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La Montansier, une vie de théâtres (4) - Epilogue

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29 juillet 2021

Nous clôturons aujourd'hui notre série de billets sur l'histoire de Mademoiselle Montansier, qui dirigea lors d'une carrière à la longévité exceptionnelle pas moins d'une trentaine de théâtres et marqua durablement l'histoire du théâtre français. Celle-ci méritait de sortir de l'oubli.

Le foyer du Théâtre Montansier

Renaissance et nouvelles avanies
La vie reprend dans la capitale, devenue étonnamment calme après les mois de fureur qu’elle a vécus. Peu à peu, les lieux de divertissement rouvrent et s’apprêtent à accueillir un public désireux d’oublier la triste période qui vient de s’écouler.
Marguerite et Neuville retrouvent leur troupe et le seul théâtre qui soit resté en leur possession à Paris, après l’expropriation du Théâtre national : le petit Théâtre situé au Palais-Royal. En ces années troubles, celui-ci avait changé maintes fois de nom, devenant successivement Théâtre de la demoiselle Montansier ou Théâtre Montansier, Théâtre du Jardin du Péristyle Egalité et Théâtre de la Montagne, en cette année 1794.
La priorité des deux directeurs est de pouvoir récupérer les sommes d’argent nécessaires à la poursuite de leur activité. La situation financière est complexe, leurs régisseurs les aident à reconstituer la liste des nombreux biens qui avaient été confisqués. Des mémoires sont rédigés à l’intention de la Convention mais les sommes en jeu sont très importantes et leur remboursement ne peut se faire que de manière progressive.
 

 

A partir de l’année 1795, l’argent commence à rentrer mais pour pouvoir reprendre une activité théâtrale normale, Marguerite est obligée de faire une concession douloureuse : renoncer à son Théâtre de la rue de la Loi. Le 25 juin, la Convention adopte le décret qui voit l’acquisition aux citoyens Bourdon-Neuville et Brunet-Montansier du Théâtre des Arts, anciennement National et de toutes ses dépendances, pour la somme de 8 millions, payable en assignats. Hélas, ce système mis en place au début de la Révolution est à l’origine d’une situation de crise financière endémique et c’est au début de 1796 qu’il est définitivement abandonné, soit quelques mois après que le couple Montansier-Neuville n’ait reçu sa rétribution.

Dépitée, Marguerite parvient au moins à faire annuler la dette liée à l’acquisition du Théâtre situé au Palais Royal et recevra une compensation qui va lui permettre de relancer son entreprise. A l’origine de cela, encore une fois, son sens des affaires et son audace, mais aussi son entregent. Elle est redevenue très proche de Barras[1], dont l’influence est grande parmi les Directeurs et qui n’hésite pas à plusieurs reprises à lui prêter des sommes considérables. Cependant, les créanciers de l’ancien Théâtre National demeurent nombreux. Ils la harcèleront jusqu’à la fin de ses jours.  

Les affaires reprennent malgré tout du côté de son autre théâtre parisien. Une fois que celui-ci retrouve sa propriétaire, il change à nouveau son nom d’origine et devient le Théâtre Montansier-Variétés. Car la mode est plus que jamais aux divertissements. Le public du Directoire veut oublier la triste période écoulée et s’adonne aux plaisirs et aux distractions ; il se bouscule nombreux dans les théâtres parisiens qui ont rouvert leurs portes. Les farces, parfois grossières, sont plébiscitées.
Les années qui vont suivre confirment, à près de 70 ans, la renaissance théâtrale de La Montansier. Comme toujours, sûre de ses choix, elle sait offrir un répertoire qui plaît : Dorvigny et ses farces célèbres mettant en scène son nouveau personnage fétiche, Jocrisse ; Joseph Aude, créateur de Cadet Rousselle, Cousin-Jacques que l’on avait surnommé « le poète comique de la Révolution », font partie des auteurs les plus représentés.
 

 

Elle retrouve aussi son génie de « découvreuse de nouveaux talents » et est notamment  à l’origine du succès de deux acteurs qui vont marquer durablement le paysage du théâtre comique : Brunet [6], de son vrai nom Jean-Joseph Mira (1766-1853) qui, fidèle et reconnaissant à Marguerite, lui emprunte son nom de famille comme nom de scène, et Jacques-Nicolas Tiercelin, qui va faire toute sa carrière auprès de Marguerite.

