Le Blog
Gallica
La Bibliothèque numérique
de la BnF et de ses partenaires

La bibliothèque universitaire de Leyde, entre Moyen Age et Temps modernes

0
28 juin 2024

Alors que vient de s’achever l’exposition L’invention de la Renaissance, retournons flâner dans une bibliothèque qui fut l’une des plus importantes dans l’Europe du XVIe siècle : celle de l’université de Leyde. Sa représentation sur une gravure largement diffusée témoigne d’un rapport au livre et à la bibliothèque en constante évolution.

Bibliothecae Lugduno-Batavae cum pulpitis et acis vera ixnographia. JC. Woudanus deliniavit. 1630

L’université de Leyde est fondée en 1575. Guillaume le Taciturne, prince d’Orange et comte de Nassau, initiateur de la révolte des Pays-Bas espagnols contre le roi d’Espagne Philippe II, souhaite récompenser les habitants de la ville pour leur résistance au siège espagnol. Il leur propose soit une exemption d’impôts soit la création d’une université. Les habitants choisissent l’université, qui s’installe dans un ancien couvent de dominicaines, sur le canal du Rapenburg. Quelques mois après, la première salle de lecture de l’université est ouverte dans la « salle des voûtes ».

Guillaume offre à la bibliothèque la bible polyglotte que Plantin avant de devenir imprimeur de l’université, achève d’imprimer à Anvers en 1572 (huit gros volumes en cinq langues). Bien que Guillaume ait fondé l’université au nom du très catholique roi d’Espagne Philippe II, également commanditaire de cette bible polyglotte, il affirme par ce présent que l’université est bien protestante, puisqu’elle permet ainsi la consultation directe et libre du texte biblique, et qu’elle forme un contrepoint à l’université catholique de Louvain. Ce geste s’explique également sous un angle politique : montrer que la révolte contre l’Espagne « n’était pas dirigée contre le souverain légitime mais contre les exactions du pouvoir espagnol » (Christiane Berkvens-Stevelinck).

universite_vue_exterieure.jpg

Vue extérieure de l'université de Leyde. Sciences & lettres au moyen âge et à l'époque de la Renaissance, 1877.

Mais très vite cette salle voûtée s’avère trop petite, humide et sombre, et en 1595 la bibliothèque déménage de l’autre côté du canal, dans une ancienne chapelle de béguinage.

Lugdini Batavorum, vulgo Leyden, sic ultimo amplificati delinentie [Document cartographique]. Amsterdam : J. Corena en C. Mertier, [ca 16..].

C’est cette salle que Jan Cornelisz Woudanus (1575-1615) représente sur la gravure. Elle s’inscrit dans une série de quatre gravures représentant les quatre espaces de transmission du savoir de l’université : la bibliothèque, le jardin botanique, le théâtre anatomique, et la salle d’escrime. Ces estampes, commandées au graveur par l’université, ont été largement diffusées afin de promouvoir l’établissement auprès des lettrés, étudiants et enseignants de toute l’Europe.

Elles seront utilisées plus tard comme illustrations dans le supplément au livre de Johannes Meursius (1579-1639) sur l'université de Leyde : Athenae batavae. Sive De urbe leidensi & Academia virisque claris, qui utramque ingenio suo, atque scriptis, illustrarunt libri duo.

Entrons un moment, et faisons le tour de la salle de lecture…
 

Une bibliothèque entre deux mondes

Au sortir du Moyen Age, l’université se tourne progressivement vers les Temps modernes. La bibliothèque, telle qu’elle est représentée ici, témoigne de cette période de transition que fut la Renaissance. Il s’agit de passer de la bibliothèque privée de l’Humaniste, pour qui l’étude des anciens est le fondement de la connaissance, à une bibliothèque institutionnelle encyclopédique ouverte sur les découvertes scientifiques. Cet entr’deux se manifeste par la disposition de la salle : si le rangement dans ces étagères centrales reste médiéval, la pièce est ceinturée de référence au monde extérieur : globes, vue de Constantinople, cartes aux murs, livre ouvert sur un planisphère, collection orientale de Scaliger.

