Anatole France face à la postérité : l’injuste disgrâce d’une idole
Véritable institution de la Troisième République, écrivain estimé et critique littéraire de renom, Anatole France fait l’unanimité de son temps. Pourtant, après sa disparition, il est l’objet d’un acharnement qui participera de son effacement du canon littéraire. Comment expliquer ce revirement ? Retour sur le parcours d’une idole tombée en disgrâce.
M. Anatole France [photographie de presse] / Agence Meurisse, 1913
Le nom d’Anatole France vous évoque-t-il autre chose qu’une rue ou une école ? Seriez-vous en mesure de citer certaines des œuvres les plus importantes de l’écrivain ? La réponse à cette double interrogation est souvent négative, et pour cause, l’auteur pourtant admiré par la plupart de ses contemporains, a été la cible d’attaques posthumes qui ont participé à reléguer le Maître parmi les auteurs de second plan. Mais alors que reproche-t-on à l’écrivain ? Et quelles sont les contributions majeures de celui qui reçut, en 1921, le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre? Gallica vous propose de partir à la redécouverte des textes et engagements franciens.
« Un moment des lettres françaises »
Paris-Soir, 16 avril 1924
"Aujourd’hui, ô Bon Maître, vous avez quatre-vingts ans ! De combien et œuvres exquises et belles vous avez enrichi depuis tant d’années, les Lettres françaises !
L’existence à laquelle vous vous prépariez devait être modeste, étroite et studieuse. Mais la gloire vous attendait. Vous négligiez d’aller vers elle, aussi vous a-t-elle rejoint pour faire de vous cet Anatole France dont tous les Français ont sujet de s’enorgueillir.
Les hommages élevés vers vous à l’occasion de votre anniversaire, Paris-Soir a voulu les rassembler. Notre journal consacre à cette collection quatre de ses pages. L’événement en est digne. N'y a-t-il pas quelque chose d’exceptionnel et de surprenant dans ces louanges venues à la fois de tous les pays, de tous les partis? Vous aviez rêvé d’une harmonie universelle, et quelques esprits lents vous tenaient pour un visionnaire. Vous leur prouvez que cet espoir n’était pas vain. Il se réalise aujourd’hui. Et c'est en votre honneur." (Paris-Soir, 16 avril 1924)
Ce texte, qui ouvre le supplément littéraire au numéro de Paris-Soir du 16 avril 1924, annonce une entreprise colossale menée par le journal à l’occasion des quatre-vingts ans d’Anatole France : la reproduction sur quatre pages de témoignages admiratifs provenant de toute la France lettrée. Débordée par l’engouement que suscite ce projet de numéro spécial et par l’abondance des hommages recueillis, la rédaction du journal embarrassée explique devoir faire un choix « pour ne pas risquer d’offrir au Maître une gerbe où [seraient entassées] trop de fleurs » et remercie pas moins de 120 autres contributeurs dont les témoignages n’ont pu être insérés faute d’espace. Cette célébration de grande ampleur ne se limite pas à un numéro spécial : l’ensemble de la presse parisienne - dont douze titres consacrant leur Une à l’événement médiatique – célèbre l’anniversaire du « plus parfait écrivain », du « plus pur artiste de ce temps » ou encore de « L’Intelligence la plus vivace, la plus pénétrante, la plus généreuse et la plus courageuse que l’on ait jamais connue ». Du socialiste Populaire, au catholique La Croix, les journaux de toutes les couleurs politiques multiplient les superlatifs pour rendre hommage au génie francien. C’est dire combien Anatole France fait l’unanimité.
Quelques mois plus tard, le 12 octobre 1924, les témoignages admiratifs se muent en oraisons funèbres suite à la disparition du maître.
18/10/24, les académiciens aux obsèques d'Anatole France [estrade, quai Malaquais] : [photographie de presse] / [Agence Rol], 1924
Mais en contrepoint de ces hommages, un texte paru quelques jours après les funérailles en grande pompe d’Anatole France, vient ternir ce moment de deuil national.
