Théophile Vitalo (1844-1895), l’orpailleur devenu notable
L’exploitation des gisements d’or conduit à l’émergence d’une petite bourgeoisie au cours de la période post-esclavagiste dans la colonie de la Guyane française. Gallica et Manioc vous présentent le cas de Théophile Vitalo.
Descendant de "noirs" réduits à la condition d’esclave, devenu orpailleur, comme nombre d’hommes et de femmes de la colonie de la Guyane française, Théophile Vitalo y a vécu au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Grâce à la découverte de riches gisements aurifères dans la haute vallée du Sinnamary ainsi que dans la haute vallée du Maroni (le Lawa), il s’est retrouvé à la tête d'une appréciable fortune. A la faveur de la relance des cultures destinées à l’exportation vers les marchés de la France, il investit une part de sa fortune dans la production agricole, notamment dans des cannaies pour la fabrication de sucre.
Théophile Vitalo a moins de 10 ans lorsqu'il est reconnu par son père, Nicolas Vitalo. Celui-ci l'emmène avec ses deux frères, Auguste et Elie, prospecter de l'or, dans la région du Cachipour, au nord-est du Brésil, territoire voisin de la colonie de la Guyane. Cette première expérience de chercheurs d’or se révèle plutôt décevante.
En 1871, la fratrie tente à nouveau sa chance dans la vallée de l'Approuague, puis se rend dans celle du Sinnamary. Alors que Théophile se rend à Cayenne pour ravitailler l'expédition, Elie et Auguste trouvent deux riches gisements qui sont baptisés "Saint-Elie" et "Dieu-Merci". Ces derniers figurent parmi les plus productifs de la période : de 1873 à 1878, ils rapportent 1656 kg d'or. La richesse en or de ces gisements est confirmée par L'illustration, dans le numéro du journal qui paraît à Paris le samedi 30 mars 1878. L'illustration note l'abondance de la production d’or des placers Vitalo, en dépit de moyens d'exploitation rudimentaires. Le journal appelle alors de ses vœux la mise en œuvre de méthodes plus modernes en Guyane pour augmenter la production du pays.
Mais Théophile Vitalo s'approprie la découverte de ses frères en faisant appel à des prête-noms. À la suite de conflits entre les frères Vitalo, Théophile devient le principal acteur de la fortune familiale, notamment en sa qualité de propriétaire d’un grand immeuble à Cayenne.
Une reconversion dans l’agriculture suite à la crise économique
A la fin du XIXe siècle la colonie de la Guyane est frappée par une crise économique provoquée par le développement de la production aurifère, qui avait vidé la colonie de ses agriculteurs, tant ceux qui produisaient des vivres (fruits, légumes et farine de manioc) sur les abattis pour le marché de la colonie, que ceux qui exportaient leur production de sucre et de roucou vers les marchés de la France. L’administration coloniale encouragea alors le retour à la terre de ces agriculteurs, partis chercher fortune sur les placers en amont des fleuves.
Les perspectives économiques ouvertes par l’administration coloniale conduisent Théophile Vitalo à faire le choix d’une reconversion dans la culture de la canne à sucre, pour produire notamment du rhum qui approvisionnera les armées combattantes en Europe, lors de la Première Guerre mondiale.
Il engage des fonds dans une exploitation de cannes à sucre, à un moment où les sucres coloniaux subissent de plein fouet, la concurrence de la betterave métropolitaine et ne peuvent trouver sur les marchés coloniaux de débouchés. La production du sucre de canne est donc en grande partie orientée vers la fabrication de rhum. Par ailleurs, Théophile Vitalo devient un grand propriétaire immobilier de la ville de Cayenne. Il joue ainsi un rôle non négligeable dans la vie économique.
Ses frères investissent également dans la production agricole. Ils dirigent la plus importante habitation sucrière de ce temps-là. Elle se trouve dans la région du canal Torcy et emploie un grand nombre d’immigrants : 220 Indiens, 9 Africains et 3 Annamites. Comme nombre d’engagistes, Elie Vitalo est accusé, par le Syndicat des immigrants qui effectue des visites de contrôle, de mauvais traitements infligés aux coolies, c’est-à-dire aux travailleurs en provenance de l’Inde qu'il recrute sur ses placers pour produire le sucre de canne. On lui reproche l’insalubrité générale des carbets des coolies, sources des maladies dont ils souffrent, entraînant notamment des amputations. Le Syndicat des Immigrants réclame contre les engagistes défaillants de lourdes sanctions.
Vers un rôle politique
Théophile Vitalo ne se contente pas de la gestion de ses affaires personnelles et familiales, il s’engage également en politique, pour prendre part, en qualité de conseiller général, à la gestion des affaires de la colonie.
Dans l’action politique qui est la sienne, Théophile Vitalo est bien un homme de son temps. On peut s’en rendre compte en notant les domaines qu’il investit en matière de défense des intérêts de la Guyane, et en relevant sa représentation des Noirs marrons. Il les voit certes comme des personnes qui prennent part à la vie économique de la colonie, mais qui néanmoins ne disposent pas de la qualité de citoyens français, comme peuvent en faire état les Créoles.
Dans la colonie de la Guyane, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, au fur et à mesure que disparaît du paysage économique et politique la classe sociale des "blancs créoles", le terme de créoles désigne de plus en plus les "hommes de couleur", qui ont connu, comme la famille Vitalo, le système esclavagiste. Ces Créoles doivent alors lutter pour obtenir du pouvoir colonial, à Paris comme à Cayenne, la pleine reconnaissance de la qualité de citoyen français. Ainsi peut-on expliquer l’attitude de Théophile Vitalo à l’égard de l’autorité accordée par l’administration de la colonie aux Noirs marrons boni dans la vallée du Maroni.