C'est un lieu de transition. D’un côté perdure la bibliothèque humaniste, où, en dehors des livres sur la théologie, il n’y a pas d’autres références à la religion : l’ouverture au monde et aux autres cultures comme la sociabilité sont des valeurs fondatrices. D’un autre côté, le décor de la bibliothèque est conforme aux préceptes luthériens, sobre et donc propice à l’étude en donnant la primauté aux livres. Les étagères pour la théologie sont en outre plus nombreuses que pour les autres disciplines hormis le droit. De plus, ces étagères sont placées au fond : le lecteur y arrive au terme d’un parcours à travers les autres disciplines, ce qui symbolise le cheminement  intellectuel pour parvenir à la discipline reine. Ceci rappelle que l’université de Leyde fut fondée pour former juristes et théologiens et faire pendant à l’université catholique de Louvain. Certes la théologie recule dans la conception, l’organisation et l’apprentissage du savoir depuis le milieu du XVIe siècle, mais ce ne sera sensible dans les bibliothèques que bien plus tard.

Le fait que les collections de la bibliothèque se soient au début en partie constituées par dons et legs d’humanistes, comme celui de Scaliger, est, de ce point de vue, également significatif : cela signe un changement de conception de la bibliothèque, le passage du domaine privé au domaine public. Mais cela prend du temps et ne va pas sans mal : malgré les chaînes aux livres et la surveillance de la salle, l’ordre de rangement est rudement malmené et des livres sont dérobés. Pendant plusieurs années, la bibliothèque alterne même périodes d’ouverture et de fermeture, et connaît une réelle désorganisation, suite au chaos que créent certaines restrictions d’accès : pour protéger les livres, on ne confie les clés qu’à certaines personnes de l’université (enseignants, conservateurs, étudiants choisis…), ce qui favorise la confusion entre privé et public. Il faudra toute la détermination du bibliothécaire Paul Merula pour revenir à la stabilité vers 1597.

 

Scaliger : « Leyde est de forme circulaire et très peuplée. Il y a un marais au milieu du palais. Il y a ici cette magnifique facilité qu’est la bibliothèque, afin que ceux qui étudient puissent le faire ».
Scaligerana, Thuana, Perroniana, Pithoeana et Colomesiana, ou Remarques historiques, critiques, morales et littéraires [...] Amsterdam : Covens et Mortier, 1740

Puis vers 1650, la bibliothèque évolue encore pour s’aligner sur les modèles  des grandes bibliothèques « murales » comme la bibliothèque bodléienne, l’Ambrosienne à Milan, celle de l’Escurial à Madrid, la Mazarine à Paris. Ce modèle perdurera longtemps comme l’atteste la bibliothèque de Göttingen en Allemagne, fondée en 1734. Cette mutation architecturale traduit un changement de perspective dans l’appréhension de l’univers, suite à la propagation du modèle héliocentrique. Le savant n’est plus tourné vers l’intérieur et les textes antiques, mais vers l’extérieur, où l’on place les livres, délivrés de leurs chaînes. A la fin du XVIIe siècle, en raison de l’accroissement significatif des collections, l’architecture intérieure doit encore évoluer, entraînant la fin de la consultation directe.

On s’amusera de noter le retour aujourd’hui, dans la conception des bibliothèques, de la disposition des rayonnages au milieu des espaces, pour ménager de grandes baies vitrées et favoriser l’entrée de la lumière… Par ailleurs, la sociabilité est devenue un enjeu majeur pour les bibliothèques, en particulier celles de lecture publique, comme le montrent l’aménagement d’espaces « non silencieux » autorisant les échanges à voix haute, le mobilier confortable, et d’une manière générale tous les services et équipements favorisant le bien-être à la bibliothèque : l’accès au savoir ne doit plus être sanctuarisé dans un lieu fermé, mais intégré à la vie quotidienne.

Pour aller plus loin

Berkvens-Stevelinck, Christiane :
- Magna commoditas : a history of Leiden University library 1575-2000. Leiden : Primavera Pers, 2004.
- « La bibliothèque universitaire, espace de transmission du savoir [l’exemple de Leyde] ». Dans Les universités en Europe du XIIIe siècle à nos jours, édité par Frédéric Attal et al., Éditions de la Sorbonne, 2005, p. 247-256. [disponible sur OpenEdition Books]
- « Sur les traces des humanistes : la bibliothèque universitaire de Leyde ». Dans Bibliothek als Archiv / édité par Hans Erich Bödeker et Anne Saada. Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 2007, p. 37-55.

Bouwman, André :
- « 425 years Leiden University Library: from Vaulted Room to ‘the cloud’ ». leidenspecial­collectionsblog. Octobre 2012.
- « Mundus Inversus in a Chained Library ». leidenspecial­collectionsblog. Août 2018.

Interieur van de universiteitsbibliotheek van Leiden, begin 18e eeuw. Intérieur de la bibliothèque universitaire de Leyde, début du XVIIIe siècle. Bibliopolis.

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.