Jeanne Bouvier, syndicaliste au service d'un féminisme social
Melle Jeanne Bouvier, secrétaire (chemiserie) : [photographie de presse] / Agence Meurisse
C’est dans un petit village de l’Isère, Salaise-sur-Sanne, situé dans la vallée du Rhône que Jeanne Bouvier voit le jour le 11 février 1865. Son père, Marcel Bouvier est homme d’équipe à la station de Salaise et sa mère Marie-Louise Grenouiller est ménagère. “L’argent était rare à la maison (58)”, indique-t-elle dans ses Mémoires ou 59 années d'activités industrielles, sociales et intellectuelles d'une ouvrière 1876-1935, publiés en 1936.
Symptôme de leur situation matérielle, elle se rappelle d'un jour où dans l’incapacité de payer leur loyer, le propriétaire fit saisir ce qui leur restait de meuble : “Nous n’avions pourtant commis aucun délit, nous étions seulement pauvres, très pauvres (58)”. Elle passe ainsi du "délit de pauvreté" à l'usine d'un moulinage de soie, à l'âge de 11 ans seulement. Treize heures de présence quotidienne pour cinquante centimes de salaire journalier.
Pas de syndicalisme sans féminisme
Elle raconte alors être tentée par le suicide à… 12 ans. Emigrant vers Paris en 1879, elle multiplie les expériences comme domestique dans des maisons de petits boutiquiers avant d’entrer dans la couture qui devient son métier. Elle raconte être restée de “huit heures du matin au lendemain soir cinq heures, soit trente trois heures sur son tabouret (88)”.
Je suis étonnée qu'une femme intelligente comme vous ne se fasse pas inscrire au syndicat de sa profession. A la Bourse du travail il y a le syndicat des couturières, lingères et parties similaires. Je vois souvent dans La Fronde des notes sur ce syndicat
Portrait de Marguerite Durand (Agence Rol), 1910
C'est ainsi que Jeanne Bouvier découvre simultanément, le syndicalisme et le féminisme. "Chaque essayage était une leçon de féminisme (101)", confie-t-elle. D'abord intimidée, Jeanne, devant l'insistance de sa maîtresse, finit par se rendre à la Bourse du Travail et s'inscrit au syndicat des couturières-lingères. Madame Norat enfonce le clou de l'engagement de la nouvelle syndiquée : "Seulement, cela ne suffit pas ; il faudra vous occuper de questions sociales se rattachant au travail des femmes, elles ont tant de choses à réclamer ; leurs droits sont constamment violés. Les hommes sont si injustes à leur égard. Il faut, maintenant que vous êtes syndiquée, devenir une adhérente active (102)".
"500 000 travailleurs acclament le socialisme"
Elle participe à la manifestation du 19 novembre 1899, place de la Nation pour l'inauguration du monument de Jules Dalou, Le triomphe de la République. Sans bannière, ni drapeau, Jeanne confectionne néanmoins avec ses camarades du syndicat une pancarte "Bourse du travail, syndicat des couturières-lingères" qu'elle brandit fièrement.
La Petite République, 21 novembre 1899
Elle suit avec application les réunions de la Bourse du travail, le soir après sa journée de travail, reçoit avec circonspection la brochure d’Aristide Briand “La grève générale et la Révolution” . “J’avoue que je ne comprenais pas comment on pouvait changer la face du monde par une cessation générale du travail. Je me disais que je n’étais sans doute pas assez intelligente pour comprendre des questions aussi élevées (109)".
A cette époque, dit-elle, "ma vie est intimement liée à l'organisation syndicale, je ne pense et n'agit que par elle (110)". Le 28 septembre 1901, elle commence sa longue carrière de représentante puisqu’elle est élue aux conseils du travail, dans la 2e section, celle regroupant la chapellerie, la lingerie et la mode. Deux ans plus tard, le 27 juin 1903, sa candidature est présentée par la chambre syndicale des ouvrières couturières, lingères afin de participer aux prochaines élections du Conseil supérieur du travail.
Pour les ouvrières à domicile
S'il y a bien un sujet sur lequel, elle n'aura jamais ménagé sa peine, ni sa tenacité, c'est celui des travailleuses à domicile. Peut-être en raison de ses expériences, souvent malheureuses, dans diverses maisons de bonnes, peut-être aussi, nous dit-elle, car la France est "la nation qui emploie le plus de travailleuses à domicile (149)" et qu'il faut mettre fin à leur exploitation.
Après deux congrès internationaux sur le travail à domicile, à Bruxelles en 1910 et à Zurich en 1912, durant lesquels, nous dit-elle, "les séances furent très instructives", elle prend elle-même la parole lors d'un meeting aux Sociétés savantes. L'Humanité du 3 décembre 1913 rend compte en ces termes de son intervention :
Jeanne Bouvier fait de suggestives comparaisons entre les gains énormes que font les grands magasins, les riches entrepreneurs, et les salaires de famines qu'ils paient à leurs ouvrières, sans défense, parce que travaillant à domicile
Les relations compliquées avec la CGT
Au début de l'année 1916, Jeanne Bouvier, intègre pour la CGT, le comité départemental de salaires de la Seine “chargé d’établir le minimum de salaire au temps applicable aux travaux effectués par les ouvrières à domicile dans les industries du vêtement".
