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"Porter la lumière dans cette noire caverne" : le Rapport Mérimée

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27 mars 2018

Savez-vous que Prosper Mérimée, écrivain, inspecteur des Monuments historiques et sénateur, s’est aussi intéressé aux bibliothèques, au point d’être nommé président d’une commission de réorganisation de la Bibliothèque impériale ?

Photographie de Mérimée par Emile Robert, 1868

Le 27 mars 1858, il y a 160 ans exactement, Mérimée, chargé de « Porter la lumière dans cette noire caverne », remet officiellement au ministère de tutelle de la Bibliothèque le « Rapport présenté à Son Excellence le ministre de l'instruction publique et des cultes, au nom de la commission chargée d'examiner les modifications à introduire dans l'organisation de la Bibliothèque impériale ». Ce document en cours de numérisation, sera bientôt consultable dans Gallica.

Cette commission, instaurée en décembre 1857, s’est réunie du 14 janvier au 8 mars 1858. Elle est la dernière-née d’une longue lignée d’homologues qui tout au long de la première moitié du XIXe siècle se sont efforcées de proposer des solutions aux dysfonctionnements dont souffre la Bibliothèque. Cependant dans le contexte de forte instabilité politique qui caractérise la Restauration et la Monarchie de Juillet, leurs propositions n’ont pu s’imposer.
Rappelons que si la Bibliothèque nationale s’enrichit considérablement au moment de la Révolution française, par la confiscation des biens d’ecclésiastiques et d’émigrés, dont elle hérite pour une partie, ainsi que par les conquêtes napoléoniennes, elle met tout le siècle à se remettre de cet événement et à en assimiler l’héritage. La vétusté des bâtiments et la désorganisation de l’établissement font même l’objet de poèmes, comme celui que composent les bibliothécaires Pillon et Demanne en 1848, intitulé Plaintes de la Bibliothèque nationale au peuple français et à ses représentants, qui donne la parole à la Bibliothèque.

Il faut attendre le Second Empire, régime centralisé, désireux d’imposer sa légitimité en Europe – dans un contexte marqué par une émulation culturelle entre États, par le biais des expositions universelles notamment – pour voir les choses changer. Napoléon III souhaite faire de la Bibliothèque Impériale la vitrine culturelle de son régime et rivaliser avec l’Angleterre, dont la salle de lecture construite au British Museum, œuvre de l’architecte Sydney Smirke, fait figure de modèle bibliothéconomique.

 

Vue de La nouvelle salle de lecture du British Museum dans Illustrated London News, 9 mai 1857, p. 430. Collection BnF, département Littérature et art. Z-1480

L’Empereur confie alors à Achille Fould, ministre d’État, ainsi qu’à Gustave Rouland, ministre de l’Instruction publique et des cultes, ministère de tutelle de la Bibliothèque, le soin de nommer une commission « chargée d’examiner les modifications à introduire dans l’organisation de la Bibliothèque impériale ». La présidence en est confiée à l’écrivain, inspecteur des Monuments historiques et depuis peu sénateur : Prosper Mérimée.

Ce choix s’explique par les liens étroits de Mérimée avec l’Angleterre et l’amitié qui le lie au directeur du British Museum, Antonio Panizzi (1797-1879), avec lequel il entretient une importante correspondance. Grâce à ce dernier, il a pu découvrir parmi les premiers l’œuvre accomplie dans l’institution londonienne et admirer en 1857 la vaste salle de lecture circulaire du département des Imprimés. De retour à Paris, il a publié un article, paru dans le Moniteur, le 26 août 1857, sur la réorganisation du British Museum, qui lui a valu d’acquérir la réputation de savant français le plus au fait des questions bibliothéconomiques. Son statut de proche du couple impérial - il connaissait très bien la mère de l’impératrice et l’impératrice elle-même, Eugénie de Montijo, toute enfant - est également un avantage.
 
