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La petite histoire du jeu éducatif

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« Jeux sérieux », quel drôle d’oxymore. Le jeu n’est-il pas défini par sa frivolité, sa gratuité et par le plaisir qu’il apporte ? Peut-on réellement apprendre en jouant ?
Pour répondre à ces questions, nous vous proposons de remonter aux origines du jeu éducatif à travers une sélection de jeux de carte ou de plateaux numérisés sur Gallica ainsi que de traités d’éducation qui font partie de la sélection sur l’école et l’éducation en France

Jeu historique de la France militaire

Le jeu a une place reconnue dans l’éducation depuis la Renaissance, comme l’atteste cette célèbre citation de Montaigne :

 comme de vray il faut noter que les jeux des enfants ne sont pas jeux, et les faut juger en eux, comme leurs plus serieuses actions 

Essais de Michel de Montaigne.... Tome 1 livre 1, chapitre 22, édition de 1783.

Le paradoxe apparent souligne combien le jeu est important dans le développement de l’enfant : c’est une activité sérieuse. De même, l’énumération savoureuse des  jeux de Gargantua illustre l’importance accordée au jeu dans l’éducation humaniste.

« Au flux,
A la prime,
A la vole,
A la pille,
A la triomphe,
A la picardie,
Au cent,
A l'espinay,
A la malheureuse,
Au fourby,
A passe dix,
A trente et un,
A pair et sequence,
A trois cens,
Au malheureux,
A la condemnade,
A la charte virade,
Au maucontent,
Au lansquenet,
Au cocu »  etc.

Œuvres de Rabelais. Tome 1, 1870-1873 

Au XVIIe siècle, le jeu acquiert une légitimité philosophique. Les deux grands théoriciens de l’éducation de l’époque, Comenius et Locke partagent une vision plus positive de l’enfance et reconnaissent l’importance éducative du jeu. Pour Locke, on doit mettre des jouets éducatifs dans les mains des enfants.
Mais quels sont les jouets éducatifs sous l’Ancien Régime ?
L’éducation a longtemps été l’affaire presque exclusive de l’Eglise. Il n’est donc pas étonnant que le premier jeu de cartes éducatives soit l’œuvre d’un moine cordelier allemand, Thomas Murner, au début du XVIe siècle (un jeu de carte sur la logique).

L’éducation des princes fait l’objet de multiples traités et productions. De nombreux jeux sont créés pour faciliter la mémorisation des futurs grands du Royaume.
Des jeux pour retenir les armoiries et blasons :


Vallet, Guillaume (1632-1704). Jeu d'armoiries, 1690.
 

ou pour favoriser l’apprentissage de l’Histoire :


Jouy, Étienne de (1764-1846). Jeux de cartes instructives. 2, Histoire de France. 1805-1808
 

Grâce aux jeux géographiques, le jeune Prince se familiarise avec les limites de son royaume et prend connaissance des nouvelles terres à conquérir. Les leçons de géographie constituent une initiation à la géopolitique et sont donc primordiales dans l’éducation des princes. La BnF conserve un ensemble représentatif de ces jeux instructifs :


Desmarets de Saint-Sorlin, Jean (1595-1676). Jeu de la géographie. 1644 
 

Les jeux instructifs destinés aux princes sont repris au XIXe siècle pour l’ensemble des enfants.
Le domaine militaire inspire toujours beaucoup les auteurs de jeu :

La massification de l’enseignement au cours du siècle suscite le déploiement de multiples méthodes pédagogiques pour enseigner la lecture ou le calcul, méthodes regroupées dans le cartable de l’écolier, partie du corpus sur l’école et l’éducation consacrée aux manuels scolaires. Certaines ressemblent beaucoup à des jeux.

Les éditeurs font miroiter un apprentissage facile du calcul :

Certains pédagogues se spécialisent dans la création de jeux pédagogiques comme Louis Gaultier : Prêtre. Pédagogue, auteur de manuels d'éducation et d'un système d'enseignement mutuel.


