Anne Lefèvre épouse Dacier. Pour l'amour d'Homère
Traductrice renommée du temps de Louis XIV, Anne Le Fèvre (1645-1720), est célèbre pour sa traduction de l’Iliade et l’Odyssée. Issue d’un milieu protestant érudit, elle se fit polémiste lors de débats sur la transmission des textes classiques dans le cadre de la « Querelle d’Homère ».
Aux côtés d’André Dacier, ancien élève de son père, et du Suisse Daniel Crespin, elle fait partie des rares protestants parmi ces « écrivains dauphins ». En 1683, elle épouse André Dacier tandis que l’étau se resserre autour des Huguenots. Réfugié dans le sud de la France, le couple se convertit au catholicisme peu de temps après, et, en 1685, l’année de la Révocation de l’Edit de Nantes, reçoit une pension royale, prix de leur abjuration.
Anne Dacier, L’Odyssée, tome 1, éd. de 1717
BnF, département Littérature et art, YB-1067
En 1716, après des années de travail, paraît donc sa traduction de l’Odyssée en 3 volumes. Comme elle s’en explique dans sa longue préface de 118 pages, son souhait est de fournir une traduction fiable et de redonner ses lettres de noblesse au poète épique, considéré comme barbare, à l’image de ses dieux et héros aux comportements peu glorieux.
« La poésie d’Homère comme l’onde pure d’une claire fontaine, lavera et dissipera seule toutes ces ordures sans que je prenne davantage la peine de m’en mêler »
écrit Anne Dacier dans sa préface de L’Odyssée (1717, vol. 1, p. CXII). Elle achève son introduction avec une maxime inspirée d’un passage de Virgile (Eneide V, 485) : « Hic caestus artemque repono » : « je laisse ici mes cestes [gants de boxe dans l’Antiquité] et mon art » faisant ainsi allusion à son combat victorieux pour faire publier une traduction digne de ce (son ?) nom.
Son atout, contrairement aux traducteurs de son temps, est sa connaissance du grec ancien ; elle semble avoir utilisé les commentaires sur l’Iliade rédigés par Eustathe de Thessalonique et probablement aussi des versions latines de la légende troyenne. Autre particularité, elle ne fournit pas une traduction en vers ; en outre, elle abandonne le latin pour une traduction en français, afin de mieux faire connaître le poète. En revanche, elle reste très prude dans ses traductions, afin de ne pas déroger à la bienséance de son époque et de ne pas contrevenir à son statut de femme. À la fin de chaque chant, elle ajoute des remarques géographiques, mythologiques, philologiques. Si elle n’a pas la possibilité de mettre le texte grec, elle parvient à faire insérer des gravures de la main du prolifique Bernard Picard :
BnF, département Littérature et art, YB-1067
Début 1714, le célèbre dramaturge Antoine Houdar de la Motte publie une Iliade en alexandrins réduit à 12 chants, à partir de la traduction d’Anne Dacier, et ce dans un souhait de le rendre plus accessible aux lecteurs. La traductrice réplique dans Des causes de la corruption du goust, une somme de plus de 600 pages qu’elle fait publier la même année et où elle s’insurge dès les premières pages contre cet « ennemi d’Homère » :
« La douleur de voir ce poète si indignement traité, m’a fait résoudre à le défendre, quoique cette sorte d’ouvrage soit très opposé à mon humeur, car je suis très paresseuse & très pacifique, & le seul nom de guerre me fait peur »
Elle alterne remarques ironiques sur le style délicat défendu par La Motte et critiques philologiques qui soulignent son manque de connaissance du grec. Cette « Querelle d’Homère » s’inscrit dans la continuité de celle entre les Anciens et les Modernes. Elle illustre les débats sur la réception de la culture classique ainsi que sur les enjeux du travail de traducteur, entre fidélité au texte original et adaptation aux goûts et mœurs de son époque. Un autre ouvrage suivra : Homère défendu contre l'apologie du R. P. Hardouin, ou Suite des causes de la corruption du goust (1716), qui atteste de sa facette de polémiste et de sa volonté de ne pas être limitée à sa fonction de traductrice.
Musée des Beaux Arts, Angers © Musées d’Angers, P. David
En 1720, année de sa mort, paraît dans le Journal des savants un Eloge de Madame Dacier (fol. 163-170), hommage à la traductrice et à son parcours, où sont mentionnées notamment des lettres échangées avec la reine Christine de Suède à qui elle avait fait parvenir certains de ses ouvrages. La reine loue « le charme secret » qui lui a fait « accorder les Muses et les Graces ». Cette réputation à l'étranger est peut-être aussi à l'origine d'un portrait conservé au Musée de Stockholm. Elle y est coiffée d'une couronne de laurier, à la manière des poètes antiques, un détail présent dans d'autres gravures ou bustes (voir notamment celui du Musée d'Angers ci-dessus). Ce tableau fait partie d'un ensemble de portraits de 12 femmes savantes françaises qui ornait à l'origine la bibliothèque de la reine francophile Louisa Ulrika : y figurent Mlle de Scudéry, avec qui Anne Dacier entretenait des liens, la Marquise de Lambert ou encore Mme de Lafayette. Cette série, peinte au milieu du 18e s., a très certainement pour modèle des gravures contemporaines : les femmes savantes apparaissent souvent dans des médaillons accompagnés de vers louant leurs vertus, formant des sortes de tableaux très à la mode à l'époque :
Estampe (détail), 1790, collections du Château de Versailles
Ingres, Homère déifié, dessin 1865, 2e version
Pour en savoir plus
- Eliane Itti, Madame Dacier, femme et savante du Grand siècle, 2012
- Site universitaire consacré à Anne Dacier
- Biographie détaillée d'Anne Dacier sur le site de la Société internationale pour l'étude des femmes de l'Ancien Régime
- Malika Bastin-Hammou, « Anne Dacier et les premières traductions françaises d'Aristophane : l'invention du métier de femme philologue », Littératures classiques 2010/2, n° 72, p. 85-99
- Publication en ligne sur le projet éditorial Ad usum Delphini
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