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Cosmos d'Alexander von Humboldt (2/2) L’aventure d’une écriture

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25 avril 2024

Si Alexander von Humboldt écrivit la majorité de son œuvre en français, c’est un manuscrit allemand, celui de Cosmos, que conserve la Bibliothèque nationale de France. Retour sur cette singularité.

Projection stéréographique polaire des deux hémisphères terrestres, A. A. Vuillaume, 1867
 

Avec le Cosmos d’Alexander von Humboldt, on remonte à l'une des sources majeures d’un discours voulant parcourir d’un seul geste toutes les sciences, allant « du brin d’herbes aux étoiles » et « des nébuleuses à la mousse des roches ». Cette attitude pluraliste à l’égard des savoirs, nourrie par un idéal de découverte, de liberté d’esprit, de curiosité infinie, trouve son aboutissement dans Cosmos dont le manuscrit des épreuves corrigées a été déposé à la Bibliothèque Impériale de Paris en 1866 à la suite d’une dernière aventure.

Étui du manuscrit de Cosmos. BnF, Manuscrits, Allemand 236

Somme monumentale de cinq tomes et de milliers de pages, Cosmos fut rédigé par Humboldt de ses 76 ans jusqu’à sa mort. C’est donc de manière posthume que paraît le cinquième et dernier tome de l’œuvre, trois ans après sa mort. Cosmos est la synthèse de toute une vie d’exploration scientifique. 

Alexander von Humboldt en 1859. Société de géographie

Cependant Humboldt ne s’en tient pas à faire un de ces livres savants qui « par la marche rapide des découvertes sont condamnés à l'oubli et illisibles pour quiconque a suivi les progrès du temps ». Au-delà de connaissances qui seront bientôt révisées (Humboldt parle par exemple d’un fluide, l’éther, qui se trouverait entre les planètes, hypothèse cosmologique abandonnée 60 ans plus tard grâce à la théorie de la relativité d’Einstein), c’est bien une méthode pour les générations à venir qu’il propose en héritage :

[Si mon livre a] quelque utilité, c'est moins par les connaissances que l'on a pu y puiser que par l'action qu'il a exercée sur l'esprit et l'imagination d'une jeunesse avide de savoir et prompte à se lancer dans des entreprises lointaines. J'ai tâché de faire voir dans le Cosmos, comme dans les Tableaux de la Nature, que la description exacte et précise des phénomènes n'est pas absolument inconciliable avec la peinture animée et vivante des scènes imposantes de la création

Alexander von Humboldt, Cosmos : essai d’une description physique du monde (trad. H. Faye), tome I, Paris : Gide et J. Baudry, 1855, p.VII
 

Alexandre von Humboldt, Cosmos : essai d'une description physique du monde. Paris : Gide et J. Baudry, 1855-1859 

Humboldt apparaît tout à fait exceptionnel par cette extraordinaire ambition d’un savoir totalisé et ouvert à la fois, qui annonce la démarche pluridisciplinaire de l’écologie évoquée dans notre précédent billet (conception bien différente du cosmos comme univers clos depuis l’Antiquité). Assumant au cœur de sa démarche un projet d’écriture pour transmettre ce désir de savoir, Humboldt se singularise parmi d’autres savants. Cette volonté de conjuguer les lettres et le savoir dans un grand récit qui ne cède rien quant à la rigueur de l’observation et au souci des mesures est un aspect qui le rapproche aussi d’autres penseurs contemporains comme Michel Serres.

La composition d’un tel ouvrage, s’il aspire à réunir à la valeur scientifique le mérite de la forme littéraire, présente de grandes difficultés. Il s’agit de porter l’ordre et la lumière dans l’immense richesse des matériaux qui s’offrent à la pensée, sans ôter aux tableaux de la nature le souffle qui les vivifie.
Alexander von Humboldt, Cosmos (traduction d’H. Faye), tome I, Paris : Gide et J. Baudry, 1855, p.IV

Humboldt fit ainsi mentir le mot du grand poète allemand Goethe – autre esprit universaliste, passionné tant de poésie que de minéralogie, de chimie, de botanique ou de médecine – se désolant que « les Allemands ont le don de rendre les sciences inaccessibles ».

