Les Asiles d'aliénés
On peut situer la naissance de l’asile moderne au tournant des 18e et 19e siècles. Créée initialement dans un objectif purement sécuritaire, l’institution va adopter progressivement une approche humanitaire.
Des lieux d'enfermement
En 1656, des lettres patentes de Louis XIV créent l’Hôpital général où l’on enferme 44500 indésirables et marginaux (aveugles, paralytiques, épileptiques, galeux, scrofuleux, vagabonds, mendiants, fous incurables). Cependant, la proportion de déséquilibrés n’y dépasse jamais les 10%. A Paris, l’Hôpital général est constitué de cinq établissements : la maison-mère La Pitié et ses annexes La Savonnerie et Scipion, La Salpêtrière pour les femmes (prostituées, démentes, épileptiques), et enfin Bicêtre avec sa population masculine hétérogène composée de voleurs, assassins et fous parmi lesquels les vénériens parvenus au dernier stade de la maladie.
En effet, dans cet hospice, il existe une Maison de Force, prison qui compte 20% de criminels fous. Ils sont incarcérés là par ordre du roi qui signait la lettre de cachet, soit pour raisons politiques, soit à la demande de la famille qui dans ce cas pourvoit à leur entretien. A l’extérieur de Paris, certains établissements comme Charenton et Le Bon Sauveur se spécialisent dans la détention des repris de justice déments.
Le 6 septembre 1660, le Parlement de Paris prend un arrêt : les fous jugés curables seront d’abord envoyés à l’Hôtel-Dieu qui ouvre 74 lits à leur intention ; on y admet dans un premier temps tous les fous, triés en fonction de la gravité de leurs symptômes. On teste différents traitements (isolement, bains, purgations, saignées) sur les cas les moins désespérés. Ceux jugés définitivement perdus pour la société sont dirigés vers les hospices de Charenton ou Bicêtre pour les hommes, La Salpêtrière pour les femmes. Ce transit par l’Hôtel-Dieu sera supprimé sous la Révolution française. Cependant les hôpitaux généraux parisiens et provinciaux, déjà saturés, peinent à assurer leur mission.
C'est pourquoi on crée en 1764 des dépôts de mendicité, établissements publics où l’on place les condamnés par la justice, les pauvres sans ressources et les aliénés. Ces lieux seront supprimés à la fin du XIXe siècle.
Des voix s'élèvent...
Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, on commence à s’indigner du sort réservé aux insensés. Il est avéré que les asiles servent à se débarrasser d’individus indésirables, déclarés de façon arbitraire insensés et traités comme tels. Des prisonniers disposant de toute leur raison meurent littéralement de faim dans les bas-fonds de la Maison de la Force de Bicêtre : en 1784, 57 décès sur 110 pensionnaires, en 1788, 95 sur 151. Cela explique les évasions en masse qui s'y produisent.
Dans son Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier décrit Bicêtre en 1783 :
Ulcère terrible sur le corps politique ; ulcère large profond , fameux, qu'on ne sauroit envisager qu'en détournant les regards. Jusqu'à l'air du lieu, que l'on sent à quatre cents toises, tout vous dit que vous approchez d'un lieu de force, d'un asile de misère, de dégradation, d'infortune.
Des médecins s’intéressent à la santé mentale de leurs contemporains comme Jean-Fr. Dufour dans son Essai sur les opérations de l'entendement humain et sur les maladies qui les dérangent (1770). Avant même la Révolution, sous l’influence des philosophes et encyclopédistes, le gouvernement montre des velléités de réformer le système en place. En 1785, à la demande du ministre Necker, Jean Colombier, inspecteur général des hôpitaux, rédige un rapport : Instruction sur la manière de gouverner les insensés, et de travailler à leur guérison dans les asyles qui leur sont destinés. En 1786, Jacques Tenon (1724-1816), membre de l'Académie royale de chirurgie, déplore qu’il n’y ait que deux salles à l’Hôtel-Dieu et un seul lit pour 3 ou 4 insensés dans Mémoires sur les hôpitaux de Paris. Il élabore des plans d’amélioration des hospices.
A partir de 1789
Les lettres de cachet qui permettaient une incarcération abusive des individus sont abolies. Avant d’être interné, un prétendument insensé doit passer un examen médical. Conformément aux nouvelles valeurs républicaines énoncées dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il devient un individu à prendre en compte.
