L’Illustré National, un titre majeur de l'histoire du neuvième art
Peu étudié et peu documenté, L’Illustré National s'avère avoir tenu une place primordiale dans l’histoire de la bande dessinée du début du XXe siècle. Afin d'en savoir plus, nous avons interrogé Thierry Groensteen, chargé de mission auprès de la CIBDI, historien de la bande dessinée, essayiste, enseignant et éditeur, qui nous fait part de ses découvertes.
Quand et comment avez-vous découvert L'Illustré National et pourquoi vous y êtes-vous intéressé ?
J'ai un jour eu accès à deux recueils de L’Illustré National dans le bureau des bibliothécaires de la Cité [Cité Internationale de la bande dessinée et de l'image, ndlr]. Ces deux recueils correspondaient aux années 1922-1923, c’est-à-dire au début de la troisième série du journal. Certaines signatures de dessinateurs ont aussitôt attiré mon attention mais je ne connaissais pas ce titre. Les notices bibliographiques du titre sur le Sudoc et BNOpale ne mentionnaient que peu d'informations. Le titre parut de 1898 jusqu'à on ne sait pas exactement quand, probablement dans les années 20.
Les deux recueils conservés à la Cité sont donc ceux d'un titre qui existait depuis plus de vingt ans déjà, et correspondaient peut-être à la fin de l’histoire du journal.
Il reste cependant des incertitudes. L'ensemble des journaux abonnés recevaient-ils à la même date leur permettant d’imprimer le même contenu, en ne changeant que le titre, ou bien le supplément illustré était-il imprimé à Paris puis acheminé en province? On ne sait pas non plus s'il y avait un rédacteur en chef ou un directeur artistique, ce dernier n'est en tout cas pas crédité.
L'Illustré National a connu plusieurs périodes au gré notamment des changements d'éditeur. Il faut aussi distinguer les périodes avant, pendant et après la Première Guerre mondiale, avec une rupture entre 1916 et 1922 où L'illustré National ne parut pas.
Le Petit Illustré Amusant était le concurrent direct de L'Illustré National mais il cessa de paraître en 1911. On y retrouve en partie les mêmes dessinateurs, qui collaboraient aux deux journaux.
Quel est donc l'intérêt de L’Illustré National dans l'histoire de la bande dessinée française ?
L'Illustré National prouve qu'il existait en France un système finalement assez semblable à celui des "syndicates" américains (qui, en 1898, n'existaient pas encore) : un éditeur unique diffusait dans les grandes villes du pays des contenus identiques. Le fonctionnement n'est certes pas exactement le même que celui des "syndicates" mais l’analogie s’impose à l’esprit.
L'Illustré National est très probablement le journal illustré qui avait le plus fort tirage à la Belle Epoque. Si 40 journaux étaient abonnés, tirant en moyenne à 50 000 exemplaires (les journaux qui avaient les moyens de se payer des suppléments étaient forcément des journaux qui avaient une certaine diffusion), on peut estimer à 2 000 000 le tirage cumulé. Aucun journal n'atteignait ce tirage-là, ni même la moitié ou le quart, à cette époque. Et l’on sait que chaque exemplaire circulait dans le cercle familial et était lu par trois à cinq personnes. C'est une information que nous n'avons encore jamais vu nulle part.
Quelles bandes dessinées étaient publiées dans L’Illustré National et ces suppléments provinciaux ? Que sait-on des auteurs? Quels sont les thèmes abordés dans ces journaux ?
Gallica propose une collection partiellement numérisée mais elle s'arrête en 1902-1903. Le journal n'a été conservé nulle part. La presse quotidienne n'est pas collectionnée à cette époque. J'ai donc compulsé quelques-uns des journaux abonnés qui en reprenaient le contenu et dont les collections sont plus complètes.
Les dessinateurs stars du journal sont au nombre de quatre : Thomen (qui sera plus tard le dessinateur de Charlot), Charly, Nadal et Arsène Blondeau.
Aucun des trois derniers dessinateurs n'est très documenté. Ils ne sont souvent même pas cités par les historiens de la bande dessinée. Nadal est un dessinateur très intéressant, qui, dans son approche du corps, flirte avec une forme de monstruosité.
A l’exception de Thomen, ces dessinateurs n’ont plus travaillé après la guerre. Mais d’autres sont venus les remplacer, et l’on trouve par exemple dans la dernière série de L’Illustré National des planches de Vercors, qui signe alors Joe Mab et n’adoptera que plus tard, pour son œuvre de dessinateur, la signature de Jean Bruller, son véritable état civil.
Dans ces premières années du XXe siècle, la bande dessinée se cherche. Au départ, ce ne sont que des histoires en une page puis apparaissent des héros récurrents, notamment Fifi Céleri, par O’Galop, qui est un plagiat de Buster Brown. L’Illustré National accueille de plus en plus de feuilletons, d’histoires qui se prolongent sur plusieurs semaines, mais aucun personnage ne s'impose durablement et aucun n’est publié en album.
A cette époque, la bande dessinée est presque exclusivement humoristique. Le sujet principal est la satire de mœurs, la phénoménologie du quotidien.
La bande dessinée française n'a pas encore rencontré les grands genres : la bande dessinée d'aventures, la bande dessinée policière. Néanmoins, on voit apparaître, sporadiquement, les premiers jalons du reportage dessiné et même de la BD autobiographique, certains auteurs se mettant en images sous leur propre nom.
Pour aller plus loin...
L’Illustré National est l’un des titres les moins documentés de la première génération de journaux illustrés en France. Ce fut pourtant la publication illustrée récréative la plus lue de France à la Belle Epoque, et un périodique dont la carrière a été fertile en changements de caps et de formules. Sur le site Neuviemeart2.0, Thierry Groensteen nous en fait découvrir l'histoire en trois articles plus un florilège de planches. Une lecture chaudement recommandée....
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