Relevé de géologie par Goethe, dans les Œuvres scientifiques de Goethe analysées et appréciées par Ernest Faivre, Paris, L. Hachette et Cie, 1862

Goethe : 1749-1832 : exposition organisée pour commémorer le centenaire de la mort de Goethe. Paris, Bibliothèque nationale, 1932

Conjuguer étude et contemplation de la nature dans une même exigence de clarté est une des grandes spécificités de la démarche d’Alexander von Humboldt. Cosmos porte cet idéal de donner à penser ensemble toutes les sciences que Humboldt a parcourues, dans une relation où l’émerveillement se mêle à la rigueur des observations, et les spéculations à l’observation. C’est en cela une position singulière où les deux cultures – scientifique et littéraire – sont mêlées dans une démarche de connaissance et de transmission. Avec Cosmos, c’est une philosophie et une éthique de la connaissance qui se donnent à lire.

Alexander von Humboldt, « De l’étude et de la contemplation de la Nature ». Revue des Deux Mondes, octobre 1845

Cosmos naît d’abord de ce souci de transmission, et dès le retour de la grande expédition de cinq ans d’Humboldt aux Amériques, ce sont les conférences qu’il donne à partir de 1820, en France, puis à Berlin un peu plus tard, qui forment la base du projet. Dans ses conférences sur le voyage fait avec le botaniste Aimé Bonpland, Humboldt relate les nombreuses connaissances  acquises dans le Nouveau Monde. Il explora et cartographia les sources de l’Orénoque, rapporta près de 6000 spécimens de végétaux, étudia les courants marins et les tremblements de Terre et gravit presque l’entièreté des 6310 mètres du Chimborazo.
C’est cette ascension qui lui permet d’établir l’une de ses découvertes majeures, un tableau de répartition des plantes en fonction de l’altitude, lié au travail que Humboldt mène pour dégager des lignes isothermes et de distribution de la chaleur sur le globe, montrant l’impact du climat sur les types de végétation.
 

Géographie des plantes équinoxiales : tableau physique des Andes et pays voisins dressé d'après des observations et des mesures prises sur les lieux depuis le 10e degré de latitude boréale..., par Alexandre de Humboldt et Aimé Bonpland ; esquissé et rédigé par Humboldt, dessiné par Schönberger et Turpin. Paris, Langlois, 1805. BnF, Cartes et plans

J’ai voulu au début l’appeler Le livre de la nature puisqu’au Moyen Âge on a pu nommer ainsi l’œuvre d’Albert le Grand. Mais tout cela était vague.

L’aventure de Cosmos est donc aussi l’aventure d’une écriture. Commencée en France, l'œuvre s’écrit en allemand entre 1843 et 1844 pour le premier tome, dont la traduction française n’arrive que dix ans après la publication allemande, en 1855. Cependant Humboldt n’oublie pas son attachement à la France : cette édition française  bénéficie en effet d’une préface inédite de pas moins de 77 pages, et la traduction fut relue et corrigée par Arago lui-même.

Page de titre du manuscrit du premier tome de Cosmos, de la main d’Alexander von Humboldt. BnF, Manuscrits, Allemand 232, f. 2r

Le manuscrit des épreuves corrigées de Cosmos, conservé à la BnF sous les cotes Allemand 232 à Allemand 236, est le témoignage du travail colossal mené par Humboldt et son collaborateur Eduard Buschmann (1805-1880). Il faut le dire d’emblée, ce manuscrit n’est pas autographe. Copiés par Eduard Buschmann d’après les notes de Humboldt, les cinq volumes de manuscrits – un pour chacun des tomes publiés – portent néanmoins des corrections de la main de l’auteur.
Ce dispositif s’explique par le fait que Humboldt était revenu de son voyage en Amérique avec des douleurs articulaires qui lui rendaient l’écriture à la plume très douloureuse. C’est pourquoi il confia à un secrétaire la mise au propre de son manuscrit à partir de notes, « feuilles informes, difficilement lisibles et quelques fois énigmatiques ». Mais ce manuscrit original ne fut pas conservé, comme c’était encore courant avant la seconde moitié du XIXe siècle ; et Buschmann ne se contenta pas de le mettre au propre mais intervint sur le texte, rétablissant la syntaxe, vérifiant les notes, corrigeant parfois, avant d'être lui-même relu et corrigé par Humboldt.

