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Auguste Blanqui, L’éternité par les astres

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Il y a précisément 150 ans, Auguste Blanqui, figure socialiste téméraire de ce siècle de révolutions que fut le XIXe siècle, fit paraître ce qui sera le seul ouvrage publié de son vivant. Plutôt qu’une somme politique, comme on pourrait s’y attendre, c’est une « hypothèse astronomique » : L’éternité par les astres. Le manuscrit conservé à la BnF révèle les circonstances extrêmes de sa composition.

Auguse Blanqui, L'éternité par les astres, manuscrit autographe. BnF, Manuscrits, NAF 9585, f. 214r

Fondateur du journal Ni Dieu ni maître, insurgé contre la monarchie, conspirateur de premier ordre, celui qui a été l’inspirateur de la Commune de Paris, Auguste Blanqui (1805-1881), a mené toute sa vie et sur tous les fronts les luttes pour l’égalité sociale. C’est d’ailleurs ce qui lui valut de passer plus de la moitié de sa vie en prison, quarante années faites de vingt séjours, trois condamnations à mort et une déportation. C’est de cette condition carcérale que lui vient son surnom : « L’Enfermé ».

Accusé, levez-vous. Comment vous appelez-vous ? — Louis Auguste Blanqui. — Quel âge avez-vous ? —Soixante-sept ans. — Quel est votre domicile ? — La prison.
Gustave Geffroy, L’Enfermé, Paris : G. Crès et Cie, 1926, tome I, p. 173

 

Ernest Appert, portrait carte-de-visite d'Auguste Blanqui, vers 1870. BnF, Estampes et photographie, NA-110-4

Bien qu’ayant élaboré sur le terrain une pensée radicale, Blanqui ne se rattacha à aucune théorie politique, ni à aucun courant intellectuel. Ni socialiste utopique, ni marxiste, ce partisan de l’insurrection fut pourtant dans l’imaginaire de tous ses contemporains, car présent dans tous les combats révolutionnaires. Flaubert ne s’y trompa pas, en lui consacrant une entrée de son projet de Dictionnaire des idées reçues :

Insurrection : Le plus saint des devoirs. (Blanqui) 

On sait tout ce qui pouvait politiquement éloigner Flaubert de l’agitation que représentait Blanqui ; celui-ci, s’il n’avait été arrêté le 17 mars 1871 par le gouvernement d’Adolphe Thiers, eût sans nul doute été au cœur de l’insurrection née du Siège de Paris. Karl Marx fit d’ailleurs de Blanqui l’élément capital du destin de la Commune, qu’il aurait pu faire basculer :

La Commune, à maintes reprises, avait offert d'échanger l'archevêque et tout un tas de prêtres par-dessus le marché, contre le seul Blanqui, alors aux mains de Thiers. Thiers refusa obstinément. Il savait qu'avec Blanqui, il donnerait une tête à la Commune.
Karl Marx, La Guerre civile en France (la Commune de Paris).

 

Bruno Braquehais, La colonne Vendôme mise à bas pendant la Commune. BnF, Estampes et photographie, EO-149-BOITE FOL A

C’est dans ce contexte que Blanqui rédige L’éternité par les astres. Lors de ses précédents séjours en prison, il avait déjà réussi à organiser les mouvements révolutionnaires et n’avait cessé d’écrire. Au fil de ses enfermements successifs, il avait développé des techniques de calligraphie, d’encre secrète et de cryptage de lettres afin de contourner la censure. Cette fois-ci, pour éviter toute communication de Blanqui avec la Commune, il est transféré, lors de la Semaine sanglante de mai 1871, au Château du Taureau dans la baie de Morlaix. Là il subit une détention des plus dures, soumis à une surveillance permanente, maintenu dans l’isolement total, interdit de communication avec l’extérieur.
 

Jules Duclos, Fanal et fort du Château du Taureau, rade de Morlaix, 1873. École nationale des Ponts et chaussées
 

 

Malgré ces conditions, Blanqui arrive pourtant à écrire. À travers la lucarne de sa cellule, le spectacle de la révolution des astres occupe ses pensées, tandis qu'une autre révolution semble s'annoncer à l’extérieur de sa prison. « Je me réfugie dans les astres où l’on peut se promener sans contrainte », écrit-il à sa sœur. C’est ainsi qu’il compose L’éternité par les astres.

Sur 21 petits rectangles de papier de 10 x 13 cm, Blanqui empile entre 45 et 50 lignes d’une écriture serrée, à l’encre brune, ménageant entre chaque ligne de minces interlignes afin de pouvoir écrire au verso sans rendre illisible le texte par la transparence du papier et la superposition des encres. Le résultat est saisissant, et la numérisation trouve ses limites pour rendre compte de l’échelle du document et de la folie soigneuse qui a dû présider à la confection de ce manuscrit, probablement composé aussi afin de ne pas perdre l’esprit.

