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Molière et l'argent : radins, bourgeois et libertins

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28 septembre 2022

Tous obsédés… mais par l’argent ! On se souvient d’Harpagon et sa cassette, mais chez Molière la valeur de l’argent est ambigüe et son pouvoir limité. Le travail et le commerce sont plus productifs que la possession de l’or. Molière est-il mercantiliste ?

Louis Leloir dans L'avare, dessin de Marevéry, 1906

L’argent révélateur des différences sociales

Sous l’Ancien Régime, les aristocrates ne peuvent ni être commerçants ni exercer une profession lucrative. Pour assurer leur train de vie, ils doivent emprunter ou trouver d’autres expédients.

C’est ce que l’on voit dans Le Bourgeois gentilhomme où le Comte Dorante emprunte régulièrement à M. Jourdain en le flattant. Mme Jourdain prévient son mari du danger : « il vous sucera jusqu'au dernier sou ». De même, dans Georges Dandin, Angélique, une jeune aristocrate désargentée épouse un riche agriculteur pour sa fortune. Ne pouvant supporter sa condition, elle le trompe ouvertement, provoquant le malheur de Dandin.

 L’argent, signe du pouvoir

Que représente l’argent sous la monarchie absolue ?

Ludovic XIV sur une monnaie de l’atelier de Strasbourg, 1705

Un détail dans Dom Juan nous renseigne sur le rôle de la circulation monétaire chez Molière. Dom Juan accepte de donner un louis d’or à un pauvre qui demande l’aumône, à une condition : que celui-ci prononce un blasphème (Dom Juan. Acte III, scène 2). Le mendiant refuse. Dom Juan lui donne néanmoins la pièce.

Ce geste intrigue. Dom Juan incarne les valeurs de l’aristocratie poussées à leur extrême. C’est un libertin en matière amoureuse mais aussi religieuse. Son geste exprime le mépris de la religion mais aussi l’inutilité de la combattre car elle ne représente rien. Il foule au pied toutes les conventions y compris la valeur de l’argent. Seule compte la liberté du grand seigneur et l’assouvissement de son désir.

Mais Dom Juan sera foudroyé par l’homme de pierre qui incarne la puissance céleste mais aussi terrestre. C’est une image de la justice royale à laquelle nul ne peut échapper. D’ailleurs la pièce d’or ne tire-t-elle pas sa valeur du portrait du roi dont elle est frappée ? L’arrogance de Dom Juan ne restera pas impunie.

Squelette en costume de scène pour Dom Juan
dessin de Christian Bérard, 1947

À la fois indispensable et méprisable, l’argent chez Molière est ainsi un équivalent universel qui inquiète et fascine. Pour lui, nous l’avons vu dans le précédent billet, les plaies d’argent, si elles ne sont pas mortelles, peuvent être douloureuses.

De l’avarice à la ladrerie

Le personnage d’Harpagon a sans doute été inspiré par le président Jean de Champrond, riche magistrat parisien d’une avarice sordide, mort à Chartres en 1658, en l’Hôtel de Champrond. Sur son lit de mort, celui-ci aurait eu la force de se soulever pour souffler une chandelle superflue…

De l'argent, de l'argent, de l'argent ! Ah ! Ils n'ont que ce mot à la bouche ! De l'argent ! Toujours de l'argent ! (L’Avare. Acte III, scène 1).

Ainsi, Harpagon est devenu l’archétype de l’avare obsessionnel. Rappelons qu’il est également usurier. Il emprunte à taux bas pour prêter à taux d’usure. Étant noble, cette activité lui est interdite et il doit la pratiquer sous un faux nom.

Usurier et grippe-sou, Harpagon est un ladre, terme dont le dictionnaire de Furetière indique qu’il désigne également au XVIIe siècle une personne insensible.

Dictionnaire universel, 1702

Comme le montre cette gravure romantique du milieu du XIXe siècle, le personnage est inquiétant.

L’Avare de Molière, gravure de François Pierdon, ca 1850

Mais heureusement Harpagon est aussi drôle. Pour les contemporains de Molière, il est ridicule, ses vêtements et ses idées sont ringardes. Bien qu’il souhaite épouser Marianne qui a quarante ans de moins que lui, il porte un pourpoint démodé, une collerette style Henri IV et des chausses rapiécées alors que la mode est à la culotte et aux bas de soie…

Cet habillement miteux rejoint des conceptions économiques désuètes. La cassette d’Harpagon est une thésaurisation inutile qui rappelle les conceptions dénoncées par Jean Bodin, l’un des premiers économistes français.

Molière et l’économie

Jean Bodin qui vit au XVIe siècle est l’un des premiers à s’être rendu compte de l’inutilité pour l’Espagne de l’argent trouvé au Pérou. Cette masse de métaux précieux a été exportée dans toute l’Europe créant de l’inflation qui diminue inéluctablement sa valeur. Par ailleurs, l’économie espagnole stagne. Le bullionisme, théorie qui prône l’accumulation des métaux précieux, est un échec.

 La richesse ne naît pas de la possession de l’or ou de l’argent, capital dormant et inutile, mais de l’audace d’entrepreneurs comme Molière et du contrôle du commerce et de la production agricole et manufacturière : c’est le mercantilisme que pratique Colbert, le financier du Roi-Soleil.

Le commerce est pour lui une « guerre d’argent » qu’il mène par le protectionnisme contre le pouvoir maritime anglais et hollandais. Pour assurer l’indépendance économique du royaume, il fait importer des technologies, comme celle des miroitiers de Venise qui sera utilisée par la manufacture de Saint-Gobain pour la galerie des Glaces.

L’importation de talents se pratique aussi dans le domaine artistique, comme le prouve le cas de Lully qui arrive en France à 14 ans ou du décorateur Carlo Vigarani qui collabore avec Molière notamment au divertissement royal des Amants magnifiques.

Les amants magnifiques, estampe de 1670

Bien sûr, la richesse naît aussi de l’impôt dont le monarque a besoin pour faire la guerre et pratiquer sa diplomatie somptuaire. Il dirige lui-même le Conseil royal des finances, après le bannissement de Fouquet.

Parallèlement, Colbert se charge de mettre en place un système qui vise à faire du royaume de France l’une des premières puissances européennes sur le plan militaire, économique et artistique et à rendre l’aristocratie impuissante. C’est le roi qui peut battre monnaie, qui contrôle l’activité économique et à qui revient la richesse.

Les idées économiques de Molière sont celles qui ont cours en cette deuxième moitié du XVIIe siècle : le travail mais aussi la créativité sont les sources principales de la richesse. L’argent ne doit pas être accumulé mais doit circuler.

Le génie de Molière est d’avoir compris cela, de s’être intégré à l’économie courtisane tout en gardant son libre arbitre et d’avoir su présenter à Louis XIV un miroir doré où il pouvait contempler sa puissance.

 Pour aller plus loin

- Série Molière 2022 et la semaine prochaine, Molière dans les collections sonores
- Poirson, Martial. Spectacle et économie à l'âge classique : XVIIe-XVIIIe siècles. Classiques Garnier, 2011
- Schuwey, Christophe. Un entrepreneur des lettres au XVIIe siècle. Classiques Garnier, 2020

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