Le procédé entre nous, comme Mr Alexandre de Humboldt l'avait disposé et comme il a été suivi jusqu'à sa mort, fut le suivant : Mr. de Humboldt travailla une petite partie de brouillon, faisant environ 2 ou 1/2 feuilles imprimées, et me l'envoya ou me le donna ; j'en fis mon manuscrit : je faisais l'orthographe allemand et eus soin du style et de toutes les choses extérieures (outre mille recherches scientifiques) [...] Il le revit, faisant, dans la vivacité de son esprit, dans le ms. les changements les plus grands, une foule de corrections et d'additions petites ou grandes.
Eduard Buschmann, « Observations générales sur le manuscrit de Cosmos », Allemand 232, f. B

Eduard Buschmann fut donc bien plus que le copiste puis, nous le verrons, le donateur du manuscrit. Il faut ici retracer l’itinéraire de Buschmann. Il s’était dans sa jeunesse rendu au Mexique pour découvrir les langues des peuples indigènes et c’est ainsi qu’il travailla avec le frère d’Alexander, le linguiste Wilhelm von Humboldt qui s’y était lui-même intéressé. Ensemble ils voyagèrent ensuite pour étudier le langage kavi de Java.
 

Wilhelm von Humboldt, Über die Kawi-Sprache auf der Insel Java, Berlin, 1836. BnF, Littérature et art

C’est à ce titre que Wilhelm von Humboldt lui confia à sa mort ses manuscrits pour qu’il continue ses travaux inachevés sur ce langage. Nommé bibliothécaire à la bibliothèque royale de Berlin grâce à Wilhem von Humboldt, c’est comme spécialiste des langues polynésiennes et d’Amérique centrale qu’il s’illustra dans sa carrière. La proximité entre les deux frères Humboldt explique qu’il devint, à partir de la fin des années 1820, secrétaire auprès d’Alexander.
Celui-ci lui confie ainsi la préparation de la troisième édition de ses Tableaux de la Nature avant de l’investir de la reprise de ses manuscrits de Cosmos (1846-1862). Buschmann, on l’a vu, a quasiment un rôle de collaborateur dans l’élaboration du manuscrit, tout en cherchant à rester fidèle aux singularités de l’auteur, jusque dans la fabrication du manuscrit : il respecte de façon formelle la manière dont Humboldt rédigeait ses propres manuscrits, écrivant uniquement sur le recto du feuillet, insérant le numéro de page dans un carré, laissant de la place pour les corrections. Celles-ci se remarquent au premier coup d’œil. À côté de la calligraphie méticuleuse de Buschmann, les ajouts de Humboldt se signalent par leur caractère effectivement « difficilement lisible et quelques fois énigmatique ».
 

Manuscrit du tome V de Cosmos d’Alexander von Humboldt, où l’on peut comparer l’écriture de Humboldt dans la note du haut de la page, et l’écriture de Buschamann dans la seconde moitié de la page. Allemand 236, f. 57r

Celui-ci témoigna de sa reconnaissance à Buschmann jusqu’à la fin de sa vie, notamment au moment de mettre la main aux corrections du cinquième volume, peu avant sa mort.

Manuscrit du tome V de Cosmos d’Alexander von Humboldt, note de Buschmann sur la dernière note de Humboldt avant son décès. Allemand 236, f. 46 

Ces manuscrits sont donc les copies finales envoyées à Stuttgart pour l’impression. On y observe les marques de découpe des textes correspondant aux pages finales, les empreintes d’encre des doigts des typographes, le nom des différents protes étant intervenus dans la composition du volume (Weigl par exemple) édité par le Baron Cotta. Mais même à ce stade avancé on retrouve aussi des corrections parfois importantes de Humboldt, jusqu’à nécessiter des becquets (bandes de papier ajoutées pour porter des développements du texte qui ne tiennent pas sur la page).
 

Manuscrit du tome I de Cosmos. Note manuscrite de Humboldt dans la marge à laquelle s’ajoute un passage collé sur une bande de papier découpé. Allemand 232, f. 80

Mais comment se fait-il que le manuscrit en allemand donné à l’impression se trouve aujourd'hui à la Bibliothèque nationale de France, qui par ailleurs ne conserve pas les œuvres manuscrites de Humboldt en français ? Son copiste, Eduard Buschmann en donne l’explication dans une note introductive au premier volume. Ayant reçu de Humboldt la propriété de ce manuscrit sur lequel il avait tant travaillé, il en fit don à Napoléon III en 1866, pour le remercier de la Légion d’honneur reçue précisément en reconnaissance de son rôle auprès des frères Humboldt :
 

