Protection des animaux au 19ème siècle : 4. les juristes et la corrida
Dans un but commercial, les organisateurs de courses de taureaux avec mise à mort cherchent à développer la corrida dans toute la France. Des corridas sont organisées sans succès à Agen, Périgueux, Poitiers, au Havre. Dans les années 1890, des tentatives d’introduction ont lieu à Rochefort-sur-Mer, Vichy, Lyon pour l’Exposition universelle, et Roubaix.
A Paris, dès 1884, des corridas sont autorisées. Ainsi une corrida est prévue, puis autorisée par le préfet pour le mois de mai de cette même année. Des conseillers de la Ville de Paris demandent le 7 avril 1884 l’interdiction des corridas sur toute l’étendue du territoire de la commune de Paris (Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, mardi 8 avril 1884, page 613 « Proposition relative aux courses de taureaux »). Puis le 23 avril 1884, une question est posée au préfet de police au sujet des courses de taureaux autorisées à Paris (Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, mercredi 23 avril 1884, page 718 « Ordre du jour du mercredi 23 avril 1884 »). Le samedi 5 février 1887, le conseil de Paris invite, à nouveau, le préfet de police à interdire dans Paris les courses de taureaux projetées (Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, samedi 5 février 1884, page 208, n°1654).
Deux ans plus tard, à la suite d’un arrêté du préfet de police en date du 5 juillet 1889 ordonnant la fermeture des arènes de la rue de la Fédération (arrêté publié intégralement dans Le Petit Parisien : journal quotidien du soir, lundi 8 juillet 1889, page 3, article intitulé « La mort du taureau ») où le massacre d’un taureau la veille avait scandalisé l’opinion, le Conseil de Paris adopte une proposition au cours de la séance du lundi 8 juillet 1889 invitant le préfet de police à exécuter la délibération du 18 décembre 1886 relative à l’interdiction des corridas à Paris (Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, mardi 9 juillet 1889, pages 1590 à 1592 « Adoption d’une proposition de M. Paul Viguier au sujet des courses de taureau »).
En 1889 deux arènes sont déjà ouvertes au public, l’une quai Billy, l’autre rue de la Fédération. Une troisième est en construction rue Pergolèse (Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, mardi 9 juillet 1889, page 1591).
En 1890, dans le cadre de l’Exposition universelle des autorisations exceptionnelles ont été obtenues du gouvernement et du préfet de police pour organiser des corridas à Paris. Une discussion animée a lieu au conseil de Paris pendant la séance du samedi 28 juin 1890 entre les conseillers hostiles à l’autorisation (ils soutiennent la pétition des habitants du centre de Paris), et ceux qui sont favorables à l’organisation de corridas pendant l’Exposition pour des raisons économiques et d’attractivité en direction d’un public international. Le vote final est favorable à la tenue de corridas pendant L’Exposition universelle (Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, samedi 28 juin 1890, pages 1565 à 1569 « Question des courses de taureaux.–Adoption de l’ordre du jour pur et simple »).
Des corridas ont encore lieu à Paris en 1892 aux arènes de la rue Pergolèse. Le Figaro du dimanche 25 septembre 1892 annonce pour le jour même dans son « Courrier des théâtres » la 26ème grande course de taureaux aux arènes de la rue Pergolèse (Le Figaro, dimanche 25 septembre 1892, page 3, rubrique « Courrier des théâtres »)
La loi Grammont et les corridas. Le point de vue des juristes de l’époque
Les juristes de la fin du 19ème siècle sont unanimes à penser que la loi Grammont est parfaitement adaptée et applicable aux courses de taureaux puisqu’elle punit les mauvais traitements exercés « publiquement et abusivement » envers les animaux domestiques. C’est ce que démontre André Hesse, en 1899, dans sa thèse de doctorat soutenue devant l’Université de Paris sous le titre De la protection des animaux (pages 87 à 107).
