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Collectionner l’Impressionnisme : la liberté de "l’honnête homme"

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7 mai 2019

Alors que les expositions autour des collections Courtauld à la Fondation Louis Vuitton et Emil Bührle au Musée Maillol battent leur plein, l’engouement pour les impressionnistes trouve un prolongement opportun dans Gallica en suivant la piste de collectionneurs éclairés qui s’éprirent de cette nouvelle peinture.

Si de nos jours, l’art des impressionnistes assure le succès de toute exposition, nul n’ignore qu’à sa naissance il fut l’objet d’un violent rejet institutionnel et public ouvrant sur l’acte révolutionnaire du Salon des refusés de 1863 devenu autrement célèbre par le tableau d’Edouard Manet Le déjeuner sur l’herbe que l’on juge alors ainsi  : « il n’y a pas à hésiter, on a affaire à une croûte ».

Encore en 1877, dans sa courte vie, le journal L’Impressionniste, qui ne paraît que quatre fois en avril, déplore la mauvaise réception faite à l’exposition des impressionnistes parue dans Le Figaro en particulier et dans la presse en général. À rebours de la critique, ce renouveau de l’esthétique picturale éveille la curiosité d’amateurs éclairés, avide de sensations nouvelles, sensibles à la beauté d’une peinture audacieuse en rupture avec les règles ancestrales de l’Académie. « L’académie a lutté avec une extrême violence contre l’impressionnisme, en l’accusant de folie, de négation systématique des ‘lois de la beauté’ qu’elle même prétendait défendre et dont elle se proclamait la prêtresse officielle… », s’insurge Camille Mauclair en 1904 dans une étude sur L’impressionnisme : son histoire, son esthétique, ses maîtres.
 
Les principaux peintres à qui l'on doit une renaissance de la peinture en France ont pour noms Paul Cézanne, Edgar Degas, Édouard Manet, Claude Monet, Berthe Morisot, Camille Pissarro, Auguste Renoir, Alfred Sisley et bien d’autres comme Guillaumin, Vignon, Lebourg… C’est le 25 avril 1874, à propos du tableau de Monet Impression, soleil levant, vu à l’exposition de la rue des Capucines que le chroniqueur au Charivari, Louis Leroy, invente dans un article satirique le terme d'« impressionnisme ».

 

Impression, soleil levant de Monet. Collection musée Marmottan

 
On doit en partie la reconnaissance d’une peinture jadis honnie à la critique d’avant-garde telle que la porte l’amateur d’art Théodore Duret dans son ouvrage Les peintres impressionnistes paru en 1878 ou encore Roger Marx ; ce dernier s’attache à démontrer les qualités de peintre d’Albert Lebourg, impressionniste avant l’heure dont la virtuosité picturale enchante le collectionneur Laperlier.

 

 
De 1874, date de la naissance officielle du groupe impressionniste, à 1886, date de sa dernière exposition, des écrivains comme Stéphane Mallarmé, ami de Manet, Émile Zola créant le peintre Claude Lantier dans L’Œuvre, Joris-Karl Huysmans dans L’Art moderne, Jules Laforgue publié au Mercure de France, Octave Mirbeau et sa collection, Émile Verhaeren dans ses Sensations, s’intéressent aux impressionnistes et les défendent.

 
Il est incontestable que les marchands d’art jouèrent aussi un rôle considérable dans la promulgation de cet art, au premier rang desquels se tient Paul Durand-Ruel (1831-1922). « Entre 1891 et 1922, l'année de sa mort, Durand-Ruel achète une quantité incroyable de tableaux, soit près de 12 000 œuvres dont plus de 1 000 Monet, 1 500 Renoir, 400 Degas, 400 Sisley 800 Pissarro, 200 Manet, 400 Mary Cassatt » (source Wikipedia). Il organise de très nombreuses ventes dans ses galeries à Paris dès 1875, mais aussi à Londres (galerie qu’il confie à Charles Deschamp), Bruxelles et New York.

« J’étais un bien mauvais marchand, dit-il. Je n’ai pas aimé ce qui se vendait, et ce que j’aimais, je ne parvenais pas à le vendre… Si j’étais mort à soixante ans, c’eût été criblé de dettes et insolvable parmi des trésors méconnus. »

Sa contribution essentielle à la promotion d’un art dédaigné lui valut l’honneur d’une exposition au Musée du Luxembourg, du 9 octobre 2014 au 8 février 2015, Paul Durand-Ruel, le pari de l'impressionnisme, Manet, Monet, Renoir…

 

 

Par la suite, la galerie Bernheim-Jeune expose aussi  les "parias" et le marchand d’art Ambroise Vollard est à son tour gagné à l’Impressionnisme, En écoutant Cézanne, Degas, Renoir.
 