Allemand 232, f. A

Dans une période de tension entre la France et la Prusse, qui devait aboutir à la guerre de 1870, ce don fut considéré dans le pays de naissance de Humboldt comme une trahison. L’affaire n’était pas du seul ressort des savants, mais considérée comme une affaire nationale. Ainsi Buschmann ne fut pas seulement attaqué par ses pairs, mais par des journaux comme le Hamburger Wespen. À la une du numéro 10, on trouve l’illustration en pleine page de l’offrande du manuscrit de Cosmos à un Napoléon III bedonnant par un homme noir vêtu d'une peau de bête, en référence au peuple des Bochiman d’Afrique australe : jeu de mots aux fortes connotations racistes sur le patronyme de "Buschmann", pour dénoncer la servilité du secrétaire de Humboldt dans son cadeau à la France.

Hamburger Wespen, n°10, janvier 1866
Reproduit dans Les frères Humboldt, l'Europe de l'esprit, Paris : Jean-Pierre de Monza, 2014

Il est des explications à ce geste de don, et le lien étroit entre Humboldt et la France, avancé par Buschmann dans le manuscrit, en est une, réelle. Mais à cela s’ajoute des considérations politiques. Buschmann avait d’abord envisagé d’offrir le manuscrit à l’empereur du Mexique Maximilien Ier, mis sur le trône grâce à l’aide de Napoléon III. Cependant, à peine trois ans après sa nomination en 1864, le règne de Maximilien s'achève tragiquement ; l’empereur est destitué et exécuté. C’est donc sur Napoléon III que se reporte en 1866 le cadeau impérial.
Buschmann pouvait d’autant plus  porter son le choix sur la France eu égard aux difficultés qu’il avait eues en Prusse à continuer l’œuvre de linguiste de Wilhelm von Humboldt, et au peu d’intérêt de l’État prussien pour le legs d’Alexander. En effet, le grand savant étant mort dans une grande pauvreté, sans héritier, et ayant désigné son valet comme légataire de ses biens, sa bibliothèque fut mise en vente. L'État prussien ne s'étant pas porté acquéreur, comme on aurait pu l'attendre, la bibliothèque d’Alexander von Humboldt fut transportée à Londres chez Sotheby’s afin d’y être mise aux enchères. Placée dans un entrepôt, elle partit en fumée lors d'un incendie peu avant la vente, suscitant l’émoi face à ce désastre patrimonial qui aurait pu être évité.


 

Atlas du Cosmos, contenant les cartes géographiques, physiques, thermiques... applicables à tous les ouvrages de sciences physiques et naturelles et particulièrement aux œuvres d'Alexandre de Humboldt et de François Arago /
dressées par M. Vuillemin ; gravées sur acier par M. Jacobs ; sous la direction de M. J.-A. Barral
. Paris, 1867. BnF, Cartes et plans

Malgré cette histoire douloureuse, le manuscrit de Cosmos constitue aujourd’hui encore un héritage littéralement cosmopolite. D’autres mains que celles de Buschmann et de Humboldt sont passées sur ce manuscrit et y ont ajouté des notes et corrections : Arago, le docteur Galle, Eilhard Mitscherlisch ou l’épouse d’Eduard Buschmann y collaborèrent. Cette association littéraire et scientifique montre l’esprit dans lequel s’élaborait ce livre.
Humboldt donne grâce à cet ouvrage au « cosmos » une définition nouvelle, dans laquelle l’étude scientifique n’est pas exempte de considérations politiques. À travers l’équilibre entre les différentes sciences, entre les êtres vivants et leur milieu, comme entre science et littérature, il rend compte d’une vision du monde politique fondée sur le savoir, la recherche de la vérité et la liberté.

Pour aller plus loin :

Les frères Humboldt, l'Europe de l'esprit : [exposition, Paris, Observatoire, 15 mai-30 juin 2014] ; sous la direction de Bénédicte Savoy et David Blankenstein. Une exposition virtuelle a été réalisée : https://explore.psl.eu/fr/decouvrir/expositions-virtuelles/les-freres-humboldt-leurope-de-lesprit/alexander-et-wilhelm-von

Andrea Wulf, L'invention de la nature : les aventures d'Alexander von Humboldt, Paris : Libretto, 2022 https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb471454838

Gilles Fumey, Alexandre de Humboldt, l’eau et le feu. Genève : Double-Ligne, 2022 https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb47123811m
 

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