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Madeleine Vionnet, architecte du tissu

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Oubliée du grand public mais admirée par les spécialistes de la mode, Madeleine Vionnet incarne une vision artistique de la haute couture magnifiant le corps de la femme moderne. À découvrir dans Gallica !

Madeleine Vionnet au travail (couverture Les Modes 1935).

Premières classes dans la haute couture

Madeleine Vionnet est engagée tout d’abord en qualité de première d’atelier par les célèbres sœurs Callot, dont on dit qu’elles ont élevé la couture au rang d’art à l’orée du 20e siècle. C’est une expérience fondatrice pour la couturière débutante qui affirme : « Grâce [aux sœurs Callot] j’ai été capable de réaliser des Rolls- Royce. Sans elle, je n’aurais jamais produit que des Ford ».
Madeleine Vionnet travaille ensuite quelques années chez Jacques Doucet, grand couturier, collectionneur d’art et mécène, à qui l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) doit une partie de ses collections. Chargée de rajeunir l’image de la marque, Madeleine Vionnet crée ses propres modèles et se démarque rapidement en demandant à ses mannequins de défiler pieds nus dans des sandales. Certaines de ses créations heurtent et des vendeuses vont jusqu’à refuser de montrer ses modèles aux clientes. 
 

Toilette de garden-party des soeurs Callot (1913) et robe du soir de Doucet (1924-25)
dans la Gazette du bon ton.

50 avenue Montaigne, lieu emblématique de la marque

Le désir d’indépendance se fait sentir et Madeleine Vionnet parvient en 1912 à ouvrir sa propre boutique, d’abord au 222 rue de Rivoli puis au début des années 20 dans un hôtel particulier qu’elle transforme en site de rencontres mondaines, de présentations de collections et de fêtes, au numéro 50 de l’avenue Montaigne, aujourd’hui un des lieux les plus emblématiques du luxe et de la haute couture à Paris.
L’hôtel de Lariboisière est le lieu de publicité de la marque. Des articles le décrivent précisément, son parcours élégant et son salon. Celui-ci, décoré par Georges de Feure, est un écrin pour les mannequins qui présentent les vêtements à heure fixe ou sur rendez-vous pour les clientes importantes. Dix à vingt-cinq femmes sont présentes en permanence. Elles défilent entre les fauteuils modernes des clientes s’inspirant des chaises curules romaines, sous une frise inspirée des processions représentées sur les temples grecs. L’œil attentif peut y reconnaître les propres modèles de Madeleine Vionnet.

Salon de la maison Vionnet avenue Montaigne (vers 1924)

Une créatrice soucieuse du bien-être de ses employés

A l’arrière du bâtiment, se trouve « l’usine », immeuble de verre et d’acier qui accueille une vingtaine d’ateliers et une centaine d’ouvrières. Certains parlent de « gratte-ciel », signe de leur enthousiasme pour cet immeuble à sept étages. Les conceptions hygiénistes de l’époque influent sur l’architecture de cet immeuble moderne dont le toit-terrasse devient « cure d’air ». L’air et la lumière circulent. Les ouvrières sont dotées de chaises et non de tabourets, ce qui prend toute son importance après 10 à 11h de travail journalier. Un réfectoire propose une nourriture variée. Un cabinet médical et dentaire existe sur le site où un médecin est présent et soigne gratuitement.
Les enfants des employés sont gardés à la crèche et profitent tous les ans de l’Arbre de Noël. Madeleine Vionnet est attentive à la formation de ses employés, que ce soit par la présence d’une bibliothèque ou du soin apporté à l’accompagnement des apprenties. Depuis 1919, il est obligatoire de former à leur métier les jeunes couturières au moins 3h par semaine. Madeleine Vionnet va plus loin et propose des cours de grammaire et d’arithmétique.

Un atelier moderne et lumineux (1923).

