Le Blog
Gallica
La Bibliothèque numérique
de la BnF et de ses partenaires

Michel-Ange Slodtz et ses frères : des tréteaux à l’autel

0
31 mai 2024

En 2029, la BnF ouvrira dans la capitale picarde son nouveau site de conservation. Découvrez dès aujourd’hui l’œuvre de Michel-Ange Slodtz, tout à la fois scénographe pour l’Académie royale de musique et concepteur des grilles fermant le chœur de la monumentale cathédrale d’Amiens.

 
Rapprocher les extravagances rococo de la cour de Louis XV des élancements gothiques de Notre-Dame d’Amiens peut sembler incongru. Pourtant, profane et  sacré ont souvent été mêlés depuis la Renaissance, en dépit des injonctions du Concile de Trente et des dénonciations récurrentes de la  perversion de la spiritualité par la sensualité.

Quelques -uns des plus grands chefs-d’œuvre de l’art lyrique viennent témoigner de la proximité entre ces registres a priori opposés. Ainsi, à peine l’opéra porté sur les fonts baptismaux, Claudio Monteverdi n’hésite-t-il pas à réutiliser l’ouverture de l’Orfeo (1607) comme « toccata » introductive aux Vêpres écrites en 1610 pour – selon la tradition – la basilique Saint-Marc de Venise. Presque deux siècles plus tard, Mozart fait prendre le chemin inverse à l’« Agnus Dei » de la Messe du Couronnement (1779), recyclé en 1786 comme aria pour la comtesse Almaviva (« Dove sono i bei momenti ») dans Les Noces de Figaro.

Le décor théâtral et l’architecture religieuse donnent également lieu à des « rencontres imprévues », ainsi qu’en témoigne l’œuvre de Michel-Ange Slodtz, tout à la fois scénographe pour l’Académie royale de musique et concepteur des grilles qui ferment le chœur de la monumentale cathédrale picarde.

 

Michel-Ange Slodtz, sculpteur du Roy : portrait par Charles-Nicolas Cochin. INHA
 

René-Michel Slodtz est issu d’une famille d’artisans anversois. Son père, Sébastien Slodtz, s’installe à Paris en 1685 et contribue aux décorations du château de Versailles. En 1728, René-Michel est reçu à l’Académie de France à Rome, dont il demeure pensionnaire jusqu’en 1736. Sculpteur, comme son père, il s’intéresse aussi au dessin et à l’architecture. Au palais Mancini, alors siège de l’Académie, il fait la connaissance de Jacques-Germain Soufflot, futur bâtisseur du Panthéon. Artiste éclectique, il passe finalement dix-sept ans dans la Ville éternelle. Il y gagne, pour la postérité, le surnom de Michel-Ange.
 

De retour à Paris en 1747, il collabore avec l’administration des Menus plaisirs en tant que décorateur pour les fêtes et spectacles royaux, conjointement avec ses frères, Sébastien-Antoine et Paul-Ambroise. La série de représentations d’opéras – principalement de Lully et de Rameau – et d’ouvrages de théâtre dramatique – avec notamment la Sémiramis de Voltaire, donnée devant Louis XV à Fontainebleau en 1754 – est l’occasion pour les Slodtz de déployer leurs talents de scénographes.

De cette production bellifontaine de Thésée, le Temple de minerve a miraculeusement survécu dans son état original, et cette réalisation des frères Slodtz, qui fait aujourd’hui partie des collections du château de Versailles, est le plus ancien décor de théâtre à l’italienne existant au monde.

À côté de ces réalisations profanes, les Slodtz développent une intense activité de rénovation d’églises gothiques, afin de les adapter au goût du dix-huitième siècle. Les aînés de la fratrie, Sébastien-Antoine et Paul-Ambroise s’attaquent dès les années 1740 à la restauration de Saint-Merry, à Paris.

