Après Alain Saint-Ogan et ses animaux imaginaires, Prosper et Alfred, poursuivons notre visite du zoo de la bande dessinée avec un des auteurs les plus prolifiques et les plus talentueux du neuvième art, Edmond-François Calvo.
Edmond François Calvo est né à Elbeuf le 26 août 1892. Des sources de l’époque qui l’ont côtoyé le disent colossal, à l’appétit gargantuesque, géant bon enfant à l’amitié généreuse. Tout d’abord aubergiste, il fait rapidement faillite et entreprend une carrière de dessinateur-illustrateur de bandes dessinées, signant des centaines de pages pour la presse ou l’édition. Ses débuts pour la Société parisienne d’édition datent de 1938, mais c’est pendant la guerre qu’il dessine l’œuvre qui, dès la Libération, le rendra célèbre : « La bête est morte », sur scénario de Victor Dancette (1900-1975), publiée aux Editions GP en 1944. Publié en deux volumes, c’est le récit du conflit transposé dans le règne animal. Chaque peuple impliqué s’incarne dans une espèce différente : les Français sont des lapins, sauf De Gaulle « grande cigogne nationale », les Allemands des loups, les Anglais des dogues, les Japonais des singes, etc. Ses grandes compositions en couleurs, grouillantes de figurants, forment d’inoubliables tableaux.
Au cours de sa carrière, Calvo a donné vie à un bestiaire enchanteur sur plus de 1130 planches et 14 séries différentes créées de 1942 à 1958. Outre les chiens, Dogholmes, Capitaine Gin, Quick et Ploum le singe, Baptistou le lièvre, ou Aglaé la porcelette, Patamousse le lapin, Cricri la souris, Cocquin le cocker ou encore Moustache et Trottinette sont des héros tout en rondeurs, dans la grande tradition disneyenne. Il se raconte même que Calvo avait été approché par les Studios Disney mais qu’il aurait refusé de partir aux Etats-Unis, ce qui lui a valu un procès pour plagiat de la part la marque américaine, rancunière de s’être vue éconduite.
Trois aventures de Patamousse le petit lapin, éditées directement en albums, se succèdent aux éditions SPE (Société Parisienne d’Edition) entre juin 1943 et novembre 1946. Dans le premier album, Patamousse (juin 1943), Calvo raconte la naissance de Patamousse, ses débuts dans la vie et sa rapide célébrité. Après un délirant voyage autour de la lune puis un naufrage sur une baleine, il effectuera une arrivée triomphale en "France-République lapine" qui lui érigera une statue lors d’une fastueuse cérémonie.
Dans le second album, Tagada détective (nov 1946), l’histoire se déroule sous nos yeux grâce au "Magic Lantern Cinéma" ambulant. Le grand-père lapin, Patagoutte, veut tester la moralité de ses petits-fils Patamousse et Arsène Lapin avant de leur léguer son superbe pantalon. Il simule donc sa mort et charge Tagada le chien détective de mener l’enquête.
Enfin dans le troisième opus, Tromblon le brigand (nov. 1946), Patamousse fait un rêve, Doudouce orpheline lapine amie de notre héros est attaquée par Tromblon le renard brigand. Patamousse la sauve et capture le vil renard avec l’aide de Tagada.
L’univers des aventures de Patamousse est entièrement animalier, l’action se déroule dans la profonde forêt normande où le monde animal, très anthropomorphisé, est structuré et organisé à l’image des sociétés humaines. Les décors sont également à l’image d’un environnement humain : garage, menuiserie, bar, office notarial… pompes funèbres et tribunal. Calvo pimente ses décors d’une multitude de détails, les arbres monumentaux débordent de branches et racines, elles-mêmes colonisées par des champignons, mousses, insectes, oiseaux et fleurs. Mais, comme le signale Christian Rosset dans Animaux en Cases : "La lisibilité de l’image est extrême. Il n’y a pas d’effet de saturation malgré la prolifération des détails. Les notations chaque fois font mouche. Pas de perte : Calvo sait être économe tout en restant généreux" (Animaux en cases : une histoire critique de la bande dessinée animalière, apprivoisés par Thierry Groensteen, Futuropolis, 1987).
Cricri souris d’appartement est une longue série feuilleton (près de 180 planches) conçue avec le scénariste Marijac (1908-1994) en 1948. Initialement publiée dans Baby Journal, elle fit ensuite le tour le plusieurs périodiques. Cricri et Moumousse, souriceaux malicieux, sont sans cesse poursuivis par les chats et propriétaires des lieux dans lesquels ils évoluent. Ils s’installent dans un coucou et découvrent que l’oiseau est vivant ; le trio s’élargit après la rencontre avec Minable le cocker et Coquin le basset pour de multiples aventures. Calvo distille dans ses planches quelques passages autobiographiques, les décors de son appartement personnel. Sur une belle planche Cricri monte sur une table à dessin, se voit sur papier et décide de "croquer" son créateur. On le retrouve également en chair et en os dans un autre épisode où il se représente furieux des provocations des souris et de l’inertie de son chat. Célébrité acquise, Cricri donnera son nom au journal : Baby Journal devient Cricri au N°24.