Vue à l’échelle du manuscrit de L’éternité par les astres. NAF 9585, f. 225

Mention du contexte de l’écriture du manuscrit : « Fort du Taureau, 10 novembre 1871 ». NAF 9585, f. 233

C’est pour être soustraits à la censure, cachés sur soi et transmis à l’extérieur que ces billets doivent être de petite taille et que Blanqui a développé depuis des années cette écriture en « caractères microscopiques » que l’on ne peut lire qu’à la loupe. C’est lors de son transfert sur Paris pour être jugé, au début de 1872, que Blanqui confie à sa sœur le manuscrit de L’éternité par les astres dans un pli où il détaille tous les manuscrits envoyés :

Lettre d’Auguste Blanqui à sa sœur, NAF 9585, f. 210

De manière frappante Blanqui précise à sa sœur : « le manuscrit n°2, L’éternité par les astres, en 53 pages, doit être imprimé à présent, tout de suite, le plus promptement possible ». Étrange répétition et singulier empressement, qui s’accentue lorsque Blanqui donne ses instructions pour la publication de l’ouvrage :

À mon grand désespoir, tu n’as jamais voulu faire attention à ce malheureux manuscrit qui était dans la caisse. Tu l’y as laissé dix jours, sans regarder. Je n’en dormais pas. Tu n’as jamais voulu comprendre que j’ai fait cet ouvrage là-bas, pour me défendre contre le danger que je voyais menaçant. Tout mon secours, toute ma défense étaient dans cet ouvrage (…) quand je t’ai parlé de mon manuscrit en te disant ce que c’était, tu m’as répondu qu’on me prendrait pour un fou.

Et de fait, la spéculation de Blanqui sur une infinité de mondes faits de sosies et le ton qu’il emploie pour défendre son texte font craindre pour la santé mentale de l’Enfermé. Blanqui détaille alors la manière d’aborder le libraire Germain-Baillière pour lui demander « l’impression immédiate, tout de suite, tout de suite » de 50 exemplaires de L’éternité par les astres, ainsi que de 1500 exemplaires d’un autre texte d’astronomie adressé au président de l’Académie des Sciences.
À lire la lettre de Blanqui, il semble y avoir là une urgence aussi périlleuse que celle des moments les plus décisifs d’une révolution. Toute sa défense s’y trouve, a-t-il dit, mais aussi toute sa pensée. Pourtant il s’agit bien d’un texte d’astronomie. C’est d’ailleurs l’objection qu’il craint de la part de l’éditeur : « Peut-être dira-t-il que ce n’est pas sa spécialité. Dites-lui que si, par le côté métaphysique de l’astronomie. Avertissez-le que c’est tout-à-fait étranger à la politique et très modéré en tout. »
 

Auguste Blanqui, L'éternité par les astres: hypothèse astronomique, Paris, Germain-Baillère, 1872. BnF, Arsenal, BR-11396

C’est là l’étonnant paradoxe : alors que le livre est le premier que Blanqui, âgé de 67 ans, fait paraître, cet ouvrage est en apparence totalement étranger aux luttes sociales. Dans la lettre, Blanqui refuse pourtant que le manuscrit soit communiqué à Camille Flammarion, le célèbre défenseur d’une astronomie populaire et des spéculations scientifiques, et ne consent qu’en deuxième instance, en cas de refus de l’éditeur Germain-Baillière, à contacter Maurice Lachâtre, l’éditeur libertaire qui, de 1872 à 1875, fut le premier éditeur du Capital de Karl Marx en France.

Le Capital, par Karl Marx ; traduction de M. J. Roy, entièrement révisée par l'auteur. Paris, Maurice Lachâtre, 1872. BnF, Réserve des livres rares, RES M-R-191

Quelle est donc cette révolution cachée aux yeux des geôliers du Fort du Taureau ? Le texte de Blanqui, inspiré par l’édifice de la cosmologie de Laplace et son Système du monde daté de 1796, en expose les principes tout en avançant sa propre « hypothèse astronomique » : dans un univers a priori infini composé de corps simples, où, comme Mendeleïev commençait à l’établir en chimie, tout est composé d’un nombre fini de combinaison d’atomes, l’univers est voué à répéter les mêmes structures, répliquant la Terre en de nombreuses copies où se répètent indéfiniment l’histoire avec une infinité de variantes : certaines où les Anglais ont perdu Waterloo, d’autres où Bonaparte a perdu la bataille de Marengo.  L’histoire ne cesse ainsi de bifurquer, et la fatalité de se dissoudre dans cet infini des possibles créé par ces considérations astrophysiques.

 Exposition du système du monde, par P. S. Laplace [...], Seconde édition [...], Paris, J.-B.-M. Duprat, an VII [1798-1799]. BnF, Réserve des livres rares, RES M-V-312 (3,2)

Ce délire des sosies, bien avant qu’un médecin en fasse un syndrome (ledit syndrome de Capgras), va fasciner les écrivains. Elle trouvera particulièrement des échos chez Jorge Luis Borges, dans son « Histoire de l’éternité », où Blanqui côtoie Nietzsche parmi les grands penseurs d’un « éternel retour », mais aussi dans nombre de ses fictions. Avec son ami Adolfo Bioy Casarès, qui utilisera lui aussi dans L’invention de Morel l’idée des sosies, ils écrivent alors à quatre mains, sous le pseudonyme collectif de Bustos Domecq, une histoire proche de celle de la conception du manuscrit de L’éternité par les astres : celle d’un détective « dont certains affirmaient qu’il était anarchiste », résolvant dans son cachot les enquêtes, ces chemins qui ne cessent de bifurquer, comme les astres et les atomes ne cessent de se recombiner.