André Basset, Vue perspective de l'Eglise Paroissiale de S.Meri a Paris, vers 1750. INHA
Détail du chœur avec les sculptures, le maître-autel et la Gloire réalisés par les Slodtz
 

Le 21 janvier 1742 [ou 1744 ?], un incendie endommage une partie du chœur de la cathédrale d’Amiens. Les travaux de restauration débutent en 1751 par la dépose de l’ancienne clôture du chœur. L’année suivant, les vestiges de l’ancien maître-autel sont retirés. L’architecte Pierre-Joseph Christophle est alors chargé de dessiner le mobilier liturgique. Deux nouveaux autels sont ainsi  inaugurés en 1755. La même année, le jubé est démoli. Un devis est établi en 1761, afin de le remplacer par une grille monumentale réalisée par un artisan picard, Jean Veyren dit Vivarais, sur un dessin de Michel-Ange Slodtz. Les travaux sont achevés en juillet 1762. Slodtz aurait également dû créer une nouvelle décoration pour le sanctuaire, situé derrière le maître-autel, mais le projet, considéré comme trop onéreux, est abandonné en 1758. Le travail est finalement confié dix ans plus tard à Christophle, qui réutilise partiellement les esquisses de Slodtz.
 

Les grilles de Slodtz traversent sans dégâts sérieux les affres de la Révolution. Ironie du sort, c’est Viollet-le-Duc, chargé en 1849 par Prosper Mérimée – alors inspecteur en chef des Monuments historiques – de la restauration de la cathédrale d’Amiens, qui veut les faire raser,  tout comme le reste des ajouts baroques et regrette, avec une violence rare, que les « sans-culottes » n’aient pas fait montre de davantage de zèle destructeur sous la Terreur :

Peut-on, après cet aveuglement qui entraînait le clergé français à jeter au creuset et aux gravats des monuments si vénérables et si précieux, pour mettre à leur place des décorations théâtrales [i.e. les grilles de Slodtz] trouver le courage de blâmer les démolisseurs de 1793 qui renversaient à leur tour ce qu’ils avaient vu détruire quelques années auparavant par les chapitres et les évêques.

écrit Eugène Viollet-le-Duc dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle (Bance 1854, tome 2, p. 55). L’influente Société des Antiquaires de Picardie réussit à faire avorter le funeste projet. L’affaire se déroule sur fond d’escarmouches entre le gouvernement central, à Paris, dont Viollet-le-Duc est perçu comme l’émanation, et les sociétés savantes de Province, qui ont vu leur subvention ramenée de 50 000 francs-or en 1850 à 35 000 en 1851. L’abbé Théophile Duval, chanoine de la Cathédrale d’Amiens et président de la Société des Antiquaires de Picardie, s’en plaint amèrement dans une lettre ouverte au ministre de l’Instruction publique, Charles Giraud. Celui-ci est destitué le 3 décembre 1851 par Louis-Napoléon Bonaparte – futur Napoléon III - deux jours après la parution de la missive.

Pourtant, la Société des Antiquaires a elle-même soumis, dès 1844, un projet – également abandonné - visant à amputer les grilles du chœur de leur partie supérieure, à l’initiative du Chanoine Duval :
 


Louis Jourdain, Théophile Duval, Cathédrale d'Amiens. Les stalles et les clôtures du chœur [projet], Amiens, Vve Caron, 1867
 

Après Viollet-le-Duc, plus aucune tentative de suppression ou de modification des grilles de Slodtz ne voit le jour. Avec le développement des chemins de fer – la ligne de Paris à Lille est inaugurée le 18 juin 1846 –, la Cathédrale d’Amiens devient une attraction touristique, que la Compagnie du Nord n’hésite pas à mettre en exergue dans ses documents publicitaires.
 

L’édifice échappe miraculeusement à la destruction au cours des deux Guerres mondiales. Les bombardements allemands du printemps et de l’été 1918 ne provoquent que des dégâts assez limités. Durant le conflit de 1939-1945, la cathédrale est épargnée tant par les Allemands que par les Alliés, alors même que ses abords sont quasiment rasés lors des raids de l’aviation américaine du 27 et du 28 mai 1944. Les grilles du chœur peuvent ainsi être admirées aujourd’hui encore dans leur état d’origine, telle que dessinées par Michel-Ange Slodtz.
 

Pour aller plus loin

Sélections d’œuvres de Michel-Ange Slodtz consultables sur Gallica

 

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.