Le Blog
Gallica
La Bibliothèque numérique
de la BnF et de ses partenaires

Gérald Belkin et Pierre Henry : rencontre du troisième type

0
28 mars 2023

Trois courts-métrages, chacun appartenant à un genre différent (fiction, documentaire, expérimental) sont issus de la fructueuse collaboration entre le cinéaste Gérald Belkin et le compositeur Pierre Henry.

Photogramme extrait du film "... fait à Coaraze" (1964)

XX

La rencontre de deux cinéphiles

Né à Vancouver en 1939, Gérald Belkin part à Londres vers 1958 pour étudier le théâtre et la musique puis s’installe à Paris au début des années 60. Avec son épouse Paule, qui elle-même a fait les Beaux-Arts, il fréquente le milieu culturel et artistique parisien de l’époque. Alors qu’il vient de contribuer au montage son du Jour le plus long de Ken Annakin, Andrew Marton, Darryl F. Zanuck (1962), il fait la connaissance du compositeur de musique concrète Pierre Henry.

Pierre Henry, pour sa part, est célèbre depuis sa Symphonie pour un homme seul (1950). En 1955, il a fait l’une des rencontres artistiques les plus importantes de sa carrière, celle du chorégraphe Maurice Béjart.

Pour autant, il ne dédaigne pas la réalisation de bandes sons de films, qu’il considère comme partie intégrante de son activité de compositeur.

Avant de travailler avec Gérald Belkin, il a déjà composé plusieurs musiques de films publicitaires et, avec Maléfices d’Henri Decoin, a signé en 1961 sa première musique pour un long-métrage de fiction.

Durant cette décennie 1960 il est, selon les termes de Michel Chion dans la biographie qu’il lui a consacrée, un “boulimique de cinéma” qui “voit plusieurs films par semaine”. Pierre Henry est également très marqué par les bandes sonores des débuts du cinéma parlant et par les “city symphonies” de Walter Ruttmann et Dziga Vertov (il composera en 1985 et 1993 des partitions pour Berlin, symphonie d’une grande ville et L’homme à la caméra).

Entre ces deux passionnés de cinéma que sont Gérald Belkin et Pierre Henry, le courant passe immédiatement. Quand le premier demande au second de composer la musique de son premier film, … fait à Coaraze, Pierre Henry accepte immédiatement et ils se mettent au travail le jour même.

Les trois courts-métrages qui vous sont proposés sur Gallica avec l’accord des enfants de Gérald Belkin illustrent pleinement une esthétique selon laquelle, comme Pierre Henry l’écrit lui-même dans son Journal de mes sons, “le montage est au premier plan et s'exprime surtout rythmiquement. Montages métrique, rythmique, tonal, et même montage des couleurs, dont la forme est un contenu au même titre que le récit est un contenu descriptif, psychologique ou anecdotique du film. Il s’agit là non de raconter à quelqu’un, mais d’agir sur ce quelqu’un, bref, de faire entrer les corps en vibration.”

… fait à Coaraze : Alpes maritimes (1964, 12 minutes)

Le talent visuel de Gérald Belkin explose dès les premières minutes où l’on découvre, sculptées par le noir et blanc, les ruelles étroites du village de Coaraze. Plus loin, l’incorporation d’images fixes renforcera la dimension photographique de ce travail. Presque absente aux premières minutes du film, la musique de Pierre Henry, sans attendrissement, donne à entendre la rudesse et la brutalité des jeux de l’enfance. À la fin du film, le jeu sur la surimpression et la récurrence de motifs géométriques abstraits (lignes, encadrements) annoncent le travail de collage plus affirmé dans le film suivant, Opus 007.

Inspiré d'un poème de Paul Mari,… fait à Coaraze a obtenu le prix Jean-Vigo, le prix Artaud cinéma et le prix du festival de Mannheim en 1965.

Opus 007 (1965, 11 minutes)

Sur un écran noir, la musique concrète de Pierre Henry semble convoquer et faire disparaître des formes blanches. On reconnaît, ci et là, des images évoquant la bande dessinée, le cartoon ou encore les graffitis. Bientôt arrive la confirmation de ce que le titre laissait entendre : ce 007 n’est pas musical, c’est bien le matricule de James Bond. Dans un collage effréné du son et de l’image, le montage-roi fait alterner l’univers joyeux de la jeunesse et de la pop culture (les jouets, les bandes dessinées, les films) avec le monde terrifiant des adultes (les armes, les bombes, les guerres modernes). Les onomatopées de bandes dessinées deviennent des graphismes abstraits tandis que la dissonance des sons comme la violence des images vont crescendo.

