Caroline Wuiet, pensionnaire de la Reine et critique d’art
Caroline Wuiet fut, selon la légende, autorisée par Marie-Antoinette à se vêtir en homme. Son œuvre musicale et littéraire lui valut une certaine notoriété, mais sa facette de critique d’art, dans un champ intellectuel alors naissant et réservé à des auteurs masculins, est restée confidentielle.
Femmes critiques d’art entre 1750 et 1840
À partir de 1750, dans un contexte historique marqué par de fortes turbulences, de la Révolution française à la conquête napoléonienne et à ses conséquences, les femmes commencent à prendre la parole sur la question de l’art. Elles sont pour certaines artistes, journalistes ou romancières, et leurs écrits témoignent de la volonté de se faire une place dans un univers culturel et intellectuel à l’époque strictement masculin. Par le biais de leurs observations et analyses esthétiques, elles donnent à entendre les voix d’un premier féminisme, épris de critique sociale et souvent ironique.
Une vie mouvementée
Enfant prodige, dotée de talents musicaux extraordinaires (son père est organiste), Caroline Wuiet (1766-1835) est présentée à Marie-Antoinette à l’âge de cinq. La reine, désireuse d’en faire une artiste accomplie, la confie à des célébrités de l’époque : Grétry pour la musique, Beaumarchais pour le théâtre, Greuze pour la peinture. Elle compose rapidement des pièces, qui, dès 1782, sont montées au Théâtre des Beaujolais à Paris : Angélina et L’Heureux Stratagème. Ses opéras ne seront en revanche jamais représentés de son vivant, ce qui lui cause un sérieux dépit. Royaliste et exilée pendant la Révolution, elle est de retour à Paris sous le Directoire et se lance dans d’autres œuvres musicales, dont des sonates, qui lui apportent une certaine notoriété.
Malgré la reconnaissance dont elle jouit en tant que musicienne, c’est surtout comme « académicienne », titre que lui a décerné l’Académie des arcades à Rome, et donc comme membre à part entière du milieu intellectuel, qu’elle cherche à attirer l’attention de ses contemporains. Elle crée un club de femmes dédié aux échanges culturels et philosophiques, et se lie d’amitié avec la renommée Thérèse Tallien, « la lionne du Directoire », salonnière et personnalité influente, membre du courant des Incroyables et Merveilleuses, qui réagissent au travers de leurs extravagances aux sombres années de la Terreur.
Caroline Wuiet développe aussi des talents de journaliste et de directrice de presse, créant successivement plusieurs titres : Le Cercle en 1798, dont les orientations politiques lui valent rapidement des ennuis, puis Le papillon, journal des arts et des plaisirs, Le Phénix, journal politique et littéraire, et enfin La Mouche, qui paraît pendant quelques mois en 1799. Après avoir renoncé à diriger sa propre publication, cette artiste polyvalente rédige des articles pour l’un des premiers organes de presse français consacré à la mode : le Journal des dames et des modes.
Sous l’Empire, elle écrit plusieurs essais et fictions, avec lesquels elle connaît un certain succès. Après son bref mariage et un séjour au Portugal avec le colonel et baron Auffdiener, qui meurt pendant les guerres napoléoniennes, les difficultés financières s’accumulent et elle souffre de troubles mentaux. Privée de sa propriété de Champagne, elle passe la dernière partie de sa vie à errer dans le parc de Saint-Cloud et meurt dans la misère en 1835. Emile Souvestre, qui croisa son chemin à plusieurs reprises, lui rend un hommage émouvant dans « Une femme célèbre », évoquant au passage sa propension à se déguiser en homme :
Femme et critique d’art, malgré tout
Femme tout à fait exceptionnelle, aux talents multiples salués par beaucoup d’observateurs de son temps, Caroline Wuiet ne fut pourtant jamais reconnue comme une véritable autorité dans le domaine culturel. Sa manie de se déguiser en homme lui vient après l’échec de ses opéras, tandis qu’elle est intimement persuadée qu’être une femme, fort jeune à l’époque de surcroît, ne peut que la desservir. Son maître de musique, le compositeur Grétry, la décrit ainsi :
Le talent et la volonté de réussir passent à cette époque pour des qualités masculines et toutes les femmes impliquées dans la sphère publique connaissent le même sort, de Germaine de Staël à Elisabeth Vigée Le Brun : pas d’autre chemin de compréhension de ces destinées qu’une forme de travestissement symbolique. Caroline Wuiet recourt à la même logique dans la préface à sa pièce Sophie, avec ces mots sur une vie hors du commun : « (…) oubliant que mon sexe était né pour plaire et pour aimer ».