L’argument décisif à ses yeux est l’interprétation de la loi donnée plus de dix ans auparavant par les parlementaires à la suite de la discussion qui avait eu lieu à la Chambre des députés au sujet de la circulaire ministre de l’Intérieur, Pierre Waldeck-Rousseau, en date du 27 juin 1884. Les parlementaires furent unanimes à considérer la loi Grammont applicables aux courses de taureaux
A la même époque (1899), cet avis est partagé par d’autres juristes comme Émile de Saint-Auban, avocat à la Cour de Paris. Il s’appuie sur la jurisprudence et sur la loi sur l’organisation municipale du 5 avril 1884 (publiée au JORF du 6 avril 1884, pages 1857 à 1868 et insérée au Bulletin des lois) pour démontrer que la loi Grammont s’applique aux corridas, et que le maire qui est chargé « par l’article 92 de la loi du 5 avril 1884 de l’exécution des lois, sous l’autorité de l’administration supérieure, doit prendre tous arrêtés et toutes mesures nécessaires pour que la loi Grammont soit exécutée » (Courses de taureaux et combats d’animaux : consultation par Émile de Saint-Auban, 1899).
Par ailleurs, la Cour de cassation a confirmé cette jurisprudence en jugeant systématiquement dans ses arrêts que les courses de taureaux espagnoles tombent bien sous le coup de la loi Grammont. Différents arrêts examinés en 1895 par un conseiller à la Cour de cassation, Calixte Accarias, dans son Rapport présenté à la Chambre criminelle de la Cour de cassation sur les pourvois formés contre les jugements du tribunal de simple police de Bayonne en matière de courses espagnoles de taureaux permettent de confirmer cette interprétation de la loi par la Cour de cassation de la fin du 19ème siècle (Revue critique de législation et de jurisprudence, tome XXIV, janvier 1895, pages 115 à 138).
Il en est de même si l’on consulte le texte intégral des plaidoyers et réquisitoires consacrés aux courses de taureaux publiés dans la Revue des grands procès contemporains (Courses de taureaux, tome XV, 1897, pages 235 à 310).
Soulignons, en dernier lieu, que la Chambre criminelle de la Cour de cassation a décidé dans ses deux arrêts du 16 février 1895 et du 17 octobre 1895 que les taureaux sont des animaux domestiques.
A la fin du 19ème siècle, la Cour de cassation a, donc, bien fixé dans sa jurisprudence que les courses de taureaux avec mise à mort tombaient sous le coup de la loi du 2 juillet 1850 (loi Grammont).
Façade de la Cour de Cassation, place Dauphine, Charles Marville, 1868
Le projet de révision de la loi Grammont de 1896
Cependant, devant leur échec à faire appliquer la loi Grammont aux corridas, les protecteurs souhaitent une nouvelle loi plus simple mais aussi plus répressive visant explicitement les combats d’animaux et les corridas ; en bref, la loi du 2 juillet 1850 (loi Grammont) doit être révisée.
Les partisans de la SPA mettent tout en œuvre pour obtenir l’interdiction totale des corridas quel qu’en soit le motif. Ils décident de se battre sur le terrain politique.
Leurs vœux sont exaucés lorsqu’un rapport suivi d’un décret du Président de la République, en date du 24 novembre 1896, (publié au JORF du 29 novembre 1896, page 6494) institue une commission chargée de préparer la révision de la loi du 2 juillet 1850 (loi Grammont).
Une pétition est adressée aux députés par le président de la SPA Albert Uhrich -et membre de la Commission- en octobre 1897, réclamant l’interdiction définitive des corridas en France. (Société protectrice des animaux…Pétition adressée à MM. Les députés par A. Uhrich…Octobre 1897).
L’avant-projet de loi qu’il leur soumet a été adopté par la Commission extra-parlementaire chargée de préparer la révision de la loi Grammont. Ce projet est en désaccord avec la demande ministre de l’Intérieur, Louis Barthou, qui n’avait demandé à la tribune qu’une simple réglementation (Chambre des députés, séance du 18 février 1897 publiée au JORF Débats parlementaires, Chambre des députés, 19 février 1897, pages 461 à 471 « Discussion de deux interpellations »). La conclusion du rapporteur, M. Dumas, Conseiller à la Cour de cassation est explicite :
La Commission s’est prononcée pour l’interdiction absolue des courses avec mise à mort après avoir acquis la conviction qu’il y a tout avantage pour notre pays à proscrire un spectacle dont le degré d’immoralité n’est pas affaibli par son utilité, puisqu’il ne donne à contempler que l’adresse de quelques professionnels étrangers.