La commission qu’on lui confie se distingue des précédentes par sa volonté de mener une réorganisation complète, tant intérieure qu’extérieure, de la Bibliothèque impériale. Aucun membre de la Bibliothèque n’y figure, dans un souci d’impartialité. À la place siègent des représentants du milieu militaire - le général Nelzir Allard - et du milieu juridique - le procureur Gustave Chaix d’Est-Ange, par exemple. Le monde de la culture et de l’érudition est représenté par des conservateurs d’archives ou de musée : Léon de Laborde, directeur des Archives impériales, auteur en 1845 de huit Lettres sur les bibliothèques, dont la quatrième est consacrée au Palais Mazarin, Adrien de Longpérier, conservateur au musée du Louvre, ou encore Félicien de Saulcy, brillant numismate et ami de Mérimée, ancien conservateur du musée d’artillerie.

Malgré leurs différences professionnelles, les membres de la commission présentent certains points communs. Tous ont participé à la vie politique du pays en tant que député ou sénateur. Tous sont décorés de la Légion d’honneur. Beaucoup sont membres de l’Institut ou ont fait partie de commissions pour lesquelles ils ont rédigé des rapports. Tous sont auteurs de publications savantes qui leur ont permis de se faire connaître de leurs contemporains et les ont amenés à fréquenter la Bibliothèque impériale qu’ils connaissent donc bien en tant que lecteurs. Enfin, la plupart sont, en 1857, parvenus à un point culminant de leurs brillantes carrières ou, en tout cas, font l’actualité : le général Allard est général de division depuis  le 10 juin 1857 ; Chaix d’Est-Ange vient d’être nommé procureur général près la Cour impériale de Paris et plaide l’une de ses affaires les plus retentissantes - l’affaire Pescatore ; Léon de Laborde vient d’être nommé directeur des Archives etc.

Le Rapport que remet Mérimée au ministre rend compte des débats et des décisions de la commission à l’issue de ces trois mois de travail. Il s’ouvre sur la question du maintien de certains départements spécialisés à la Bibliothèque impériale. Le cabinet des médailles et le département des estampes ont-ils leur place dans une institution considérée avant tout comme « livresque » ? « Pas réellement », déclare la commission qui prône le détachement partiel du cabinet des médailles – transfert de certaines collections à la Monnaie de Paris ou à des musées – et la séparation totale du département des estampes – qui s’installerait au Louvre. Cette décision prouve que la réunion des objets de même nature, correspondant aux mêmes savoirs, prime sur les statuts et les histoires des établissements. La notion d’unité des fonds est inexistante, de même que celle d’histoire des fonds. Implicitement, c’est l’apologie de la connaissance et de la classification systématique rationnelle qui est faite. Le XIXe siècle est en effet le siècle classificateur par excellence, qui cherche à rassembler suivant des « types ». Cela est notamment vrai dans le domaine en plein essor des sciences naturelles mais également en littérature où certains auteurs, comme Balzac ou Théophile Gautier, reprennent les méthodes scientifiques pour les appliquer à l’étude de groupes sociaux.

Sur un plan bibliographique, l’heure est à l’élaboration d’immenses instruments de recherche appelés à devenir des références : Manuel du libraire de Brunet, La France littéraire de Quérard... Cette volonté classificatrice est donc une tendance intellectuelle du temps à laquelle n’échappe pas la commission. Toujours dans l’idée de réunir méthodiquement, dans un même lieu, les objets traitant des mêmes matières, la commission propose, outre les séparations, des échanges entre institutions : entre les bibliothèques de Paris ; avec les archives impériales. Ce positionnement se trouve à l’origine de deux commissions ultérieures : une Commission d’échanges des bibliothèques de Paris, qui se réunit à partir du 31 mai 1860, et une Commission chargée d'examiner les modifications à apporter à la composition de la Bibliothèque impériale et des Archives de l'Empire, le 22 avril 1861.
 