Gaultier, Louis (1746?-1818).  Jeu typographique pour apprendre à lire. 
 

 
Le jeu éducatif recouvre tous les domaines du savoir, même l’enseignement de la musique semble possible avec un jeu de bataille :

Les jeux évoluent. Le jeu de cartes mnémotechnique se transforme en jeu de plateau qui fait appel à la stratégie. Ce jeu de 1916 n’est pas sans évoquer le célèbre jeu Risk de 1957.

Dans tous les cas, il s’agit avant tout de transmettre des connaissances aux enfants par un moyen ludique. Or l’apprentissage va au-delà du savoir, l’éducation d’un enfant comprend de nombreuses étapes de développement. Depuis Pestalozzi, l’enseignement par les sens est une constante de la pédagogie et aura une influence primordiale sur l’éducation nouvelle. L’apprentissage de l’enfant commence par les objets concrets, par l’environnement immédiat de l’enfant. Il faut développer ses perceptions et ses facultés d’observation. Un nouveau champ est ainsi ouvert au jeu éducatif dont la définition devient extensive.
Tout jeu n’est-il pas en fin de compte éducatif car permettant la découverte des propriétés physiques de l’environnement (quoi de mieux qu’un jeu de construction pour s’initier aux lois de la gravité ?), le raisonnement logique, l’apprentissage de la sociabilité ou le développement de la motricité ?
Le jeu libre accorde la plus grande place à l’imaginaire de l’enfant et peut donc être considéré comme le plus éducatif. A l’école, il est le plus souvent circonscrit à la récréation, récréation conçue comme une mise en parenthèse de l’école, un délassement entre deux phases de travail.
Les images d’Epinal illustrent les jeux pratiqués par les garçons.

et par les filles :

Mais ces jeux libres sont rarement considérés comme pédagogiques, sauf par quelques éducateurs de la petite enfance qui leur ont accordé la place qu’ils méritent dans le développement de l’enfant.Friedrich Fröbel (1782-1852), le créateur des jardins d’enfants, fait un vibrant éloge du jeu, le plaçant au sommet des activités de l’enfance comme le faisait déjà Montaigne :

 «Le jeu est le plus haut degré du développement de l’enfant de cet âge.

L'éducation de l'homme, 1861. (édition française) 
Le regard sur l’enfance a profondément changé à la fin du XVIIIe siècle. Après avoir longtemps été marquée par le sceau du péché originel, la nature de l’enfant est enfin reconnue comme bonne. Dans la conception théosophique de Fröbel, le jeu permet à l’enfant de se révéler à lui-même les vérités profondes qu’il possède intuitivement.  

"On ne doit pas regarder le jeu comme une chose frivole, mais comme une chose d’une profonde signification. "

Fröbel, Friedrich (1782-1852), L'éducation de l'homme, 1861. (édition française) 

Fröbel conçoit un matériel pédagogique qui annonce celui de Maria Montessori. La balle est le premier don, en raison de sa valeur symbolique :

« le corps primitif, le germe d’où sort tout ce qui existe, le type et le principe de toutes les autres formes physiques. »

Les six dons de Froebel : manuel des jardins d'enfants. 1859.

Les réflexions et les pratiques de Fröbel sur les jeux ont un grand rayonnement dans la formation des enseignantes des salles d’asile en France. Cependant, les salles d’asile, œuvres philanthropiques dont l’objet premier est d’éviter aux enfants des ouvrières de grandir dans la rue, n’ont pas les moyens humains suffisants pour permettre aux enfants une telle liberté de jeu. Le modèle adopté est plutôt militaire et le programme d’enseignement de plus en plus calqué sur celui de l’école primaire.
Mais avec la transformation de la salle d’asile en école maternelle, et l’influence de grandes inspectrices des écoles maternelles, le jeu obtient droit de cité dans les petites classes. Fröbel exerce encore son influence à la fin du siècle, comme on le voit dans cet ouvrage de prolixes auteurs de manuels scolaires de la Troisième République :