À la CGT, où les femmes syndicalistes sont encore peu nombreuses, Jeanne Bouvier constate que "les syndicalistes revenus de la guerre sont aussi sectaires que leurs devanciers (136)" vis-à-vis des femmes et des syndicats féminins et elle déplore que le Comité du travail féminin qu’elle avait contribué à mettre sur pied “tombe en sommeil pour ne plus jamais se réveiller”.
13/5/20, meeting de la CGT au Pré-SAint-Gervais : [Photographe de presse] / [Agence Roll]
Bien qu’engagée sur tous les fronts qui concernent les ouvrières couturières-lingères, Jeanne Bouvier peine à se faire une place au sein des instances de direction de la jeune Confédération générale du travail, créée en 1895. Le 15 janvier 1919, elle se présente à l’élection de la commission exécutive de l’Union des syndicats CGT de la Seine. Elle échoue, ne recueillant que 15 voix sur 104 votants. Même désaveu le 17 décembre 1920.
Elle représente pourtant la CGT - en compagnie de Léon Jouhaux - à la première Conférence du travail, convoquée sous les auspices de la toute nouvelle Société des nations qui se tient à Washington, à l’Automne 1919. Dans la continuité, elle est choisie pour participer à la rédaction d’une charte internationale du travail au sein de la commission travail.
Femmes! Qui depuis 1914 avaient pénétré dans tous les branches de l'industrie et du commerce, vous savez quel bien vous apporte la journée de huit heures, vous ne permettrez pas qu'une réforme gagnée de haute lutte par le prolétariat organisé ne vous soit ravie
Au XXIIIe congrès de la CGT, du 30 janvier au 2 février 1923, poursuivant son engagement de toujours, elle interpelle vertement ses camarades :
Nous n'avons rien fait pour les femmes, nous les laissons dehors, nous ne savons pas les attirer à nous (...) Il m'est pénible d'être obligé de vous le rappeler mais nous poursuivons l'action réactionnaire de 1830: faire de la femme un être inférieur et la laisser en dehors de toute l'action.
Appel Aux Femmes Françaises Avril de Sainte-Croix, Eugénie (1855-1939).1918
Une oeuvre sociale
“Lorsque les années de guerre furent terminées, il y eut comme un grand bouleversement dans la vie et les habitudes. On se trouvait en présence d’un véritable dédale. (...) On ne savait pas au juste comment orienter sa propre vie. J’en étais là (183)". Alors qu'elle escomptait pouvoir s'acheter une maison et se reposer dans son "petit village", les prix ont augmenté et là voilà à nouveau "sur le pavé", suite à sa révocation, en proie à de nouvelles difficultés matérielles.
Puis viennent l’Histoire des dames employées dans les Postes, télégraphes et téléphones de 1714 à 1929 et surtout une monumentale oeuvre féministe, Les Femmes pendant la Révolution qui lui arrache ce cri du coeur :
Ô mes ancêtre, femmes de la Grande Révolution avec quelle avidité et quelle admiration j’ai lu tout ce que l’histoire nous a légué sur votre valeur, votre énergie, votre dévouement pour que les armées de la République soient victorieuses ; vous m’apparaissez comme des géantes au milieu des désordres et de la barbarie des hommes
Durant ces années, elle travaille également à la rédaction de ses Mémoires : "C'est une française au rude tempéramement français. Elle est devenue écrivain, comme elle était devenue couturière, à force de constance et de bonne volonté", écrira Jean Lefranc, journaliste au Temps, à la parution, en 1936, de cette oeuvre qu'elle sous-titre non sans une certaine fierté : "59 années d'activité industrielle, sociale et intellectuelle d'une ouvrière".
Le 13 décembre 1935, elle abandonne sa dernière fonction publique non rétribuée, celle de membre du comité des salaires du département de la Seine.
“A l’Automne de ma vie, je suis heureuse” (240), conclut-elle sobrement. Elle termine ses jours à la maison de retraite Galignani à Neuilly-sur-Seine et s'éteint le 2 février 1953.
Pour aller plus loin :
Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité
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Commentaires
Jeanne Bouvier
Superbe, merci
Jeanne BOUVIER
J'ai hâte de découvrir les écrits, les oeuvres de Jeanne que je ressens comme une soeur, comme moi-même issue d'une famille ouvrière pauvre et qui, seulement avec mon certtificat d'études primaires à 13 ans, suis devenue artiste peintre puis journaliste, syndiquée à 19 ans dans une entreprise masculine, puis élue Secrétaire nationale du MRAP, durant 10 années et m'être engagée dans de nombreux combats sociaux, féministes, écologistes, internationalistes... Si une longue vie m'est assurée, peut-être écrirai-je 3 vies de femmes.
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