Le bien-être de ses employés est particulièrement important pour la couturière. Peut-être est-ce dû à sa jeunesse, notamment à Aubervilliers. Elève brillante rêvant d’être institutrice, elle doit arrêter ses études à 11 ans pour devenir apprentie couturière auprès de connaissances de sa famille. Madeleine Vionnet se marie à 18 ans et a une fille, qui meurt hélas en bas âge. À la suite de ce drame, elle amorce un changement de vie complet : divorcée, elle part vivre au Royaume-Uni. D’abord lingère dans un asile dans le Surrey, elle intègre des maisons de couture londoniennes avant de rentrer à Paris.
Ce parcours douloureux, à propos duquel elle est discrète, l’incite peut-être à adopter des mesures sociales et à être particulièrement attentive aux enfants. Elle instaure ainsi des congés payés, maladie et maternité. Les ateliers Vionnet sont peu en grève. En 1936, une couturière raconte même que Madeleine Vionnet a poussé ses propres employés à arrêter le travail pour que les couturières des autres maisons bénéficient des avantages dont elles-mêmes disposaient déjà, comme les congés payés. Néanmoins, L'Humanité, journal socialiste, se fait l’écho de voix plus discordantes.
 
Il est certain en tout cas que Madeleine Vionnet a toujours été consciente de l’importance de ses « petites mains » pour la création de vêtements exceptionnels qui épousent les courbes féminines sans bouton ni couture apparente.

La Renaissance de l'art français et des industries de luxe, janvier 1926

Madeleine Vionnet, artisane du tissu

La créatrice développe au fil des années une méthode de création bien à elle. Elle ne recourt ni à des croquis préparatoires, ni à des dessins et encore moins à des mannequins vivants, comme il est d’usage, mais travaille directement sur des mannequins articulés en bois à partir de tissus de forme géométrique. Cet amour de la matière l’engage à demander des tissus spécialement faits pour elle. C’est en assemblant et en pliant ces tissus que Madeleine Vionnet devient une véritable architecte de la couture :
« Elle fait de ses fameuses robes une première ébauche miniature qu’elle taille dans de la toile de coton et drape sur un petit mannequin articulé en bois. Le vocabulaire courant de la couture semble avec elle inutilisable. Ce n’est point « exécuter » qu’il faut dire à son propos mais « construire ».

« Il y a en Madeleine Vionnet un sculpteur, un architecte, un géomètre. »

Couverture de février 1935 de la revue Les Modes.

Madeleine Vionnet se distingue ainsi au fil des années par sa grande technicité dans le domaine de la couture ; elle devient la reine des plis et des drapés. Ces choix stylistiques permettent de souligner les courbes et formes de la femme tout en laissant une grande possibilité de mouvements. Son innovation majeure est bien sûr la coupe en biais, jusque-là réservée aux doublures de corsage, qu’elle utilise pour sa part pour draper l’ensemble d’un vêtement. Création de génie ! Ses robes, sans baleines ni agrafes, permettent aux silhouettes féminines une certaine émancipation à l’égard des entraves dont les affublaient les modes précédentes.

Vogue, mai 1926

Un mot pourrait en effet définir la vision de la mode de Madeleine Vionnet : libération. Celle d’abord des « armures artificielles » qui déforment et brident le corps de la femme. Celui-ci, dépourvu « de cuirasse », doit être mis en valeur dans ses qualités et respecté par la pratique d’une hygiène de vie et d’exercices physiques. Si on porte souvent au crédit de Paul Poiret l’amorce de la modernisation de la lingerie féminine, à commencer par la suppression du corset, précisons que Madeleine Vionnet en est véritablement le précurseur. En effet, elle ne le remplace pas par une gaine ou un autre « tuteur ». N’ayant jamais supporté elle-même les corsets, « chose orthopédique », elle ne souhaite pas les imposer aux autres femmes. Cette innovation est déterminante car le corset entrave les mouvements de la femme au travail et dans l’espace public. 

La Gazette du bon ton n°9, 1924-1925

Libération également des carcans prescriptifs qui imposent une seule mode. Madeleine Vionnet revendique en effet la diversité dans ses créations, dans le but de mettre en valeur le corps de toutes les femmes : « J’affirme la nécessité d’autant de modes qu’il existe de catégories de femmes différentes.»
 
Libération enfin des matériaux, à commencer par les tissus eux-mêmes avec lesquels elle conçoit ses créations : « J’ai prouvé qu’un tissu qui tombait librement sur un corps sans cuirasse était le spectacle harmonieux par excellence. » Inspirée par l’art de la danseuse américaine Isadora Duncan, dont la liberté et le refus des carcans marquèrent l’histoire de la danse moderne, Madeleine Vionnet prône les mouvements libres et souples d’une tenue sans entraves.