« Froebel aime et comprend l'enfant, il aime et comprend la nature; mais, rêveur et Allemand, il mêle à la philosophie naturaliste, qui est au fond de sa méthode et lui donne l'âme et la vie, un étrange mysticisme dont son enseignement tout entier est comme imprégné. Il abuse des analogies poétiques; il fait du symbolisme à outrance. Bon nombre de ces continuateurs ont été séduits par ce mysticisme qui peut convenir aux nuageuses imaginations allemandes, mais dont notre esprit national, plus ferme et plus positif, exige que l'enseignement soit dégagé. »

Delon, Fanny, Delon, Charles (1839-1900). Exercices et travaux pour les enfants selon la méthode et les procédés de Pestalozzi et de Froebel : méthode intuitive (5e édition), 1897.  

La France s’inspire des apports pédagogiques de Fröbel avec méfiance en raison de la doctrine théosophique sur laquelle elle repose. Le tour de force de ces pédagogues sera de reprendre les jeux éducatifs de Fröbel au sein de modèles inspirés du positivisme.

Pauline Kergomard (1838-1925), inspiratrice de l’école maternelle de Jules Ferry, inspectrice générale des écoles maternelles de 1881 à 1917, définit le jeu comme le travail de l’enfant et tente de l’intégrer, en particulier pour l’école maternelle, comme la base de tout apprentissage, le jouet devenant le lien entre l’éducation maternelle initiale et celle dispensée au sein de l’école maternelle.

 Le jeu c’est le travail de l’enfant, c’est son métier, c’est sa vie. L’enfant qui joue à l’école maternelle s’initie à la vie scolaire, et l’on oserait dire qu’il n’apprend rien en jouant ? 

Kergomard, Pauline (1838-1925),  L'éducation maternelle dans l'école (2e édition), 1889.

Elle défend la nécessité de fournir des jouets aux enfants mais ces derniers peuvent être très rudimentaires.


Kergomard, Pauline (1838-1925), Brés, Henriette Suzanne (1855-1919).  L'enfant de deux à six ans : notes de pédagogie pratique (3e édition), 1928. 

 

En 1911, l’inspectrice des écoles maternelles Jeanne Girard crée officiellement le terme de jeu éducatif. Jeanne Girard, qui aura une grande influence sur l’évolution des écoles maternelles françaises de l’entre-deux-guerres, définit en fait le jeu éducatif comme un exercice scolaire, une initiation au travail. Cela ne l’empêche pas de définir aussi le jeu comme un moyen pour accroître l’autonomie des enfants et de développer toutes leurs facultés intellectuelles, physiques et affectives. Elle explique elle-même qu’il s’agit bien d’un exercice scolaire dont l’apparence est rendue par là-même moins rébarbative.

« L'enfant doit jouer, oui; mais toutes les fois que vous lui donnez une occupation qui a l'allure d'un jeu, vous donnez satisfaction à ce besoin et en même temps vous remplissez votre rôle éducatif. »
Girard, Jeanne (18..-19..). L'éducation de la petite enfance, 1908. 

Elle se réfère aux travaux  de Pauline Kergomard sur le jeu pour en infléchir le sens

« Que sera donc le jeu éducatif ? C'est celui qui répondra le plus exactement à l'idée qu'on peut s'en faire d'après cette définition: agir, apprendre, s'éduquer sans le savoir par des exercices qui récréent tout en préparant l'effort  du travail proprement dit.
Veut-on des exemples?
Si, dans une classe, on distribue à chaque enfant des cubes de bois en nombre quelconque, de façon qu'il puisse reproduire le modèle que son institutrice a fait à l'aide de cubes semblables, sur son bureau, — ou qu'il ait le moyen de copier le dessin fait au tableau ; à l'aide du souvenir qu'il a gardé d'un exercice précédent, le petit a bien l'idée qu'il va s'amuser, qu'il va jouer, puisque généralement la leçon se terminera pour lui par l'autorisation de faire ce qui lui plaît avec les cubes. »
Girard, Jeanne (18..-19..). Jeux éducatifs : méthode française d'éducation (2e édition), 1911.