À côté de ces grandes maisons, gravitent de petits marchands qui ont pour nom : « Le père Portier », « Le père Martin » ou encore « Le père Tanguy », ce dernier est aussi  pourvoyeur de couleurs pour les peintres.

 

« Ce fut pour moi une révélation soudaine lorsque, pour la première fois, je vis une collection de tableaux impressionnistes. C’était vers 1882… ils m’envahissaient poétiquement de leur impression émue, sentie, radieuse, définitive, de leur manière blonde et rose des matins de printemps et de leur sensibilité »

écrit Eugène Blot dans son introduction à l’Histoire d’une collection de tableaux modernes.
 
On apprend, dans ce récit, la création de la Société des amis du Luxembourg qui réunit des amateurs de peinture comme le comte de Camondo, Chéramy, Auguste Pellerin, Leclanché, A. Personnaz… L’association s’est émue des artistes dans l’indigence ainsi que du sort misérable réservé à leur veuves et propose « de soumettre à un droit analogue aux droits d’auteurs des écrivains les plus-values successives des tableaux ou sculptures ».

 

 
Si les motivations varient en fonction du statut social, de l’histoire personnelle, du hasard et des rencontres, pour les premiers collectionneurs français la passion se déclare dans un contexte de mépris et de rejet de l’art impressionniste. La collection peut être exclusive ou s’inscrire dans un ensemble plus large. Exposée et publiée, elle éveille le goût en matière d’esthétique picturale avant de venir parfois enrichir les collections d’un musée.

 

 
Le peintre Gustave Caillebotte, hérite en 1873 de la grande fortune de son père. Il devient le mécène de ses amis impressionnistes en achetant cher leurs toiles et en organisant des expositions. En donnant sa collection à l’Etat, - un leg de 66 tableaux qui fit polémique en son temps - « Le testateur, en effet, demande d’une façon très expresse que les tableaux soient exposés au Luxembourg ou au Louvre, et qu’on ne les relègue ni dans des greniers, ni en province ».

La collection Cannone. Arsène Alexandre dans La collection Cannone : une histoire en action de l’impressionnisme et de ses suites considère que « Cet homme-là se trouve tout simplement « avoir fait une véritable histoire en action de l’art de son temps » au même titre que le collectionneur Henri Rouart.
 
Le comte Isaac de Camondo, fait don de sa collection au Musée du Louvre : Collection Isaac de Camondo au Musée du Louvre.
 

Le compositeur Emmanuel Chabrier, grand ami de Manet, acquiert en 1884 Un bar aux Folies-Bergère. La collection qui compte aussi La femme nue de Renoir est vendue le 26 mars 1896 par Durand-Ruel. La préface du catalogue s’adresse en ces termes aux collectionneurs : « Ce ne sont pas que des tableaux que vous allez acheter, amateurs pieux et sagaces. C’est un peu de l’âme même du grand musicien de Gwendoline et Briséis… »
 

 
Le comte Georges de Bellio, d’origine roumaine, établi comme médecin homéopathe à Paris, cultive l’amitié de Pissarro, Renoir, Monet, Sisley ; sa fille, Victorine Donop de Monchy lègue, en 1957, au musée Marmottan, Impression, soleil levant (1872) que le comte avait acheté dès 1878. Monet dira de lui : « Je n’ai vu que Choquet et Georges de Bellio qui fussent des amateurs – non des spéculateurs. »

Victor Choquet, fonctionnaire à la Direction des douanes est un des premiers à s’intéresser aux impressionnistes et à les promouvoir. Malgré ses revenus modestes, son goût audacieux et très sûr lui permet de constituer une collection remarquable qui ne compte pas moins de 33 tableaux de Cézanne, des Renoir, des Manet mis en vente après sa disparition et celle de sa femme.
 

L’industriel François Depeaux, « comprit dès l’origine la haute signification des recherches nouvelles ». Amateur de Sisley, il fait don de sa collection au Musée des Beaux-arts de Rouen.
 
Le comte Armand Doria, aristocrate d’origine génoise, «… il n’abandonnera plus un artiste lorsqu’après mûre réflexion il aura décidé de le patronner, mais encore il fera la règle de toute sa vie, jusque dans ses dernières années de découvrir de nouveaux méprisés à qui il faut faire rendre justice », écrit Arsène Alexandre dans l’Album-souvenir de la collection Armand Doria ; précédé d'un Essai sur la vie du comte Armand Doria.
 