Paragraphe 341 du Gai savoir de Nietzsche sur l’éternel retour (traduction d’Henri Albert), Paris, Société du Mercure de France, 1901

Pourtant cette « astronomie métaphysique », qui reprend quelque chose de la pluralité des mondes de Giordano Bruno, a une portée réellement politique. Walter Benjamin ne s’y trompe d’ailleurs pas en faisant de Blanqui l’équivalent de Baudelaire, et de L’éternité par les astres « la plus terrible des accusations contre une société qui jette au ciel comme projection d’elle-même cette image du cosmos » (lettre à Horkeimer, 6 janvier 1938).
 

Charles Baudelaire, portrait d'Auguste Blanqui, in Dessins de Baudelaire, reproduits en fac-similé par D. Jacomet et Cie ; avec un avertissement et des notes de Jacques Crépet. Gallimard, 1927. BnF, Estampes et photographie, AD-28 (C)-PET FOL

C’est en effet une révolution par rapport à la philosophie de l’histoire qui prévalait alors, religieuse ou positiviste, socialiste ou métaphysique : vision linéaire de l’histoire orientée vers une fin, selon une logique où l’on ne cesse de promettre de nouveaux commencements. « Au fond elle est mélancolique cette éternité », confie Blanqui dans son texte, faisant comme par avance le deuil de toutes les promesses révolutionnaires plaçant autrement qu’au présent la réalisation de l’égalité réelle.

L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations.

À l’opposé d’un temps linéaire, d’un Esprit s’accomplissant dans l’histoire comme chez Hegel, d’un Progrès élevé à la dignité théologique, Blanqui propose donc une « hypothèse » où tout revient sans cesse, où tout est toujours déjà advenu et se produira à nouveau. Pensée vertigineuse qui semble en opposition avec la conception de la révolution comme rupture et fondement sans précédent. Et pourtant, en rompant avec cette conception progressiste de l’histoire, Blanqui change de référentiel politique, ouvre l’avenir à ses possibles, et inscrit l’événement révolutionnaire hors de toute « fatalité ».
Retirer la question de la finalité et du sens de l’histoire à travers cette considération astronomique est un des tours de force auquel Walter Benjamin fut attentif, tant dans son livre sur Baudelaire que dans celui sur Paris au XIXe siècle (Le livre des passages), et jusqu’à ses ultimes thèses sur l’histoire, publiées en 1947 de manière posthume en France dans la revue Les Temps modernes.

Carte de lecteur de Walter Benjamin à la Bibliothèque Nationale. Archives de la Bibliothèque nationale de France.

Le cosmos demeure certes dans l’imaginaire politique, et l’étoile conserve une symbolique prophétique et annonciatrice. Du journal du décabriste Ryleïev L’étoile polaire, au début du XIXe siècle, jusqu’au mouvement afrofuturiste voyant récemment dans le cosmos un moyen d’émancipation des imaginaires de la colonisation, la représentation du cosmos met en jeu une dimension du politique, littéralement cosmo-politique. Pour le philosophe contemporain Frédéric Neyrat, à travers la réception de Benjamin s’élabore ainsi à travers une révolution cosmologique la perspective d’un « communisme du lointain ».
 

Edgar Allan Poe, Eurêka (traduit par Charles Baudelaire), Paris, Michel Lévy Frères, 1864, BnF, Réserve des livres rares, SMITH LESOUEF R-7434

Il est singulier que ce soit un révolutionnaire politique comme Blanqui qui ait émis l’hypothèse si incroyable d’un multivers telle qu’on la retrouve aujourd’hui dans certaines théories cosmologiques. On rencontre un phénomène comparable au XIXe siècle avec Edgar Allan Poe, écrivain qui répondit par une hypothèse féconde à l’explication de la nuit noire (paradoxe d’Olbers) : dans un univers infini, la lumière des étoiles devrait nous parvenir en permanence, de tous les points de l’espaces et nous aveugler en permanence ; or ce n’est pas le cas.

La seule manière de rendre compte des vides que trouvent nos télescopes dans d'innombrables directions est de supposer cet arrière-plan invisible placé à une distance si prodigieuse qu'aucun rayon n'ait jamais pu parvenir jusqu'à nous.

Edgar Poe a ainsi l’intuition de l’âge fini des étoiles et de la limite de la vitesse de propagation de la lumière, ce qui rend compte de ce paradoxe inapparent que la nuit est noire. C’est à nouveau une intuition poétique qui donne à l’astrophysique une de ses clés. Cosmologie, poétique et politique se mêlent ainsi au fil du temps, loin des partages modernes qui nous font imaginer des savoirs séparés les uns des autres.

Pour aller plus loin :

 

 

 

 

 

 

 

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