au-delà du refus d’obéissance à un officier supérieur dont était accusé le zouave Baptiste Deschamps, il était en réalité question de la légitimité d’un traitement médical très spécial.
Une pathologie inédite
Pendant la Grande Guerre, l’Etat-major fut confronté à une pathologie encore inconnue à l’époque. Un nombre exponentiel de soldats commotionnés était atteint de psychonévroses de guerre, troubles liés à la violence des combats mais sans lésion organique apparente, avec pour conséquence un empêchement majeur de continuer à combattre : paralysies des membres, tremblements incessants, sciatique, camptocormie, prostration. Les autorités militaires voulurent y voir une cause non pas psychique mais morale et par conséquent soupçonnaient les récalcitrants de désertion et de lâcheté. Les médecins militaires reçurent l’ordre de traiter ces névrosés afin de pouvoir les renvoyer le plus rapidement possible sur le front. En effet, il n’était pas envisageable de laisser échapper cette chair à canon, d’autant plus que cela aurait eu un effet contagieux sur les troupes. Tout soldat refusant les soins fut considéré comme un simulateur et encourait des sanctions.
Contexte historique et conceptuel
Un des protagonistes de l'affaire, le neurologue Clovis Vincent était un des élèves favoris de Joseph Babinski, lui-même chef de clinique du célèbre Jean-Martin Charcot à l’Hôpital de la Salpêtrière.
Le but recherché par Charcot était de réhabiliter l’hystérie dénigrée par ses confrères. Il s’attacha à démontrer des troubles sensoriels ou moteurs, des zones d’anesthésie et décrivit des crises avec quatre phases : rigidité corporelle, convulsions, attitudes passionnelles et délires. Selon Charcot, certaines hystéries avaient une origine post-traumatique. La persistance inconsciente d’une image parasite resterait fixée chez un sujet placé dans un état de sidération et aboutirait à la paralysie.
A la mort du professeur, Babinski dénonça la théâtralité de son traitement de l’hystérie conjugué à l’hypnose sur des patientes désireuses de se conformer aux attentes de Charcot. Babinski déconstruisit la méthode de son maître, reposant selon lui sur de la suggestion. Dans son esprit, un symptôme hystérique pouvait être suggéré et disparaître lors d’une contre–suggestion. Il remplaça alors le concept d’hystérie par celui de pithiatisme : un état psychique caractérisé par des troubles guérissables par la persuasion. Le pithiatique serait donc un semi-simulateur. La différence entre semi-simulation et simulation étant particulièrement difficile à établir, en 1914-18 les neurologues et psychiatres, soit soucieux de témoigner de leur patriotisme en se conformant aux attentes des autorités, soit moins zélés que leurs confrères mais cédant à la pression de la hiérarchie militaire, eurent tôt fait de déceler des simulateurs tout court dans ces patients.
Organicité ou pithiatisme
En 1916, la majorité des médecins-majors prétendit établir une distinction. D’un côté, les blessés nerveux présentant des troubles physiopathiques – terme employé par Babinski - d’ordre réflexe, dus à des atteintes organiques du système nerveux et résistant à la persuasion. Dans ce cas, les soldats pouvaient être réformés et recevoir une pension d’invalidité. D’un autre côté, on était en présence de névrosés ou pithiatiques. Babinski procèdait donc à l’étude des réflexes pour différencier organicité et hystérie, celle-ci devant être réprimée par tous les moyens, même coercitifs. Lorsque les thérapies telles que l’isolement, l’alitement, la diète lactée, la balnéothérapie avec douches et bains glacés, les calmants avaient échoué, alors on se tournait avec l’assentiment de bon nombre de psychiatres vers les neurologues militaires et leur méthode de thérapeutique morale consistant à recourir à l’électricité médicale, déjà utilisée depuis le milieu du XIXe siècle. Par exemple dans les cas de neurasthénie.
Hôpital Auxiliaire n°17 - Héricy-sur-Seine. Salle d' Electrothérapie (Collection de la BIU Santé).
Un traitement barbare
Il s’agissait de pratiquer des stimulations électriques modérées afin de déclencher des contractions musculaires sur des membres paralysés, utilisées par Joseph Babinski comme moyen de contre-suggestion dans le cas de paralysie hystérique sous le nom de torpillage. A la différence que, pour remettre sur pied de tels cas cliniques, les doses habituelles s’avérèrent insuffisantes. C’est ainsi que l’électrothérapie mise au service des autorités militaires va devenir l’objet d’une dérive certaine.