Le Rapport aborde ensuite la question de la direction de la Bibliothèque impériale. L’idée d’une administration centralisée, calquée sur le régime politique en place - le Second Empire autoritaire - l’emporte. Jules-Antoine Taschereau, ancien journaliste, adjoint du directeur Joseph Naudet et fidèle soutien du régime, est appelé à devenir administrateur-général, secondé par un Comité consultatif où doivent siéger les conservateurs des départements.
 

Jules-Antoine Taschereau, rédacteur de la revue Rétrospective dans l'exercice de ses fonctions (Les représentants représentés, N° 7), 1848

L’influence anglaise, à l’œuvre chez Mérimée, se traduit dans ce domaine par la proposition de placer près de l’établissement une commission de surveillance et de contrôle – qui ne verra finalement pas le jour – directement inspirée des célèbres Trustees du British Museum. Pour ce qui concerne le personnel dans son ensemble, la commission se prononce contre le cumul des fonctions et pour l’embauche d’employés possédant au moins le diplôme de bachelier (ès lettres ou ès sciences) et des connaissances utiles aux métiers des bibliothèques.
 
L’autre point abordé est celui de la « publicité » de la Bibliothèque, c’est-à-dire de sa plus ou moins grande ouverture à un large public. Malgré les plaintes formulées par les employés à l’égard de l’entrée libre, la décision est prise en faveur de l’ouverture à tous. Elle s’inscrit dans « le respect de la tradition française, de cette renommée de libéralité qui ouvre les établissements d’État à l’ensemble de la population » et les fait participer à l’instruction du peuple. Cependant, afin de tenir compte des besoins spécifiques des différents publics, elle propose la création de deux salles au département des imprimés : l’une absolument publique « ouverte à tout venant », l’autre réservée aux « travailleurs dûment autorisés », c’est-à-dire aux chercheurs, aux savants, académiciens ou membres de la Sociétés des gens de lettres, qui auront fait une demande d’accréditation.
 
Ces deux salles ouvrent dix ans plus tard, en 1868. La première s’inscrit dans le mouvement d’essor des bibliothèques populaires, qui marque la France des années 1860. La seconde est surtout l’occasion pour Henri Labrouste de faire montre de son talent en livrant une salle, « la salle de travail », qui est un véritable manifeste architectural.


Salle de travail du département des Imprimés construite par Henri Labrouste, 1869,
Collection BnF, département Estampes et Photographie. VA-237 (4)-FOL.

 
Mérimée développe enfin longuement dans son Rapport « la question la plus difficile de toutes celles qui se rattachent à l’organisation de la bibliothèque », celle du catalogue des livres imprimés. La Bibliothèque impériale, sous l’influence de Jules-Antoine Taschereau, a commencé un travail colossal : la rédaction d’un catalogue imprimé méthodique, par « sujets », se concentrant sur les lettres L (Histoire de France) et T (Histoire de la médecine). Pour la commission, il y a là confusion entre bibliographie et catalogue. Il serait plus profitable de s’inspirer du British Museum et de se concentrer sur un catalogue manuscrit - pour permettre davantage d’intercalations de références - et alphabétique. Le Rapport prône aussi un nouveau classement des vastes collections du département des imprimés qui pourraient être réparties en trois fonds avec une année de césure (1858) : un premier fonds composé des ouvrages antérieurs à 1858 ; un second constitué de tous les livres acquis ou déposés depuis cette date ; et un troisième consacré aux doubles et pièces inutiles à l’étude - qui pourraient être rangés dans une annexe afin de désengorger la Bibliothèque.

L’avant dernier paragraphe du Rapport concerne la reconstruction de l’établissement. Mérimée résume les différents projets soumis par l’architecte Henri Labrouste mais précise que ces aspects ne relèvent pas de ses attributions. Il supplie cependant son destinataire de permettre l’acquisition des quatre maisons particulières situées à l’angle de la rue Vivienne et de la rue Colbert, occupées par un marchand de bois et charbons puis par un épurateur d’huile, et qui représentent un réel danger d’incendie. Ces achats ne pourront être réalisés qu’à la toute fin de l’administration suivante, celle de Léopold Delisle, dans les années 1890.
 