Marius-Joseph Dumas, Les Courses de taureaux devant la commission extra-parlementaire instituée par le décret du 24 novembre 1896 pour préparer la révision de la loi du 2 juillet 1850. Rapport et projet de loi.
Le texte de cet avant-projet de loi prévoyait l’interdiction des courses de taureaux avec mise à mort ainsi que tous les combats d’animaux, la condamnation de toute personne qui participerait « comme entrepreneur, organisateur ou auteur » à un de ces « spectacles » (article2). Par ailleurs, toute publicité, par quelque moyen que ce soit était interdite et leurs auteurs ou complices étaient condamnés à une lourde amende (article 3) (André Hesse, De la protection des animaux. Thèse de doctorat. Faculté de droit de l'Université de Paris, 1899, page 131).
La loi ne sera pas votée. La déception des protecteurs est grande. Ils espéraient, pourtant, que la France suivrait l’exemple de l’Argentine qui avait interdit les corridas en 1891 (Société protectrice des animaux. Les courses de taureaux et la République Argentine. Traduction littérale de deux décrets du Gouvernement argentin, 1895). Voir aussi André Hesse, De la protection des animaux. Thèse de doctorat. Faculté de droit de l'Université de Paris, 1899, page 129 note 1).
La corrida disparaît, donc, à la fin de l’année 1895 dans les villes taurines du Midi.
Mais en 1896, l’attitude de l’exécutif change : les corridas sont tolérées par le gouvernement de Louis Barthou. Le député de la Seine Jean-Baptiste, Aimé Lavy s’insurge à la Chambre des députés pendant la séance du 18 février 1897 (JORF, Débats parlementaires. Chambre des députés, 19 février 1897, page 466) contre l’habileté du gouvernement : «les ministres qui ont laissé faire les courses pendant l’année 1896 préparent une réglementation qui permettra à ces courses d’exister à côté et en violation de la loi ». Les élus du Midi prennent la défense de la corrida.
Cependant le mouvement d’opinion en faveur de la protection des animaux s’élargit. Il va sans dire qu’il est, par principe, hostile aux courses de taureaux avec mise à mort.
Dans la capitale, le Conseil de Paris vote le 24 octobre 1899 en faveur de la suppression des courses de taureaux et « invite le gouvernement à prohiber le dégradant spectacle des courses de taureaux sur tout le territoire de la République.
Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, mardi 24 octobre 1899, pages 3229 à 3230 « Vœux tendant à la suppression des courses de taureaux ».
A la suite du scandale suscité par la corrida donnée près de Paris, à Deuil, le pouvoir exécutif reconnaît son incapacité à faire respecter la loi Grammont. Le Président du Conseil, ministre de l’Intérieur et des Cultes, Pierre Waldeck-Rousseau, analyse l’insuffisance des moyens du gouvernement pour interdire les corridas au cours de la séance de la Chambre des députés du 8 juin 1900 : « Le Gouvernement a en effet épuisé à l’égard des courses de taureaux dans les départements voisins de Paris toutes les armes qui étaient à sa disposition.…. Je dirai volontiers la seule solution me paraît être pour la chambre de mettre à l’ordre du jour de ses délibérations le projet de loi dont elle est saisie, et qui armera définitivement le Gouvernement » (JORF Débats parlementaires. Chambre des députés, 9 juin 1900, p. 1380).
Le gouvernement de l’époque est donc bien conscient de l’impérieuse nécessité d’une loi spécifique réprimant la corrida.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale plusieurs projets et propositions de loi seront déposés devant la Chambre des députés. Aucun de ces projets n’aboutira. Et dès les premières années du 20ème siècle, les protecteurs de la SPA savent que la route sera longue.
Pour aller plus loin à la BnF
En salle D, consultez en libre accès les ouvrages consacrés au droit des animaux (sous la cote 344.049.
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