Le zèle patriotique de Clovis Vincent fit des étincelles et il devint le chef de file du torpillage. C'était un adepte du courant galvanique à doses massives, dont l'intensité pouvait atteindre 100 milliampères. Il accusa Gustave Roussy - officiant dans un autre centre neurologique militaire - de plagiat, même si ce dernier utilisait le courant faradique au cours de conversations persuasives avec les malades, la persuasion consistant à augmenter l’intensité et viser des zones sensibles jusqu’à l’obtention du résultat recherché. Gustave Roussy eut droit lui aussi à son procès pour des raisons analogues.
Quelle que soit la méthode employée, galvanisation ou faradisation, le but implicite était que les poilus acceptent de retourner combattre plutôt que d’endurer cette souffrance. En cas de refus du traitement, on leur opposait la circulaire ministérielle du 5 avril 1915. Et de fait, les malheureux retournaient au front. L'amélioration très éphémère de leur état de santé ne semblait pas troubler des praticiens foulant allègrement au pied leur serment d’Hippocrate.
Extr. de : Archives d'électricité médicale, 1916.
Des natures prédisposées ?
D’autres psychiatres comme Antoine Porot (1876-1965) et Angelo Hesnard (1886-1969) auteurs de L’expertise mentale militaire en 1918 et Psychiatrie de guerre en 1919 au contraire voyaient dans le conflit mondial un révélateur de névroses déjà présentes à bas bruit chez des natures prédisposées et donc fragiles. Ils appartenaient au courant de pensée incarné par Jules Déjerine et Gustave Roussy.
Des détracteurs isolés
A une époque où la notion d’inconscient développée par Freud restait encore méconnue de l’ensemble du corps médical - même si Charcot l'avait introduite dans son concept de l'hystérie - seuls quelques psychiatres reconnaissaient dans la guerre la véritable cause des psycho-névroses. Par voie de conséquence, ils demandaient la réforme et/ou l’indemnisation des névrosés avec une pension d’invalidité. Mais les voix de Raoul-Louis Benon (1878-19..), Paul Voivenel, Armand Bacharach restèrent isolées même si une partie du corps médical désavouait en réalité cette dérive de l'électrothérapie. Dans son Précis d’électricité médicale, le médecin électricien Charles Chardin dénonçait la barbarie d’un tel traitement :
Nous avons le torpillage Vincent admis par l'Académie. Le malade se défend crie, hurle, meurt sous les coups de la science tapageuse et encombrante de ces pseudo-savants. Quelle gloire!... et c'est en vain que nous pourrions espérer d'attirer l'attention de ces fous furieux électrothérapeutiquement parlant.
Il donnait au Professeur Leduc, précurseur des torpilleurs, le qualificatif explicite de "rôtisseur". Vincent était pour sa part affublé des surnoms de "Diafoirus électrique du torpillage et de l’acharnement sur les blessés", ou bien encore de "Saint-Vincent des poles".
Hôpital Léopold Bellan, 7, rue du Texel, Paris. Salle de radioscopie et d' électrothérapie
Les faits :
Le neurologue Clovis Vincent mobilisé comme médecin militaire avait été nommé à la tête d’un centre neurologique militaire. Avec ses méthodes musclées, il prétendit y examiner Baptiste Deschamps qui tombé dans un trou de 3 mètres, souffrait des séquelles d’une hernie dont il avait été opéré mais qui lui avait laissé une plicature. Suite à la rébellion de Deschamps, les deux hommes en vinrent aux mains. Le zouave encourait la peine de mort pour s'être colleté avec le médecin. Mais à l’issue des deux procès impliquant Vincent et Roussy, grâce à l'éloquence de Paul Meunier - un avocat qui s'était spécialisé dans la défense des poilus - et à son influence médiatique, la justice les désavoua en accordant le sursis aux soi-disants simulateurs.
Les soldats avaient désormais le droit de refuser l’électrothérapie et elle fut abandonnée définitivement en 1918 dans les centres neurologiques des armées. Mais le syndrome post-traumatique (PTSD) n'entra que bien des années plus tard dans la classification des troubles mentaux.
Pour aller plus loin :
- billet de blog Gallica Les psychonévroses de guerre
- Mise à jour du billet de blog Gallica L'électrothérapie au service des armées paru en 2014
Commentaires
torpillage
On lira avec intérêt un bel article de contextualisation paru récemment qui aborde ce sujet, ainsi que d'autres.
Remondière R. Conditions d’application de la rééducation fonctionnelle chez les blessés de la Grande Guerre. RHA, 2019;294:109-118.
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