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Adolphe Thiers critique d’art et collectionneur

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25 mars 2021

Dans les premières décennies du XIXe siècle, on assiste à de profondes mutations sociales et à l’évolution de la presse artistique, qui vont donner au critique d’art un profil nouveau. C’est en rendant compte des Salons de 1822 et de 1824 qu’Adolphe Thiers va se faire l’écho d’une activité artistique dense et donner à ses écrits une valeur qui dépasse le simple commentaire.

Thiers à 33 ans. Henri Malo. Thiers, 1797-1877 (1932)
 
En cette année commémorative, on parle surtout d’Adolphe Thiers comme bourreau de la Commune. Mais il a aussi été jeune. Né à Marseille en 1797, Adolphe Thiers s’y installe d’abord comme avocat, pour ensuite monter à Paris en 1821 et devenir journaliste, avant d'entamer une carrière politique. Conseiller d’État, puis député, il sera nommé ministre de l’intérieur en 1832. Républicain sous le Second Empire, il prendra à sa chute, en février 1871, la tête du pouvoir exécutif ; et en mai réprimera dans le sang la Commune de Paris. Le 31 août 1871, il deviendra le premier président de la Troisième République.

 

 
Mais c’est la figure du critique d’art qui va nous intéresser ici, alors qu’il est encore journaliste, à l’orée de sa carrière. C’est, en effet, peu après son arrivée à Paris et à peine âgé de vingt-cinq ans qu’Adolphe Thiers couvre le Salon en rédigeant un compte rendu du Salon de 1822 pour Le Constitutionnel. Il fait de même deux ans plus tard, lors du Salon de 1824. Cette fois, il multiplie les articles pour divers périodiques : Le Constitutionnel, Le Globe, la Revue européenne. Dans ses textes où l’artistique et le politique se mêlent vont se dessiner les contours des aspirations de la génération romantique, écartelée entre la nostalgie du passé et les envies de changement. Thiers va prendre parti pour les jeunes artistes qui s’affranchissent du « joug académique » et se faire l’observateur de nouvelles individualités, dont celles de François Gérard, Antoine-Jean Gros, Anne-Louis Girodet, Pierre-Narcisse Guérin, et surtout Théodore Géricault.

 

Théodore Géricault, Naufrage de la Méduse, lithographie de Nicolas Toussaint Charlet

Une nouvelle génération de critique d’art

Avec l’essor exceptionnel de la presse en ce début de XIXe siècle, tout le monde s’intéresse désormais au Salon. C’est autour des années 1820 que la critique d’art va se développer avec la libéralisation de la presse en 1819 et l’introduction des presses mécaniques anglaises qui permettent de réduire considérablement le coût du tirage. En outre, le nombre de quotidiens publiés à Paris double entre 1818 et 1841. Avec la création de nouveaux journaux, riches en illustrations, plusieurs périodiques consacrés aux arts voient le jour, tels le Journal des artistes, fondé par Charles Farcy en 1827 et la revue L’Artiste, fondée par Achille Ricourt en 1831, dont le luxe attire les artistes et les écrivains en vue. Le Salon s'agrandit et devient annuel à compter de 1833, suscitant alors de nombreux articles dans des revues de beaux-arts comme dans des quotidiens. Le profil des critiques d’art va dès lors fortement évoluer. Les catégories traditionnelles des genres en peinture et en sculpture ont laissé la place à un individualisme plus poussé, tandis que les repères académiques s’effacent. Face à ces mutations, le rôle du critique d’art évolue et consiste à proposer de nouvelles grilles de lecture, souvent empruntées au monde littéraire, afin de comprendre les enjeux de cette nouvelle réalité picturale.
 
Auguste-Ernest Gendron, Les Nymphes au tombeau d’Adonis, L’Artiste, avril 1880, p. 329.

Amateurs, connoisseurs et critiques d’art

En dehors des grandes figures des premiers critiques d’art, tel Denis Diderot ou Étienne La Font de Saint-Yenne, les comptes rendus des expositions étaient généralement rédigés par des amateurs, qui avaient quelques connaissances artistiques, s’étant parfois formés auprès de peintres ou évoluant au sein d’un milieu artistique. C’est désormais grâce aux périodiques que la figure du critique va trouver un nouveau public, comme Étienne-Jean Delécluze, auteur de Louis David, son école et son temps : souvenirs (1855) ou Jules Janin, tous deux publiant au Journal des débats, ou encore Gustave Planche, qui rédige des comptes rendus pour la Revue des deux mondes. Quant à Alphonse Karr, il publie au Figaro. Dits « connoisseurs », ces critiques développent, au fil de leurs rencontres, des intérêts pour cette activité d’écriture nouvelle, parfois exercée en marge d’une carrière d’écrivain, comme pour Fabien Pillet ou Victorin Fabre. Cette nouvelle figure du critique d’art s’incarne sous les traits d’Étienne-Jean Delécluze, de François Charles Farcy, auteur du Manifeste du Journal des artistes contre la nouvelle école de peinture soi-disant shakspearienne, romantique, etc (1828) ou encore d’Augustin Jal. Au fil de leur carrière, ces hommes vont tisser un réseau de relations permettant de favoriser la percée de leur carrière littéraire (Janin), politique (Thiers) ou artistique. Souvent rédigés dans l’urgence, afin de paraître le plus rapidement possible en regard du Salon, les articles font part de jugements tranchants, qui permettent aux critiques d’asseoir leur réputation et d’user de « bons mots » et de traits d’esprit afin de marquer le lectorat.
 