Sa troupe de comédiens et surtout de comédiennes attire le tout Paris du Directoire. Demi-mondaines, prostituées notoires, joueurs professionnels fréquentent aussi le foyer du Théâtre Montansier-Variétés qui devient célèbre pour accueillir tout ce que le nouveau régime politique compte comme personnages influents, au premier chef desquels se trouve son protecteur, Barras, ainsi que le général Bonaparte.
 

Le Théâtre des Variétés : une nouvelle aventure
Le 9 novembre 1799, par son coup d’état « du 18 Brumaire », le jeune général corse instaure un nouveau régime politique, celui du Consulat qui marque la fin du Directoire et de la Révolution. La principale conséquence de ce nouveau bouleversement est, pour le couple Montansier-Neuville, l’exclusion de Barras de tout pouvoir politique. C’est aussi le point de départ d’une nouvelle période d’intrigues et d'énièmes problèmes financiers.
En 1801, Marguerite se lance dans le projet d’appeler une troupe italienne pour monter de l’opéra bouffe[2]. Bonaparte et Joséphine, qui aiment les spectacles, sont favorables à l’entreprise, mais pour accueillir la troupe, il faut un théâtre adapté et bien situé pour que le couple puisse s’y rendre facilement et en toute sécurité.
C’est in fine à la Salle Favart que la troupe va s’installer, sur ordre de Bonaparte[3]. Malgré le succès du spectacle proposé, ce choix coûte très cher à la vieille directrice déjà lourdement endettée, car elle doit louer le théâtre à un prix très élevé. En 1803, ses comptes sont mis en examen et elle est interrogée pendant plus d’un mois. Elle ne se sort de cette aventure catastrophique qu’en abandonnant l’exploitation de la salle, en vendant quelques biens et en empruntant à de nouveaux créanciers.

Pendant la durée du Consulat, de 1799 à 1804, des réformes avaient commencé à voir le jour, mais c’est avec l’instauration du Premier Empire qu’elles vont s’intensifier. Pour le théâtre du Palais-Royal qui a pris le nom de « Variétés », le décret du 8 juin 1806 marque un pas décisif. Celui-ci a en effet pour objectif de réguler la prolifération anarchique des salles et de contenir le nombre de faillites et de procès. Pour mettre de l’ordre et non sans rappeler l’époque des privilèges de l’ancien régime, l’Empire impose pour Paris un système fondé sur quatre « Grands théâtres »[4] et quatre théâtres « Secondaires ». Est-ce à cause de son succès qui fait de l’ombre aux « Grands théâtres » ? Est-ce à cause de sa sulfureuse directrice et de ses nombreuses dettes et procès ? Toujours est-il que le théâtre du Palais-Royal fait partie de ceux qui sont sommés de fermer.

Marguerite, rompue aux batailles et faisant une fois de plus preuve d’énergie, fait face et écrit une supplique à l’empereur. Une solution finit par être trouvée : un nouveau théâtre sera construit pour la troupe de la Montansier, sur le boulevard Montmartre. Autrement dit, pour l’époque, « à la campagne » ! Voilà qui ne devait pas porter ombrage aux Grands théâtres ! Il s’agit de sa quatrième et dernière salle parisienne, et Marguerite en confie les travaux à un architecte que Napoléon apprécie, Jacques Cellerier[5], qui avait déjà construit le théâtre de l’Ambigu-Comique en 1769. Le nouveau théâtre n’est autre que celui des Variétés, qui occupe toujours aujourd’hui les mêmes locaux et fait partie des théâtres parisiens les plus anciens encore en activité. Pouvant accueillir mille deux cents personnes, son élégante facture néo-classique à l’extérieur et le décor vert et or, ponctué de différentes sortes de marbres à l’intérieur, sont appréciés des Parisiens.
Achevé en à peine six mois, inauguré en 1807, il fait partie des théâtres dits « secondaires »[6] et son répertoire est de fait strictement limité aux « petites pièces dans le genre grivois ou poissard ou villageois ». Ce sera pour le plaisir de ses spectateurs qui vont se bousculer nombreux dans ce nouveau lieu de divertissement.
 