Isadora Duncan, d'après Paul Berger, 1900

Un style épuré

Le classicisme, celui des longues toges romaines droites et des drapés grecs, l’inspire sans cesse. Passionnée d’Antiquité, elle se rend en effet souvent au musée du Louvre pour observer les œuvres de cette période. Lors de la Première Guerre mondiale, elle ferme sa maison de couture et part à Rome. Madeleine Vionnet modernise ce style antique et en fait un des sommets de la mode de l’entre-deux-guerres, à l’extrême opposé des tenues de la Belle Époque.

« Vionnet s’attache à la ligne grecque », Vogue, octobre 1924

Madeleine Vionnet épure cet héritage pour créer un art moderne, à l’image d’un Le Corbusier fasciné par Athènes. Elle soutient l’art de son époque et s’entoure des designers Pierre Chareau et Jean-Michel Frank dans sa villégiature à Sanary, la Villa blanche. Notons d’ailleurs qu’au Salon des artistes français de 1922 où artistes et designers montrent leurs créations, Madeleine Vionnet est présente.   

Vogue, mars 1926

Robe blanche, drapé grec, en odalisque : dessin, Madeleine Vionnet

 « Proportion, mouvement, équilibre, vérité », voilà selon Madeleine Vionnet, les quatre piliers qui caractérisent son école.
 
La styliste conçoit des tailleurs, des manteaux, des pyjamas mais ce sont surtout ses robes, appréciées pour leur classicisme épuré et leur sobre élégance, qui ont fait sa réputation. Pas de fioritures ou d’accessoires inutiles, mais parfois tout de même des formes géométriques, des entrelacs ou des motifs décoratifs sur le tissu. La construction très étudiée de la coupe et la parfaite maîtrise du tissu suffisent la plupart du temps à dessiner la silhouette. Beaucoup plus sensible à la forme architecturale qu’à la couleur, sa préférence va à la pureté des teintes unies, le noir et le blanc en particulier.

 

La Gazette du bon ton : art, mode et frivolités, 1924-1925

 

Robe velours et dentelle noirs, photographiée par André Durst, Vogue, octobre 1936

 « Ma formule personnelle est celle de la robe qui est belle parce que seulement bien coupée », affirme-t-elle.
 
Ses robes de mariage sont prisées des aristocrates de l’entre-deux-guerres, lors d’événements médiatisés relayés par les journaux de l’époque dans les pages dédiées à la mondanité.

Toilettes de Vionnet, Les Modes, avril 1935

Ses robes de tous les jours sont portées par les élégantes lors de sorties aux courses, à Chantilly par exemple. Elles deviennent l’incarnation de l’image que l’on se fait de la robe moderne, portée par la femme moderne, une image de cinéma en somme. De grands noms relaient la renommée de Madeleine Vionnet comme la duchesse de Sforza, la courtisane Liane de Pougy et l’actrice Cécile Sorel de la Comédie-Française, notamment lors d’une tournée à l’étranger.  
 
Ses robes du soir, amples et drapées, eurent un très grand succès : robe en lamé argent, robe en crêpe de soie blanc, robe en dentelle sur fond de velours noir, robe à danser en tulle blanc, toutes sont sublimes par leur élégance classique.

Photographie par Horst (Vogue, octobre 1935) et dessin par Carl Erickson (Vogue, octobre 1936).

Madeleine Vionnet, pionnière du concept de la griffe

La créatrice a conscience que sa couture est un art, qu’il lui faut défendre. Elle remporte un procès historique suivi attentivement où les contrefacteurs de ses modèles sont condamnés.  
Elle essaie d’entraîner d’autres couturiers dans sa lutte pour la protection de la propriété artistique. En 1923, la PAIS (Protection artistique des industries saisonnières) est créée, suivie d’une deuxième association. Le but est d’étendre la pratique de Madeleine Vionnet : elle crée des albums de copyright où tous ses modèles sont photographiés de face, de profil et de dos, avec une date et un numéro de série.

Vogue, décembre 1925

Elle va ainsi développer une griffe apposée sur chacune de ses créations. Y sont présents son logo, sa signature manuscrite et même son empreinte digitale. Il est ainsi possible de renvoyer la griffe à la maison Vionnet pour vérifier son authenticité.