Les exemples donnés par Jeanne Girard ressemblent bien plus à des exercices qu’à des jeux. C’est l’illustration parfaite de la ruse pédagogique : l’enfant pense que c’est un jeu car on lui donne des cubes qui ont donc l’apparence de jouets et en récompense, on le laisse jouer librement à la fin de l’exercice. Cela donne cependant l’impression d’un marché de dupe. Pourtant Jeanne Girard considère cette méthode comme doublement satisfaisante puisqu’elle répond à la fois aux attentes de l’enfant et de l’institutrice :

Ainsi se doit créer toute une méthode qui reposera sur l'idée du jeu (travail de l'enfant) avec des exercices ayant pour objet et pour résultat l'éducation (devoir de l'institutrice). 

Girard, Jeanne (18..-19..). Jeux éducatifs : méthode française d'éducation (2e édition), 1911. 

L'Éducation enfantine, la revue de l’éditeur Fernand Nathan créée en 1904, soutient cette nouvelle orientation de l’école maternelle. Fernand Nathan a créé sa maison d’édition en même temps que les  premières lois scolaires en 1881. Il se spécialise d’emblée dans l’édition scolaire et parascolaire et dans la publication d’ouvrages pédagogiques. Il sera le premier à se lancer dans la fabrication de jeux éducatifs en lien avec les préconisations de Jeanne Girard.
On voit dans cet ouvrage d’Henriette Brés, inspectrice générale des écoles maternelles, que cette pratique des jeux éducatifs a bien été adoptée dans les classes. Les institutrices peuvent acheter du matériel chez Fernand Nathan ou le fabriquer elles-mêmes en carton.

En 1925, Fernand Nathan s’associe avec Ovide Decroly, éducateur belge rattaché à l’éducation nouvelle, pour fabriquer ses boîtes de jeux. Ovide Decroly cherche à développer l’autonomie et les apprentissages de l’enfant à travers jeux et matériels pédagogiques. La transition entre le jeu pur et le travail pur se fait  par le jeu éducatif qui est de plus en plus complexe à mesure du développement de l’enfant.

Les jeux conçus pour les écoles, en particulier maternelles, gagnent peu à peu les familles qui espèrent favoriser ainsi la scolarité de leur enfant dès les années 1920.


Publicité pour Fernand Nathan dans le Meccano-magazine : publié dans l'intérêt des jeunes gens, de novembre 1929.

 

La presse témoigne de cet engouement mais aussi du développement d’une réflexion approfondie portée sur le jeu éducatif. Ce numéro de 1934 du journal de l’Armée du Salut insiste ainsi sur l’importance de fournir des jeux adéquats et de qualité aux enfants :

Ce numéro de décembre du journal Combat montre la forte prise en compte de la psychologie de l’enfant dans les jeux offerts au sein des familles. Les jeux éducatifs au sens large sont bien représentés.

Les jeux créés par Nathan, et par la suite par d’autres éditeurs, deviennent des classiques : lotos, dominos, puzzles, jeux d’encastrement ou de constructions. Leur production n’a pas cessé. Elle s’est même fortement amplifiée avec l’apparition des jeux électroniques : dictées magiques, quizz électroniques ont envahi les supermarchés avant l’apparition des jeux en ligne et des « serious games ». Si ces jeux donnent bonne conscience aux parents, amusent-ils autant les enfants ? La pédagogie s’est sûrement beaucoup enrichie grâce au jeu éducatif, au risque peut-être d’oublier le plaisir désintéressé du jeu.
 
 

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