Le baryton Jean-Baptiste Faure, « amateur d’art le plus délicat et le plus averti », collectionne jusqu’à 67 tableaux de Manet, dont Le Déjeuner sur l’herbe (1863) et Le Fifre (1866) et plus d’une vingtaine de Monet, dont Les Coquelicots (1873), aujourd’hui à Orsay.
 
Le dramaturge Georges Feydeau, époux de la fille du peintre Carolus-Duran dont il devient l'élève, qui « s’intéressait aux tableaux plus qu’à ses vaudevilles », fait une large place dans sa collection à l’Impressionnisme.
 
Le docteur Gachet, ami de Van Gogh, achète des tableaux aux peintres impressionnistes qu’il soigne à l’occasion.

 

La curieuse figure du Docteur Gachet. Le Bulletin de la vie artistique, 15 septembre 1923

 
René de Gas, réunit une touchante collection d’œuvres essentiellement graphiques d’Edgar Degas, son frère.
 

 
Premier collectionneur de l’Olympia de Manet, l’industriel Maurice Leclenché, inventeur et fabricant de piles, fait preuve d’une remarquable inspiration pour constituer sa collection mise en vente le 6 novembre 1924. En véritable philanthrope il vient en aide à Sisley  au même titre que Caillebotte et Théodore Duret.
 
L’éditeur d’art Michel Manzi, directeur de la revue « Les arts », trouve « le temps nécessaire pour aller à la découverte de l’œuvre rare et pour visiter l’artiste dont le génie lui donnait de l’émotion ». En mars 1919, une partie de sa collection d’Impressionnisme est mise en vente chez Bernheim-Jeune.
 
La collection Maurice Masson, est aussi vendue par Bernheim Jeune en juin 1911. Le collectionneur a fait don auparavant d’œuvres impressionnistes au Musée des beaux-arts de Lille.

 

 
L’historien de l’art Etienne Moreau-Nélaton, est notamment l’auteur de Manet raconté par-lui-même. Le tome 2 donne des informations sur la personnalité des collectionneurs de Manet et des impressionnistes. Il lègue une grande partie de sa collection d’art, comme Le Déjeuner sur l’herbe en 1906, au Musée d’Orsay - qui dédie une salle à la « Collection Moreau-Nélaton » - ainsi qu’au Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de France.
 
Le stupéfiant pâtissier Eugène Murer, qui est aussi peintre et romancier, réunit le mercredi soir autour de sa table Pissarro et Renoir dont il accumule les toiles. Paul Gachet lui consacre une partie de l’ouvrage dédié à son père, Le Docteur Gachet et Murer :
 

J’habitais, écrit Murer, Boulevard Voltaire, une boutique décorée par les impressionnistes. Renoir avait illustré les frises avec de pimpantes guirlandes de fleurs, Pissarro, en quelques coups de brosse couvrit les panneaux de paysages pontoisiens. Monet, toujours à la poursuite d’un louis, s’était contenté de venir voir comment cela marchait.

 

    

Portrait d’Eugène Murer par Pissaro    Portrait d’Henri Rouart par Desboutin
                         

Le Consul de Norvège Auguste Pellerin vend ses collections d’art dont celle de Corot pour acquérir des peintures impressionnistes avant de « faire partager son enthousiasme pour Paul Cézanne » duquel il lègue trois tableaux au Louvre.
 
Antonin Personnaz, collectionneur éclairé s’attache à la personnalité de Pissarro et Guillaumin, les plus représentés dans sa collection. À la fin de sa vie, il occupe le poste de conservateur du Musée Bonnat à Bayonne.

 

 
Henri (ou Henry) Rouart, cet autre boulimique d’art accorde une place importante aux impressionnistes dans sa collection exposée dans son fabuleux Hôtel-Musée de la rue de Lisbonne.

 

 
Le juriconsulte Olivier Sainsère, qui fut conseiller d’Etat et secrétaire général de la présidence de la République « préférait les libertés hardies d’un tempérament d’artistes à la glaciale habileté des "forts en thèmes" : cette perfection qui n’est, selon Delacroix que "la perfection apportée à l’art d’ennuyer" ».
 
Le chirurgien-dentiste Georges Viau, est perçu par Louis Vauxelles comme : « l’amateur celui que jadis on nommait l’honnête homme », qui inclut aussi dans le groupe Moreau-Nélaton, Rouart, Sainsère et Personnaz. Les collections de Georges Viau, mises aux enchères le 24 février 1943 (deuxième et troisième ventes), comptent des fleurons de l’art impressionniste.

L’Impressionnisme a fait des adeptes aussi à l’étranger. Nous partirons à leur recherche dans un prochain billet.

Pour en savoir plus :

vous pouvez consulter la bibliographie en ligne : Collections et collectionneurs d’art français.

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