Enfin, Mérimée achève son Rapport en abordant certaines améliorations de détails, directement inspirées de ses observations au British Museum et qu’il faudrait introduire à la Bibliothèque impériale : procédé d’autographie à plusieurs épreuves, collage des bulletins dans les registres, reliures de ces derniers, chariots et grues pour le transport des livres, tapis de lièges et de gutta-percha pour assourdir les pas des visiteurs, tuyaux acoustiques pour communiquer aux salles les plus éloignées et « cent autres détails qui diminuent le travail des employés ou qui contribuent au bien-être des lecteurs ». Tous ces aspects méritent d’être étudiés en profondeur car « dans une immense machine, il n’y a pas de petit détail qui n’ait son importance ; il n’y a pas de perfectionnement, si minutieux qu’il soit, qui ne puisse produire des résultats considérables ». Ainsi, « le savant M. Panizzi, à qui la bibliothèque du British Museum doit son excellente organisation, en modifiant la forme des crémaillères, a réduit les vides entre les tablettes au point de donner la place à 60 000 nouveaux volumes ».
 
Le Rapport paraît dans le Moniteur universel le 20 juillet 1858, près d’une semaine après le décret impérial du 14 juillet réorganisant officiellement la Bibliothèque. Dans ce document essentiel, Mérimée note que plusieurs réflexions de la commission n’ont pas été retenues : le détachement partiel du cabinet des médailles, celui, total, du département des estampes – départements qui demeurent à la Bibliothèque. L’idée d’une commission de surveillance et de contrôle près de la Bibliothèque est abandonnée également. De manière générale, Mérimée se plaint beaucoup des résultats – ou de l’absence de résultats - du Rapport. Il écrit ainsi à Paul Lacroix, le célèbre bibliophile Jacob, le 17 octobre 1858 :
 

« J’ai lu le Moniteur et vu cet arrêté que je traduis ainsi : « Considérant que douze pauvres diables ont pioché trois mois à chercher les moyens de remettre l’ordre dans  notre bibliothèque, et nous ont fait à cet égard des propositions que quelques bibliophiles ont trouvé bonnes, nous laissons les choses in statu quo ». Franchement, je trouve qu’on s’est un peu trop moqué de nous. Je voudrais bien vous donner un  exemplaire de ce fameux rapport, mais, hélas, je n’en ai pas un seul et je suis trop fier pour en demander à l’Instruction publique. […] Dans quelques années d’ici, lorsqu’on nommera une nouvelle commission pour brasser une nouvelle réorganisation, peut-être nous citera-t-elle et proposera-t-elle quelques-unes de nos mesures. ».

 
En réalité, la commission de 1858 est appelée à faire date et marque, avec le décret du 14 juillet, un véritable tournant dans l’histoire de la Bibliothèque impériale qui s’engage alors dans une réorganisation à la fois intérieure – menée par l’administrateur Taschereau – et extérieur – œuvre de l’architecte Labrouste. Quant à Mérimée, malgré ses dénégations et son apparent découragement, il est certain que cette expérience de président puis de rapporteur de la commission l’a passionné. Son intérêt pour les bibliothèques et la bibliothéconomie s’est approfondi et se poursuit au cours des années suivantes, comme en témoignent les lettres à Panizzi. Le pouvoir impérial continue à l’identifier comme l’un des savants français les plus aux faits de ces questions et c’est donc tout naturellement qu’il le choisit en 1860 pour présider puis rédiger le Rapport de la Commission d’échanges entre les bibliothèques de Paris.
 

Commentaires

Soumis par Françoise Hours le 27/03/2018

Merci beaucoup pour ce billet bien intéressant, savant, clair et pédagogique comme les précédents. Je me réjouis de pouvoir lire prochainement le rapport Mérimée en ligne!

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