Jules Platier, « Les Gens qu'on rencontre au salon », planche détachée, Le Petit journal pour rire, 1862, n°315.

Le critique médiateur des œuvres d’art

Si le commentaire critique est une activité secondaire, propice à la poursuite d’ambitions plus hautes, il va jouer un rôle important dans l’histoire de la défense des artistes qui remettent en question la légitimité des critères artistiques. Le monde de la peinture voit donc arriver une nouvelle génération d’artistes qui renouvellent les conventions préétablies. Aux critiques de traduire ce nouveau langage pictural et de produire des analyses qui permettent la lecture des œuvres afin d’éveiller l’intérêt du public. Désormais médiateur, le critique d’art doit rendre lisibles les enjeux de cette peinture et rendre intelligibles les œuvres qui échappent aux amateurs d’art. Avec l’éclatement de l’École française, le Salon devient un espace de confrontations entre les artistes romantiques et les classiques, entre les « homériques » et les « shakespeariens », entre les adeptes de la ligne et ceux du coloris. Si la figure de Jacques-Louis David domine cette scène en restant une référence incontournable pour les peintres comme pour les critiques, on voit apparaître de nouveaux talents et une génération d’individualités fortes.
 

Jacques-Louis David, Le Serment du Jeu de Paume, estampe de Dominique-Vivant Denon, 1794.

Face au succès des peintres romantiques au Salon, les critiques insistent sur les personnalités de ces artistes, qui renouvellent les structures de la formation académique. Delacroix est souvent cité sans qu’il prenne toutefois le rôle de chef d’école. Les œuvres des Romantiques suscitent les commentaires parfois élogieux des critiques, qui les regroupent sous une même génération. Leur style est caractérisé par un attachement à la peinture d’histoire tout en renouvelant le goût du public avec des références à un exotisme nouveau ou à un Moyen Âge gothique. Thiers décrit cette nouvelle image du monde de l’art :

« Chaque artiste, d’après sa tournure d’esprit ou le goût qui lui est propre, ainsi que le cercle dans lequel il vit habituellement se fait le centre d’une petite sphère. »

Lorsqu’il écrit sur la Barque de Dante de Delacroix, cela donne lieu à un morceau fameux : « Aucun tableau ne donne plus l’idée de l’avenir d’un grand peintre que le tableau de M. Delacroix représentant Dante et Virgile aux enfers. Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit à l’aspect de ce tableau ; j’y retrouve cette puissance sauvage, ardente, mais naturelle, qui cède sans effort à son propre entraînement… » (Gabriel Marri, Des goûts et des couleurs : essai historique sur la couleur dans la peinture française, Paris, 1915, p. 65).

Un fervent collectionneur

Outre des antiquités, des bois sculptés, des ivoires et des bronzes, Adolphe Thiers collectionnait également des copies d’après les grands maîtres, dont une copie du Jugement dernier d’après Michel-Ange, L’École d’Athènes, d’après Raphaël et de nombreuses copies de dessins de maîtres italiens. Pour construire sa collection, il l’a d’abord imaginée dans sa tête, cherchant à disposer d’un abrégé des arts de l’univers, rapportant de ses voyages en Italie des souvenirs de chefs d’œuvres, qu’il souhaitait admirer constamment. Il disposait ainsi de nombreux bronzes et d’une infinité de copies. Très au fait de l’actualité de l’art, il visitait l’après-midi les musées et les galeries particulières et compulsait les portefeuilles d’estampes chez Guichardot ou examinait les objets d’art chez les marchands de curiosité.
 
Morceau par morceau, il composa ainsi une collection unique, qui a été léguée au musée du Louvre.
« Si j’avais voulu acheter des tableaux, nous disait M. Thiers, je serais perdu. Ma petite fortune  eût été engloutie. »
Dans son cabinet de travail, on trouvait notamment le Mercure de Rude, un bronze d’une élégance olympienne, et l’Esclave de Michel-Ange. Son cabinet éclectique accueillait autant des pièces classiques que des œuvres en provenance d’Asie orientale, comme des vases, des bronzes chinois et japonais, des laques et des ivoires, par exemple cette Boîte de forme cubique, allongée, en ivoire laquée (Charles Blanc, Collection d'objets d'art de M. Thiers léguée au Musée du Louvre, 1884, p. 222).
 

Mercure, d'après François Rude, collection Thiers, estampe, 1888
 

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