Son goût pour les arts visuels, et en particulier la peinture, de même que sa pratique de l’écriture, vont lui donner l’occasion d’une forme de revanche pendant de brèves années. Elle invente le métier de critique d’art au féminin, et tente de mettre en cause l’ordre de son temps et les stéréotypes de genre par une approche sensible et ironique à la fois, sans doute inspirée de Voltaire. De l’évocation des œuvres à une forme de militance féministe, il n’y a souvent qu’un pas, comme le montrent dans le Papillon et le Phénix ses comptes-rendus sur le Salon de 1798, intitulés « Promenades au salon ». La question des femmes artistes y est entre autres abordée, puisqu’elles sont quelques-unes à exposer, ce qui vaut aux lecteurs masculins cette remarque acerbe (Le Papillon, journal des arts et des plaisirs, n° 5, 11 thermidor an VI [29 juillet 1798], p. 37) :
« [V]ous voudriez bien, messieurs les incrédules, en être les créateurs ; mais sans vous, et malgré vous, ces jolis enfans passeront à la postérité avec le nom de leur mère. »
Le célèbre tableau de François Gérard, pièce maîtresse du salon de 1798, Psyché et l’Amour, est éprouvé et critiqué avec un regard revendiqué de femme…
D’inspiration proche de cette gravure antérieure d’un an, le tableau de Gérard, qui passionne ses contemporains et est aujourd’hui visible au Louvre, inspire à Caroline Wuiet des remarques plutôt dédaigneuses, étayées par la vision abstraite qu’a le peintre de la femme et de l’élan amoureux : « [L]es femmes trouvent le regard de Psiché plus qu’insignifiant, c’est celui de l’innocence étonnée ; elle réfléchit au plaisir qu’elle éprouve, à la pression voluptueuse de deux bras caressans ; elle ne se livre point encore, elle s’interroge. » (C. Wuiet, « Première promenade au Sallon de Peinture », Le Papillon, journal des arts et des plaisirs, n° 1, 7 thermidor an VI [25 juillet 1798], p. 5-6).
Dans une autre livraison du même périodique, notre critique s’en prend à la représentation d’un personnage de l’antiquité grecque en vogue à l’époque, Aspasie, compagne de Périclès, liée à Socrate, dont voici le portrait :
Le peintre Nicolas-André Monsiau, autre notoriété du monde des arts de la fin du 18e siècle, consacre à cette figure un tableau, lui aussi présenté au salon de 1798, Socrate et Alcibiade rendant visite à Aspasie (aujourd'hui au Musée Pouchkine de Moscou). Une fois encore, Caroline Wuiet reproche à un artiste masculin sa faible capacité à s’emparer d’un sujet féminin, en l’occurrence connue pour sa saisissante beauté et sa remarquable intelligence : «… j’aurais voulu plus d’expression dans ses traits, plus de grâce dans toutes ses formes.» (C. Wuiet, « Sixième promenade au Musée des Arts », Le Phénix, n° 32, 8 fructidor an VII, p. 253).L’année suivante, dans une nouvelle publication éphémère, La Mouche, Caroline Wuiet revient sur l’évocation d’Aspasie :
Dans un long article de plus de deux pages, Wuiet semble s’emparer de la palette du peintre pour décrire avec force détails visuels cette scène rassemblant autour de la « céleste » Aspasie la compagnie des divinités grecques, toutes troublées, en bien ou en mal, par sa présence. En écho à ce qu’elle reprochait dans la promenade au salon à l’artiste Monsiau, elle place la belle Athénienne au centre de l’attention et valorise de manière extrême ses attraits.
Mettre les femmes au centre de la production artistique, en tant que sujets représentés, sujets observants ou sujets créateurs, tel est bien le souhait de Caroline Wuiet…
De manière générale, le ton à l’égard des hommes est assez acéré dans La Mouche, dont un des éléments du titre est la formule « Je pique sans blesser ».
Si la carrière de critique de Caroline Wuiet fut de courte durée et surtout liée au salon de 1798, elle n’en permet pas moins d’apprécier à quel point la période postrévolutionnaire, dans une forme d’ouverture et d’informalité des moyens de communication, permet aux femmes d’accéder à un discours sur l’art et par ce biais à un discours sur leur place dans la société. On voit aussi à travers cet exemple la manière dont l’essor de la presse, avec des titres il est vrai peu stables dans la durée, permet aux femmes d’assumer une prise de parole et de faire de la question de l’art un espace de liberté et d’impertinence.
Pour aller plus loin
- Geneviève Fraisse, Muse de la raison : la démocratie exclusive et la différence des sexes, Aix-en-Provence : Alinéa, 1989
- Plumes et pinceaux : discours de femmes sur l'art en Europe, 1750-1850 : anthologie / sous la direction d'Anne Lafont ; avec la collaboration de Charlotte Foucher et Amandine Gorse, Dijon : les Presses du réel, 2012
- Women art critics in nineteenth-century France : vanishing acts / edited by Wendelin Guentner, Newark : University of Delaware Press, 2013
- Heather Belnap Jensen, « Le privilège des femmes dans la critique d’art en France, 1785-1815 », Sociétés & Représentations, vol. 40, n° 2, 2015, p. 145-161.
- La série de billets de billets de blog Gallica sur les femmes artistes à l’Académie.
Commentaires
Caroline Wuiet et Souvestre
Bonjour,
Vous pourrez lire l'article consacré aux amis de Souvestre de mon blog "lesamisdesouvestre" qu'il est peu probable que celui-ci ait réellement rencontré cette femme plus âgée que lui.
Il avait pour habitude de faire des "emprunts" et de se donner de l'importance.
Cordialement,
MF Bastit-Lesourd
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