Le candidat (1966, 23 minutes)

Sur un thème angoissant de Pierre Henry, les phares d’une voiture apparaissent au loin. À l’intérieur, des hommes aux mines patibulaires arborent imperméables, fumée de cigarette et lunettes noires. Est-on dans un film noir ou dans sa parodie ? Difficile de trancher devant les pérégrinations de ce candidat (à quoi ? on ne le saura pas). Les scènes graves, une promenade sur une plage déserte par exemple, alternent avec des séquences ouvertement satiriques, comme ce meeting où l’on brandit des pancartes aux logos abscons en criant des slogans tout aussi incompréhensibles. Michel Chion rapporte que pour ce film, Pierre Henry a opté pour un son non pas magnétique mais optique dont il préfère la “tonalité plus dure, plus vivante”. Grand admirateur d’Orson Welles, Gérald Belkin avait convaincu Edmond Richard, le chef opérateur de son film Le procès (1962) de rejoindre le projet. Il joue avec la géométrie et l’échelle de décors immenses qui écrasent les personnages. Ultime collaboration entre Belkin et Henry, Le candidat restitue avec mordant la tragicomédie des processus électoraux, thème d'actualité s’il en est !

Le candidat a obtenu la mention spéciale du jury au festival de Mannheim de 1966.

Aujourd’hui ces trois films, tournés sur pellicule 35 mm et restaurés en décembre 2013, apparaissent d’une modernité et d’une richesse éclatantes, tant sur le plan visuel que sonore. Du côté de l’image, Gérald Belkin déploie toutes les utilisations possibles du noir et blanc et d’un travail sur les formes qui regarde tantôt du côté de la photographie, tantôt du côté du graphisme. Sur le plan sonore, Pierre Henry y poursuit ses expérimentations, notamment avec un dispositif de son multipiste dont il a supervisé la numérisation lors de la restauration de 2013. “On peut utiliser le son d’un film comme un matériel plastique analogue au matériel image”, écrit-il dans Journal de mes sons. Le point commun entre ces trois films formellement très différents serait à chercher du côté de la violence, une violence certes en partie mise à distance par la dichotomie entre le son et l'image, mais non moins glaçante.

Gérald Belkin et Pierre Henry travailleront ensemble une dernière fois en 1967 sur Phobia, un projet qui ne verra pas le jour mais pour lequel il existe une musique de Pierre Henry. La fin des années soixante marque ensuite un tournant décisif dans la carrière de Gérald Belkin qui l'éloigne des recherches formelles de Pierre Henry et le pousse à mener des expériences radicalement différentes. En 1968, il est l’un des premiers à introduire en France une caméra vidéo légère Portapak. Avec son épouse Paule, il s’oriente vers des projets de vidéo-communication dans des villages paysans. D’abord en Tanzanie (1971-1973) sur le projet Tanzanie année 16 qui étudie les villages Ujamaa sous Nyerere, puis en Haïti (1979-1981). De ce dernier projet naîtra la série Paysans… silences à voix basse, ensemble de vidéos restaurées par la BnF en 2019-2020 et également accessibles sur Gallica.

Merci à Aurore et Kostia Belkin ainsi qu’à Christiane Lafarge et Isabelle Warnier pour leur aide précieuse dans la rédaction de ce billet.

Pour aller plus loin

La série Paysans… silences à voix basse sur Gallica
Michel Chion, La musique au cinéma (Paris : Fayard, 2019)
Pierre Henry, Journal de mes sons ; suivi de Préfaces et manifestes (Arles : Actes Sud, 2004)
Philippe Langlois, Les cloches d'Atlantis : Musique électronique et cinéma (Paris : Editions MF, 2022)
Yvonne Mignot-Lefebvre, Agrosystèmes paysans en crise un projet de vidéo-communication en Haïti. Un entretien avec Gérald Belkin. Revue Tiers-monde, n°98, 1984, p. 359-369. (consulté à la date du 21 janvier 2023)
Alexia Vanhée, Écouter la parole des paysans haïtiens. Blog Gallica, 2022. (consulté à la date du 21 janvier 2023)

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.