Vogue,juin 1924

Son logo est révélateur de son art, à la fois inspiré par la colonne antique et par la grande étoffe plissée inspirée du relief Ludovisi mais également de plein pied dans la modernité par le personnage chauve qui rappelle le futurisme italien dont se réclame Thayaht, créateur du logo.
Dans sa communication, Madeleine Vionnet ne cesse d’insister sur la protection de ses œuvres. Ces publicités dans la presse sont assorties d’un rappel sur l’interdiction de la copie, mention qui apparaît également sous son logo sous différentes formes. La créatrice cherche même à contrôler l’entrée des personnes qui assistent à ses présentations par peur de l’espionnage.
 
En 1929, tout comme Jeanne Paquin et Jeanne Lanvin quelques années auparavant, Madeleine Vionnet se voit attribuer la Légion d’honneur en récompense de son travail. Elle obtient le grade de chevalier sous son nom d’épouse, Netchvolodoff, car elle s’est remariée quelques années auparavant avec ce séduisant Russe blanc beaucoup plus jeune qu’elle. Elle est promue officier dix ans plus tard, quelque temps avant son divorce.

La Renaissance de l'art français et des industries de luxe, 1926

Une créatrice discrète mais source d’inspiration

La Bibliothèque historique de la ville de Paris conserve des collections remarquables concernant l’activité de Madeleine Vionnet dont de très nombreux modèles dessinés sont numérisés et consultables à partir de Gallica.
Dès 1952, ses collections, aujourd’hui conservées au musée des Arts décoratifs, sont reconnues comme faisant partie du patrimoine artistique français. Non seulement Madeleine Vionnet fait don à l’Union française des arts du costume de robes, de patrons et d’albums de copyright mais elle tient à partager aussi ses livres de compte et des ouvrages de sa bibliothèque. Pour Madeleine Vionnet, décidément pionnière, la mode est une création artistique unique nourrie de références artistiques, au service d’une entreprise commerciale.

Portrait de Madeleine Vionnet, Vogue, 1er mars 1926

En 1939, Madeleine Vionnet ferme sa maison. Son fonds est alors dispersé à l’hôtel Drouot en décembre 1940.  
 
Sans doute considère-t-elle que son œuvre est si liée à son créateur que sa maison ne peut être reprise, contrairement à Coco Chanel par exemple. Commence alors une retraite active où elle apprend le piano et le russe, jardine et donne des cours de biais, sa spécialité, à l’Ecole Saint-Roch.   

Vogue, 1er mars 1926

La tentative de relancer la marque à la fin des années 1980 échoue puisque la maison se déclare en liquidation en 2018. En effet, de nos jours, le nom de Madeleine Vionnet semble oublié du grand public. Sans doute est-ce dû à la grande discrétion dont elle a fait preuve toute sa vie, s’effaçant souvent derrière son travail, au détriment de son image publique, contrairement à Coco Chanel par exemple. Pour autant, Madeleine Vionnet est encore aujourd’hui vénérée par les créateurs contemporains et les historiens de la mode.

 « Je ferai des robes sur une île déserte. »

Olivier Saillard, commissaire de l’exposition de 2009-2010 au musée des Arts décoratifs, voit l’œuvre de la couturière comme de la « quasi sorcellerie » car dit-il « certaines robes tiennent sur un fil [quand] d’autres n’ont l’air de rien à plat mais se révèlent sur le corps ». La grande designer Andrée Putman réalise la scénographie de cette exposition, elle qui a contribué à faire redécouvrir les grands noms du design contemporains de la couturière, comme Jean-Michel Frank, Eileen Gray ou encore Pierre Chareau. 
 
De nombreux couturiers sont influencés par son travail, comme Hubert de Givenchy, John Galliano, Issey Miyake et Jean-Paul Gaultier. Lors d’une interview en 1974, Karl Lagerfeld déclare : « Tout le monde, qu’il le veuille ou non, est influencé par Vionnet ». Le styliste japonais Yohji Yamamoto se dit quant à lui « à la recherche de son ombre ».

Robe de Madeleine Vionnet, Vogue, janvier 1931

Pour aller plus loin :

Retrouvez la série Créatrices de mode avec Jeanne Paquin, Jeanne Lanvin et Elsa Schiaparelli.

Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité
Voir tous les billets de la série

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