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Le slip léopard fait-il mauvais genre ?

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20 juin 2024

C’est ainsi qu’en 1938, un jeune sportif soucieux de son apparence et sensible à l’air du temps s’enquiert auprès de Jean-Claude, la revue de l’homme moderne des codes vestimentaires à appliquer en bord de piscine parisienne. On vous dit tout des dessous d’une petite tenue sportive.

Junior, 26 août 1937

La réponse du courrier du cœur est réprobatrice. On sait combien la charge symbolique d’un vêtement peut-être proportionnelle à la légèreté de celui-ci, comme le montrera le "ridicule, l’amusant, le microscopique, l’indécent petit bikini" lancé par Louis Réard à la piscine Molitor en 1946.

Jean-Claude, 1 février 1938

Le carrelage froid d’une piscine parisienne n’est pas le podium d’un défilé de mode, mais l’inclinaison du nageur gourmandé pour l’imprimé panthère n’est ni le fruit du hasard (fût-il celui transitoire et fugitif de la mode), ni pure coquetterie. Il suit une tendance lancée par un prescripteur lui-même fervent des piscines et habitué des podiums : le champion olympique américain Johnny Weissmuller (1904-1984).

Cinémonde, 1er septembre 1932

Car l’imprimé léopard des grands boulevards parisiens évoque Tarzan, roi d’une jungle africaine de studio, incarné au cinéma en 1932 pour la première fois – dans un film parlant – par Johnny Weissmuller que Cinémonde décrit ainsi :

Cinémonde, 1er septembre 1932

Johnny, l’idole des jeunes, a bandé ses muscles et étoffé son palmarès de superstar de la natation dans les bassins du monde entier, notamment dans la parisienne piscine des Tourelles où il remporte aux Jeux olympiques de 1924 le 100m nage libre, le relais 4x200 m par équipe ainsi que l’épreuve du 400 mètres nage libre lors de laquelle il pulvérise le record olympique en 5 minutes et 4 secondes. Il faudra attendre les Jeux de 1972 pour voir son record olympique tomber.

Weissmuller, nageur américain, photographie de presse, Agence Rol, 1924

Comment passe-t-on du dos crawlé d’un "prestigieux triton" aux exploits subaquatiques d’un homme-singe ? La geste hollywoodienne narrée par Cinémonde est d’une logique confondante :

[...] N’importe quel acteur ordinaire se trouvera[it] gêné en se sentant devant la caméra seulement vêtu d’une peau de panthère. Tandis que Johnny, lui, il a l’habitude de paraître en public avec un slip, et cela ne le troublera[it] pas… 

Si le prestigieux champion olympique peut jouer Tarzan, c’est qu’il a l’habitude d’être fort peu vêtu : un rien l’habille. Qu’importe le motif, pourvu qu’on porte le slip. Le motif pourtant importe, et dans le cas du slip panthère, il est même particulièrement signifiant

Car Johnny Weissmuller n’est pas le premier athlète à le porter : il est précédé par le viril cortège des hommes forts, lutteurs, dompteurs du monde du spectacle de la fin du XIXe siècle qui ont opté pour le costume félin, mais surtout par Eugen Sandow (1867-1925) dont le slip léopard constitue l’accessoire fétiche.

La Vie au grand air, P. Lafitte, Paris, 8 avril 1899

Sandow est un athlète allemand, pionnier du culturisme. Il revendique sa fascination pour la statuaire antique et modèle sa propre légende d’Hercule moderne en s’exhibant volontiers en peau de bête. En effet, le slip léopard figure par métonymie la dépouille du lion de Némée, le trophée du chasseur victorieux après un affrontement héroïque. L’illustrateur Gustave Doré (1832-1883) jouait déjà sur le mode mineur cette appropriation vestimentaire de la peau du lion.

Hercule et le lion de Némée, estampe, Marc-Antoine Raimondi

Une anecdote circule d’ailleurs dans la presse. Elle relate que Sandow fit bien mieux que l’Hercule originel lorsqu’il fut engagé pour se battre contre un lion, car à peine l’athlète entré dans la cage, "le lion se blottit dans un coin et se prit à trembler de tous ses membres".
La presse répète ad libitum cette analogie triomphante avec les modèles antiques, comme le titre sportif L’Auto en octobre 1904 qui fait de Sandow le "type peut-être le plus remarquable de beauté masculine qui ait jamais existé (…) laiss(ant) loin derrière lui l’Hercule Farnèse et son aspect affaissé."

L’Hercule Farnèse, photographie, Gabriel de Rumine

Sandow est aussi un homme de spectacle, un homme d’affaires et un pédagogue : son école de culture physique londonienne est ainsi visitée par l’abbé Didon, qui n’est autre que le père de la devise olympique "Citius, altius, fortius", et il laissera par antonomase son nom aux lanières de caoutchouc qu’il utilisait dans sa méthode de musculation.

Armour & Cie, affiche, Albert Guillaume, Agence pour la France, Paris

Mais il est surtout, dans le cas qui nous intéresse, l’inspirateur d’Egard Rice Burroughs, le créateur de Tarzan, qui eut l’occasion de l’admirer lors d’une performance mémorable à Chicago à l’Exposition universelle de 1893. Et qui fut le héros d’enfance de Johnny Weissmuller ? Tarzan !

La boucle est bouclée et le slip, enfilé.

Pour aller plus loin

L'Olympiade Culturelle est une programmation artistique et culturelle pluridisciplinaire qui se déploie de la fin de l’édition des Jeux précédents jusqu’à la fin des Jeux Paralympiques.
La série "Histoire du sport en 52 épisodes" de Gallica s'inscrit dans la programmation officielle de Paris 2024.

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