 

Ultimes combats

Lors de l’inauguration de son dernier théâtre, la Montansier a soixante-dix-sept ans.
Si la solution avait été trouvée assez rapidement pour sa salle parisienne, il n’en avait pas été de même pour le théâtre de Versailles. En effet, le décret du 8 juin concernait également l’organisation des théâtres dans les villes de province. Parmi les villes principales, seules cinq pouvaient avoir deux théâtres avec des troupes sédentaires ; quatorze ne pouvaient en avoir qu’un seul. Pour toutes les autres villes, seules des troupes itinérantes étaient autorisées.
Versailles, lieu du premier grand théâtre fait construire par Marguerite, lieu emblématique par son passé prestigieux de capitale politique de l’ancien régime, est considéré comme étant « une ville secondaire », et n’aura d’autre possibilité que d’accueillir des troupes ponctuelles.
Pour l’« univers Montansier », cela avait été un terrible coup du sort, car le Théâtre de Versailles, bien que n’étant plus aussi fleurissant que par le passé, était toujours d’un bon rapport. C’était sans compter sur l’acharnement de Marguerite qui, après sa supplique à l’Empereur, fait jouer ses connaissances, au premier lieu desquelles Cambacerès.[7] Elle finit par obtenir gain de cause et en octobre 1807, un arrêté vient autoriser enfin Versailles à avoir une troupe permanente.
 

En 1808, forte des victoires remportées contre l’Administration et le pouvoir impérial, elle engage une nouvelle bataille pour sa salle du Palais-Royal qu’elle ne se résout pas à fermer. Recourant à nouveau à l’aide de Cambacérès, elle obtient de pouvoir y faire jouer des « danseurs de corde », des pantomimes et des farces.[8]
Le grand âge de l’énergique directrice ne lui évitera pas de nouveaux déboires. En 1813, elle est une nouvelle fois menacée de voir sa salle fermée « pour spectacle constituant une menace aux bonnes mœurs ». Certes, les pièces et vaudevilles du Théâtre des Variétés ne font pas toujours partie d’un répertoire inoubliable. Elles sont souvent vulgaires, voire grossières et notamment grivoises. Les spectateurs manifestent bruyamment et les comédiens affichent volontiers leurs idées républicaines ou bonapartistes.
Cependant, la Montansier entourée de ses « associés » [9] fait toujours preuve de pertinence dans le choix de ses spectacles et sait aussi s’adjoindre les services de quelques bons auteurs : Antoine Desaugiers, dont un vaudeville a inauguré le théâtre ; Sewrin, également librettiste de Cherubini et Boieldieu, et parmi les auteurs de la génération montante, Eugène Scribe et Dumersan.
Loin de bénéficier d’une retraite paisible, les dernières années de sa vie verront l’infatigable entrepreneuse ouvrir une fabrique de produits de beauté sous un pseudonyme, afin d’égarer ses créanciers, tout en dirigeant les Variétés, sa salle du Palais-Royal et le Théâtre de Versailles qui, il est vrai, ne jouit plus des succès d’antan.
A la Restauration, elle s’offre même un dernier combat auprès de Louis XVIII pour pouvoir récupérer l’ancien théâtre de la rue de la Loi dont elle avait été dépouillée et pour lequel elle n’avait été payée que partiellement.
Neuville, devenu son mari en 1800 par une cérémonie civile, était mort en 1804, peu de temps après un mariage célébré à Saint Roch. La plupart de ses amis et hommes de confiance l’avaient aussi quittée.
Marguerite Brunet dite « la Montansier », s’éteint, entourée de quelques amis fidèles, le 13 juillet 1820. Elle a 90 ans et a traversé une des périodes les plus troublées de l’histoire de France. Ses obsèques seront grandioses. Dans un ultime geste théâtral, elle lègue toutes ses dettes au roi de France, Louis XVIII, celui-là même qui était resté insensible à toutes ses requêtes.

Epilogue
Que reste-t-il aujourd’hui dans notre mémoire collective de cette femme hors du commun ? Aucune rue parisienne ne porte son nom, aucune plaque ne commémore son passage pourtant marquant au Palais-Royal.
Seule la ville de Versailles se souvient encore d’elle grâce à son prestigieux théâtre de la rue des Réservoirs qui porte fièrement son nom. Ses apports au monde du théâtre restent pourtant immenses, de la scène à l’italienne qu’elle adopta en premier, aux machineries théâtrales sophistiquées qui ont ouvert les champs de tous les possibles scéniques, sans oublier l’instauration d’une organisation plus participative du travail de la troupe et la multitude d'auteurs et d'acteurs qu'elle a découverts et encouragés. Sans aucun doute, La Montansier était une bâtisseuse, novatrice, imaginative, audacieuse.
 