Deux positions s’opposent à propos de la circulation des orpailleurs dans la région du Contesté franco-hollandais lors de la découverte de l’or dans la haute vallée du Maroni (dans le Lawa). L’administration coloniale à la tête de laquelle se trouve le gouverneur entend faire reconnaître la souveraineté de la France sur cette région, tandis que les représentants élus de la colonie de la Guyane affichent leur volonté politique d’y assurer le libre accès, notamment aux orpailleurs, parmi lesquels figure Théophile Vitalo qui en 1887 y a découvert de l’or.
Soucieuse de la défense de la souveraineté de la France, l’administration coloniale, fait appel au seul groupe humain présent en nombre sur le haut Maroni, en signant avec Anato, le gaanman des Boni, l’accord du 14 mars 1887. Il s'agit de "faire obstacle au passage des exploiteurs du contesté".
Mais Théophile Vitalo, comme nombre de Créoles de ce temps-là, ne peut admettre que le gouverneur de la colonie de la Guyane s’en remette à des "étrangers" réfugiés sur le sol de la nation française, pour contrôler la circulation sur le Maroni.
Dans la lettre qu'il envoie en 1887 au sous-secrétaire d'État aux Colonies il s’indigne du fait que "le représentant de la France y traite d'égal à égal non pas avec le chef d'une peuplade indépendante et fixée sur un territoire lui appartenant mais avec une population émigrée en 1762 du territoire voisin et à laquelle le nôtre n'a été ouvert qu'à titre d'asile". Il y dénonce également les pratiques d’Anato qui "ne laisse remonter le Maroni qu'aux expéditions qui lui plaisent ou qui composent avec lui, et par cela même, s'octroye [...] l'attribution réelle des terrains de toutes ces régions". Il l’accuse par ailleurs de violer "le contrat passé avec M. le Cardinal [gouverneur] pour faire ses propres affaires".
Vers l’émergence progressive d’une petite bourgeoisie créole
Le parcours social, culturel et politique de Théophile Vitalo est tout à fait représentatif de celui de l’élite des "hommes de couleur", de ces hommes et de ces femmes qui, des lendemains de l’abolition de l’esclavage de 1848 à la départementalisation de 1946, constituent la petite bourgeoisie de la Guyane.
Elle est issue de l’ancienne classe des "gens de couleur libres" du temps de l’esclavage, auxquels sont venus s’adjoindre des esclaves libérés en 1848, qui se sont élevés dans la hiérarchie sociale en accédant à certains emplois ou en s’engageant dans un certain nombre d’activités. Pratiquement tous sont passés par l’école de la République française (des écoles primaires de la colonie aux universités de la France), pour gagner une relative aisance dans l’exercice des professions libérales, dans l’accession aux cadres de la fonction publique (celle de l’administration coloniale et celle de l’administration pénitentiaire), et à la direction des entreprises de la colonie comme les concessions aurifères, ou encore en se lançant dans la production de denrées coloniales (sucre et rocou, notamment), et dans le commerce de gros. Des familles comme celles des Vitalo, des Franconie, des Ursleur, des Leblond, des Melkior, des Bassières, des Monnerville, des Tell, des Gober, des Ronjon, des Sophie, des Raban et tant d’autres, tenaient le haut du pavé dans la société coloniale.
Dans leur vie quotidienne, elles affichaient volontiers leur maîtrise de la langue française et leur pratique de la culture française. Quant aux hommes, ils avaient l’ambition de prendre part à la gestion des affaires de la colonie, en faisant état, chaque fois que les circonstances l’exigeaient, de leur sentiment d’appartenance à la nation française et de leur attachement à la République.
L'appartenance des Vitalo à la petite bourgeoisie de la Guyane a laissé des traces dans l'espace public. Leur immeuble personnel, situé à l'angle de la rue François Arago et de la rue du Docteur Barrat, a été inscrit au titre des monuments historiques par arrêté du 26 novembre 1992.
Marie Latour,
Directrice adjointe du SCD de l’Université de Guyane.
Relu et corrigé par le professeur émérite des universités en Histoire M. Serge Mam Lam Fouck.
Pour aller plus loin...
- Zonzon J. Les Mutations de la société coloniale guyanaise, de l’abolition à la départementalisation 1848-1946 [Internet]. Matoury: Ibis rouge; 2015 [cité 23 oct 2020]. 129 p.
- Mam-Lam-Fouck S. Histoire générale de la Guyane française : des débuts de la colonisation à la fin du XXe siècle ; les grands problème guyanais. Nouv. éd. 2002 revue et complétée. Matoury: Ibis Rouge; 2002. 220 p.
- Mam-Lam-Fouck S. La Guyane française: au temps de l’esclavage, de l’or et de la francisation (1802-1946). Petit-Bourg, France: Ibis rouge; 1999. 388 p.
- Moomou J. Maroni-Lawa, Un espace paradoxal de négociation: Autorités coloniales et coutumières boni en Guyane française (1880-1965). Cah Détudes Afr. 17 sept 2020;(239):615‑51.
- Ebion S, Guyot P, Ho-Fong-Choy Choucoutou L, Latidine S. La Guyane pendant la Seconde Guerre mondiale, 1939-1945. Matoury, Guyane française: Ibis rouge Editions; 2019. 159 p.
Ajouter un commentaire