Le député La Rochefoucauld-Liancourt rédige en 1790 un rapport sur les hôpitaux parisiens. Le médecin Pierre-Jean-Georges Cabanis (1757-1808) s’empare à son tour du sujet dans Observations sur les hôpitaux (1790). La situation de Bicêtre y apparaît déplorable : tellement encombré qu'on place parfois deux aliénés dans certaines loges, ce qui bien-sûr donne lieu à des affrontements physiques. En 1790, on y compte 270 aliénés dont 52 épileptiques. Dans le quartier Saint-Prix, les plus agités sont enfermés dans des loges de 2m₂ avec une couchette scellée au mur ; les réputés calmes logent dans des dortoirs.
La Salpêtrière n’est pas en reste avec une population hétéroclite pouvant monter jusqu'à 8000 femmes, selon le rapport de Tenon en 1788. L'établissement offre un aspect disparate avec une fontaine au milieu d’une cour arborée, mais aussi les loges grillagées du logis Sainte-Catherine qui abrite les plus folles. Les cellules sont réservées à trois catégories distinctes : les mélancoliques, les idiotes et les agitées. De plus, pendant les jours de fête, les asiles ouvrent leurs portes à la population autorisée à défiler devant les loges des agité(e)s. Pour assurer le spectacle, les gardiens - souvent d’anciens repris de justice – n’hésitent pas à exciter ces nouveaux animaux de zoo.
Le taux de guérison des aliénés admis à Bicêtre ou La Salpêtrière est quasiment nul puisque, déclarés incurables, ils n’ont droit à aucun traitement . Mais n’était-ce pas préférable que de servir de cobaye ? En effet, des gravures réalisées par la Préfecture de Paris et affichées à l’Exposition universelle de 1889 nous donnent à voir des inventions délirantes à principe rotatoire et/ou sismique prétendument conçues pour les soigner : le tour, le bateau tournant, le tourniquet à secousses ou autres supplices telle la cangue d’osier d’où émergent seulement la tête et les jambes (cf vignette de ce billet).
L' aliéniste Joseph Daquin (1732-1815) plaide en faveur des aliénés. Mais c'est un de ses confrères que l'Histoire va créditer de ce même esprit compassionnel.
Pinel et Pussin
Les recherches diverses de Philippe Pinel (1745-1826) le mènent à s’intéresser à la manie - c'est à dire aux maladies mentales - et le voici bientôt nommé, par décret de l’Assemblée nationale, médecin en chef de Bicêtre en 1793. Mais en réalité il n’est pas préparé au terrible spectacle qui s’offre à ses yeux. Il y rencontre le surveillant Jean-Baptiste Pussin (1745-1811) qui devient son éminence grise. Le cas de ce dernier reste un mystère : ancien garçon tanneur, entré à Bicêtre en 1771 comme simple patient, cet autodidacte y fait carrière et finit gouverneur de l’ensemble des fous car il jouit d’une autorité naturelle qui fait merveille. Le médecin Pierre Roussel ne tarit d’ailleurs pas d’éloges sur l'homme.
Comprenant que Pussin, en place depuis de longues années, dispose d’une expérience inégalable, Pinel a de longues conversations avec ce dernier. L’urgence est d’éradiquer la violence en éduquant le personnel : bien traités, les insensés ne se retourneront plus contre leurs gardiens. Et le fait de les libérer de leurs chaînes – remplacées par une camisole – contribue également à un climat plus serein. Ce serait donc en réalité Pussin qui a eu l’idée de déchaîner les aliénés, Pinel ne fait que reprendre ce concept malgré les allégations de son fils Scipion. Le surveillant le confirme lui-même dans ses Observations faites par le citoyen Pussin sur les fous. Quoi qu'il en soit, cette décision constitue un acte fondateur de la psychiatrie.
En 1795, suite aux résultats encourageants obtenus à Bicêtre, Pinel est envoyé comme médecin-chef à l’hospice de la Salpêtrière pour y appliquer sa méthode aux 600 aliénées. Y rencontrant les pires difficultés, il n’a de cesse d’obtenir l’arrivée de Pussin. La femme de ce dernier y est aussi employée comme surveillante des folles. En 1808, l'aliéniste est en mesure d'annoncer triomphalement un taux de guérison spectaculaire : 444 sur 814.
Dans ses mémoires publiées de 1796 à 1800 et dans les deux éditions successives de son Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie (1800 et 1809), Philippe Pinel conceptualise la notion de traitement moral consistant à éradiquer la violence des aliénés et les occuper manuellement. On continue à les isoler mais en les soignant différemment. Pinel croit en la curabilité de la folie et décide de s’appuyer sur la part de raison enfouie chez ces individus.
Malheureusement, les idées philanthropiques de Pinel ne se diffusent pas dans le reste du pays avant 1835. C’est pourquoi un de ses disciples, Etienne Esquirol (1772-1840) peut encore dresser en 1818 un terrible état des lieux.
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