Quand Churchill se jouait des caricatures
A l'occasion de la sortie d'une biographie consacrée à Winston Churchill aux éditions Perrin, Gallica a invité son traducteur, Antoine Capet, à décrypter une caricature du premier ministre anglais, produite pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette image de propagande vichyste illustre aussi l’originalité de l’une des stratégies de Churchill, qui jugeait que les caricatures le servaient plus qu’elles ne le desservaient.
On sait que Churchill adorait être caricaturé – il fait paraître dans le magazine Strand de juin 1931 un essai intitulé "Cartoons and Cartoonists" qui sera repris dans Thoughts and Adventures en 1932 (édition française Réflexions et aventures, 1944 & 2008) dont le bref incipit ne pas être plus explicite : "I always loved cartoons". Très porté sur l’auto-publicité, toujours soucieux d’occuper le devant de la scène, il a très tôt compris qu’il valait mieux qu’on parle de lui et qu’on le représente même en mal plutôt que de passer son action sous silence. Le signe de reconnaissance que va devenir le cigare ne doit à cet égard rien au hasard.
Le remarquable album de Fred Urquhart, W.S.C. : A Cartoon Biography (1955), nous apprend que Punch et Vanity Fair publient déjà des caricatures de lui en 1900, année de son entrée à la Chambre des communes. Il a alors 26 ans.
Le premier dessin de presse allemand que propose le recueil est intitulé "Zirkus Churchill" : il paraît dans Simplicimus le 22 octobre 1939 et représente Churchill en dompteur du lion britannique qui veut d’abord faire passer le coq gaulois à travers le cercle de feu. Cette volonté de dénoncer les Britanniques en général et Churchill en particulier "prêts à se battre jusqu’à la dernière poitrine française" dans les caricatures de propagande allemande va se retrouver pendant toute la guerre, et elle est magnifiquement documentée dans les récents recueils de Ralph Keysers, notamment Churchill vu par les caricaturistes nazis, 1939-1944 (2019).
Naturellement, la propagande vichyste va reprendre ce vieux thème de la "perfide Albion", qui remonte au moins aux grandes guerres de Louis XIV, où précisément les visées du Roi-soleil ont été contrariées par l’ancêtre de Churchill, John, fait duc de Marlborough en remerciement des victoires obtenues contre les armées du "tyran français" lors de la guerre de Succession d’Espagne, les quatre plus retentissantes étant Höchstädt (ou Blindheim, anglicisée en Blenheim, 1704), Ramillies (1706), Oudenaarde (Oudenarde en anglais, Audenarde en français, 1708) et Malplaquet (1709).
Dans la planche inspirée par la chanson populaire Malbrough s’en va-t-en guerre du dessinateur Marcel Mars-Trick intitulée La Triste Histoire de Winston Churchill, descendant de John Churchill, duc de Marlborough, on fait allusion à Malplaquet dès la première image, alors qu’en France, en dehors des historiens, personne ne connaît ces batailles, et rien n’indique si c’est une victoire ou une défaite anglaise : ce n’est que dans l’avant-avant-dernière image qu’on apprend qu’elle a été remportée par Marlborough. Il devient alors clair pourquoi Malplaquet a été choisie de préférence aux trois autres : c’est qu’elle permet la rime avec "plaqués", et insiste sur la trahison de ses alliés par Churchill.
On peut dater approximativement la planche à partir de plusieurs indices : l’image des "plaqués" inclut les Grecs en sus des Polonais, des Belges, des Français et des Yougoslaves – elle est donc postérieure à l’évacuation finale de la Grèce début mai 1941, mais antérieure à l’invasion de l’URSS fin juin, qu’on n’aurait sûrement pas passée sous silence vu son intérêt dans la lutte de Vichy contre le "bolchévisme". L’idée que Churchill n’avait que fait semblant une fois de plus de venir au secours de la Grèce et de la Yougoslavie est explicite dans l’image "Débarquons à Athènes…".
Parallèlement au thème des alliés "plaqués", revient sans cesse celui de Churchill toujours pressé de "rembarquer" : cela commence par la Norvège (que les Français connaissent sous le nom de "l’expédition de Narvik"), puis se poursuit en Belgique et à Dunkerque, pour se terminer par la Grèce au moment où la planche est tirée.
L’intention est bien sûr d’exploiter au maximum le traumatisme qu’a été pour les Français l’épisode de Dunkerque – pain bénit en France pour la propagande anti-britannique. Autre traumatisme, et autre tragédie dans les relations franco-britanniques qu’il convient d’exploiter à fond : le refus des amiraux de Vichy de rejoindre la flotte britannique qui conduira la marine royale à tirer sur les vaisseaux français à Mers el-Kébir, puis à Dakar. On se garde bien de dire qu’il n’y a eu aucune "traîtrise" et que bien au contraire les commandants de la marine nationale ont eu tout loisir de se rallier aux forces en lutte contre l’Allemagne, comme cela été le cas à Alexandrie en juillet 1940. On omet aussi bien évidemment de dire que le général de Gaulle a participé aux opérations de Dakar et qu’en fait c’est lui qui en avait proposé l’idée à Churchill.
L’accoutrement de Churchill, dans un uniforme qui mêle vaguement celui d’un amiral et d’un général des guerres napoléoniennes (et non de Louis XIV) avec un haut-de-forme qui porte le drapeau britannique, fait de lui un personnage ridicule – ce qui est naturellement dans la grande tradition des caricatures. Pourquoi revêt-il alors la tenue de l’armée de terre de 1941, fidèlement reproduite, avec le casque colonial que de fait il portait toujours en Afrique, quand on évoque le recul – bien réel à l’époque – en Cyrénaïque ? Ce n’est pas clair, mais ce que ne sait pas le Français qui regarde la planche en 1941, c’est que Churchill, loin d’ordonner ce repli, limogeait alors général après général en Afrique du nord en leur reprochant leur manque d’audace et de combativité.
Que veut démontrer la planche ? Que Churchill est un va-t-en-guerre ("J’mettrai l’feu à la Terre") ? C’est en effet ce que n’ont cessé de dénoncer en lui les nazis en Allemagne et les partisans de l’apaisement en France et en Grande-Bretagne avant la guerre. Qu’il abuse de ses alliés, qu’il trahit en permanence ? Soit – mais quels gains lui prête-t-on dans la planche, pour lui-même et pour son pays ? L’image "J’mettrai l’feu à la Terre" est à double tranchant pour les propagandistes car on l’y voit contraint de fuir cette Terre – or, en dépit de toute cette succession de revers avérés, il est toujours là, et bien là. Le général Weygand aurait dit en juin 1940 que l’Allemagne allait tordre le cou à l’Angleterre comme à un poulet – mais ce n’était toujours pas le cas un an plus tard. Pour employer un mot qui n’existait pas à l’époque en français, le lecteur de 1941 pouvait tout aussi bien voir dans cette planche une preuve de la "résilience" peu commune de Churchill, qui une fois encore aurait eu raison de juger que les caricatures le servaient plus qu’elles ne le desservaient.
Parcourez La Triste Histoire de Winston Churchill à la loupe ci-dessous ou en plein écran !
Pour aller plus loin :
Churchill, Andrew Roberts, traduction d’Antoine Capet, éditions Perrin, 2020.
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