Un cadavre
Le 18 octobre 1924, les surréalistes Aragon, Eluard, Breton, Delteil, Soupault ainsi que Drieu de la Rochelle, publient un double feuillet in-4 intitulé Un Cadavre. Ce pamphlet collectif, d’une violence inouïe, prend pour cible Anatole France ainsi que ses lecteurs. Dans une épitaphe intitulée « Avez-vous déjà giflé un mort ? », Aragon se répand en invectives, taxant Anatole France d’« exécrable histrion de l'esprit », répondant à « l'ignominie française ». Breton, qui se réjouit de la disparition de l’auteur renchérit : « Avec France, c'est un peu de servilité humaine qui s'en va. Que soit fêté le jour où l'on enterre la ruse, le traditionalisme, le patriotisme, l'opportunisme, le scepticisme, le réalisme et le manque de cœur ». Devant la dépouille encore chaude de l’auteur, la jeune avant-garde s’efforce de démolir la gloire d’Anatole France. La même année, la tentative de renversement de l’immortel se poursuit avec la publication par le catholique René Johannet – qui ne pardonne pas à France son anti-cléricalisme – d’un ouvrage intitulé Anatole France est-il un grand écrivain ?. Plus tard, c’est Bernanos qui croque l’auteur sous les traits d’Antoine Saint-Martin, académicien superficiel dans Sous le soleil de Satan. L’ancien secrétaire de l’écrivain, Jean-Jacques Brousson, y va également de son texte à charge dans un livre intitulé Anatole France en pantoufles, dans lequel il dépeint le portrait d’un homme odieux et vaniteux. Si certains des amis de l’écrivain s’indignent et tentent de réhabiliter l’auteur, l’image d’un écrivain suranné et d’un homme antipathique est fixée. Comble du mépris : Paul Valéry, successeur de France à l’Académie française, se refuse à prononcer le nom de l’écrivain selon l’usage lors de son discours de réception. Outre le style de l’écrivain réputé « illisible », ce sont ses engagements forts – notamment en faveur d’Alfred Dreyfus – qui semblent à l’origine de la rancœur de certains. Cette mise au ban de toute une génération a précipité la chute de France dans les abîmes de l’oubli. Dès lors, les propos d’Évariste Gamelin – personnage principal du roman francien Les Dieux ont soif – entrent en résonnance avec le destin posthume de l’écrivain conspué puis oublié de la postérité :
« Je me suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors l’humanité : je n’y rentrerai jamais. »
M. Anatole France [photographie de presse] / Agence Meurisse, 1913.
Retrouvez ci-dessous quelques-unes des œuvres majeures de l’écrivain :
Le Crime de Sylvestre Bonnard, membre de l'institut, C. Lévy, 1896 [publication 1881]
La Vie littéraire, premier tome, 1888 (recueil des critiques littéraires données au journal Le Temps)
L'Étui de nacre, édition revue et corrigée par l'auteur, C. Lévy, 1923 [première publication 1896]
L'Orme du mail, premier tome de L'Histoire contemporaine en quatre partie, C. Lévy, 1897
Début de la publication en feuilleton du roman d’Anatole France Sur la Pierre blanche dans L’Humanité, le 18 avril 1904.
Les Dieux ont soif, C. Lévy, 1912
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Nejma Omari
Enseignante et doctorante à l'Université Montpellier 3, Nejma Omari travaille sur les rapports entre presse et littérature au XIXe et XXe siècle.
Commentaires
Anatole France , aujourd'hui,
Certains romans d'Anatole France comme "L'orme du mail", "la rôtisserie de le reine Pédauque " sont d'une lecture très agréable avec un style enchanteur, voluptueux." ; comme ont se sent bien à vivre la vie des personnages!
Les dieux ont soif" devraient être lus par nos hommes politiques qui encensent la sanguinaire révolution française.
"La vie littéraire", un ensemble de trois volumes, est une réussite, je déplore toutefois que de ces critiques émanent une certaine mélancolie.
Mais pourquoi cet auteur aujourd'hui est-il quelque peu oublié ?
Cordialement
Anatole France
A. France est oublié parce que trop lié à une culture classique méconnue aujourd'hui parce que ne plus enseigné dans les écoles. Il ne s'agit pas uniquement de références au monde classique, mais c'est aussi la manière de penser: désenchantée, tolérante...
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