 
[1] Paul de Barras, vicomte à l’origine, député de la Convention et militaire. Nommé général en chef, il est l’un des directeurs pendant le Directoire. Il aurait été un amant de jeunesse de Marguerite.
[2] « Opera buffa », opéra dont le sujet est drôle et qui alterne parties chantées et parlées.
[3] La troupe avait été au départ installée au Théâtre Olympique, mais suite à une tentative d’attentat, Bonaparte préfère un lieu à l’accès plus sûr.
[4] Le Théâtre de sa majesté l’Empereur (la Comédie-Française) ; Le Théâtre de l’Impératrice (annexe du précédent) ; L’Académie impériale de musique (L’Opéra) ; le Théâtre de l’Opéra-comique.
[5] Jacques Cellerier (1742-1814), restaurateur de nombreuses églises et initiateur du « Grand Théâtre » de Dijon.
[6] Les autres théâtres secondaires sont : Le Théâtre du Vaudeville » ; le Théâtre de la Porte Saint Martin ; Le Théâtre de la Gaîté.
[7] Jean-Jacques-Régis de Cambacérès, ancien Consul et archichancelier de l’Empire entre 1804 et 1814.
[8] Ce genre de spectacles étaient jadis ceux des théâtres de la foire et des débuts du théâtre des Grands danseurs du roi. Ils ne pouvaient concurrencer le Théâtre des Comédiens-Français.
[9] La direction du théâtre avait été confiée à « la commission des cinq », dont Marguerite et des hommes de confiance.

Références bibliographiques :

Bouchenot-Déchin, Patricia (1963-....)  : La Montansier : de Versailles au Palais-Royal : une femme d'affaires. Paris : Perrin, 1993
Lecomte, Louis-Henry (1844-1914) : La Montansier : ses aventures, ses entreprises (1730-1820). Paris : F. Juven, 1905
Dimitriadis, Dicta, La Montansier : biographie, Mercure de France, 1995, 792.028 092 MON Dim
Goncourt, Edmond de (1822-1896) et Goncourt, Jules de (1830-1870) : Histoire de la société française pendant le Directoire, 2e édition : Paris : E.Dentu, 1855
Goncourt, Edmond de (1822-1896) et Goncourt, Jules de (1830-1870) : La Femme au dix-huitième siècle : Paris, F. Didot frères, fils et Cie, 1862
Benabou, Erica-Marie (1935-1985) : La Prostitution et la police des mœurs au XVIIIe siècle, présentation par Pierre Goubert : Paris : Perrin, 1987
Fuchs, Max (1876-1949) : La Vie théâtrale en province au XVIIIe siècle : personnel et répertoire, Éd. du CNRS, 1986, 792.028 09 FUC vie
Le théâtre Montansier : [exposition, Versailles, Archives communales, 16 septembre-2 décembre 2017], sous la direction de Pierre-Hippolyte Pénet, 4-W-10464

Commentaires

Soumis par Emmanuelle Pesqué le 29/07/2021

Merci pour ces billets de blogs qui font renaître une femme passionnante et qui eut un impact majeur sur la vie théâtrale de son temps.

Pour ajouter un point de détail qui lie deux figures audacieuses du monde de l'opéra, la Montansier était en relations professionnelles (et amicales ?) avec la cantatrice Ann Selina Storace (dite Nancy Storace) qui créa Susanna dans "Les Noces de Figaro" de Mozart, en 1786. Il lui dédia aussi l'air de concert "Ch'io mi scordi di te" (K. 505) en 1987.

Mademoiselle Montansier devait connaître Nancy Storace depuis longtemps, car elle avait déjà tenté de la recruter pour des entreprises bien différentes, en 1787 et 1788, avant de l'engager en 1797, durant le long séjour parisien de la cantatrice (1797-1798). En sus d'autres concerts, Nancy Storace se produisit au Théâtre Montansier au Palais Royal, le 16 octobre 1797 : elle chanta un duo (et peut-être des airs) de Mozart avec son amant, le grand ténor John Braham. Une annonce de presse de ce concert est visible sur http://annselinanancystorace.blogspot.com/2021/03/1797-nancy-storace-cha...

La biographie que j'ai consacrée à "Nancy Storace, muse de Mozart et de Haydn" (2017), voir https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb45269897b , revient également sur les relations professionnelles entre l'entrepreneuse théâtrale et cette "prima buffa" star européenne de l'opéra.

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