Toujours sur scénario de Marijac, Calvo crée Coquin le petit cocker en 1950. Les aventures tragicomiques de ce petit chien noir et blanc, rondouillard et tendre, s’enchaineront sur près de 92 planches publiées dans La Semaine de Suzette à partir de 1952 puis dans Pierrot et Fripounet et Marisette. Coquin qui raconte lui-même ses aventures, navigue de maître en maître, de maison bourgeoise en ferme, de ville en forêt. Il ne comprend pas le comportement des hommes qui veulent toujours asservir et enfermer les animaux et fait preuve de solidarité avec toutes les espèces animales. Coquin apparait en "guest-star" dans les aventures de Patamousse, et en figurant dans Moustache et Trottinette ; Calvo pratique avant l’heure un procédé bien connu des comics, le mélange des séries à travers la rencontre entre les héros.
Moustache et Trottinette est la série animalière ultime et fleuve de Calvo, courant sur près de 580 planches noir et blanc en 10 épisodes publiés dans Femmes d’aujourd’hui à partir de 1952. Moustache et Trottinette sont l’aboutissement de multiples personnages expérimentés par Calvo depuis Croquemulot. Ils sont deux acteurs qui se promènent à travers les époques, les évènements historiques et les continents pour des aventures extraordinaires et selon les épisodes au milieu des humains ou dans un univers exclusivement animal. Calvo laisse libre cours à son imagination pour créer seul (sans coscénariste) l’univers des aventures des deux complices, le chat Moustache et la souris Trottinette. Au début, Moustache et Trottinette vivent au Moyen Age, époque de rêve où les bourreaux, faute de têtes à couper, tuent le temps en faisant des crêpes. Mais un secret vient d’être dérobé et les deux amis vont se faire fort de le retrouver, multipliant les rencontres avec baron et écuyers dans tous les décors possibles, villages, forêts, châteaux forts et anachronismes truculents de ce Moyen Age où on mange du camembert et on lit Sherlock Holmes. Dans un second épisode c’est au Far West que Moustache et Trottinette repartent à zéro. Dans une diligence, les deux héros font connaissance mais la diligence est attaquée et c’est parti pour une poursuite de la bande du "Cercle noir" dont le chef Chewin-Gum Bill attaque des trains.
Calvo laisse libre cours à son imagination de scénariste, multipliant les rebondissements qui lui permettent de dessiner toutes sortes de scènes où les décors nocturnes ou champêtres lui donnent l’occasion du luxe de détails qu’il affectionne. D’une île mystérieuse à Koughofbourg, de détectives à mousquetaires, les aventures de Moustache et Trottinette s’enchaînent sur 10 épisodes (Calvo en prévoyait 150 !), et c’est la mort de ce dernier en 1958 qui marque la fin de cette formidable saga qui influence et émerveille encore aujourd’hui nombre de dessinateurs.
C‘est la découverte de quelques pages magistrales de Calvo qui mène Florence Cestac, Etienne Robial et Denis Ozanne, alors libraires, vers l’édition. La parution en 1974, de trois courts épisodes de la série Patamousse dans un format (30 x 40 cm) proche de celui des pages originales, va inaugurer l’aventure éditoriale Futuropolis qui va durer 22 ans et profondément marquer l’histoire de la bande dessinée française. En témoignent également les souvenirs d’Albert Uderzo qui a rencontré Calvo alors qu’il n’avait lui-même que treize ans et qu’il transportait les planches du maître de son atelier à l’imprimerie.
De même en 2012, Art Spiegelman, auteur du primé Maus, alors président du Festival International de la bande dessinée d’Angouleme, découvre les planches de Rosalie de Calvo lors d’une visite dans les réserves du musée de la bande dessinée. Ses commentaires sont édifiants sur l’émerveillement qu’il ressent à feuilleter ces planches magnifiques.
Prenons nous aussi plaisir à feuilleter ces pages et à caresser des yeux ces merveilleux personnages qui semblent sortir de notre imagination enfantine.
Pour aller plus loin
De décembre 2019 à fin 2020, la Cité en partenariat avec le festival international de la bande dessinée d’Angoulême présente une exposition qui retrace le parcours artistique d’Edmond-François Calvo à travers des œuvres issues des collections de la Cité et des archives familiales. Un catalogue édité par le FIBD est également disponible.
Un dossier est aussi consacré à Calvo sur Neuvième art2.0 et un dossier lui est consacré sur le site des collections numérisées de la Cité.
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